Calmann-Lévy (p. 119-129).


XIV


Jean avait monté à pied le coteau de Bellevue. C’était à l’approche du soir. La rue du village, bordée de ronces et de chardons, grimpait entre des murs bas. Devant lui, les bois se perdaient dans un lointain bleui ; à ses pieds s’étendait la ville, avec son fleuve, ses toits, ses clochers et ses dômes, la ville énorme et fumeuse, qui avait allumé les désirs de Servien au gaz des théâtres et nourri ses fièvres dans la poussière des rues. Au couchant, une bande pourprée unissait le ciel à la terre. Une paix délicieuse descendait sur la campagne avec les lueurs tremblantes des premières étoiles. Mais ce n’était pas la paix que Jean Servien venait chercher.

Encore quelques pas sur la chaussée pierreuse, et voici la grille tapissée de vigne vierge, telle qu’on la lui a décrite.

Il la regarde longuement, avec piété. Il admire, à travers les barreaux, entre les branches sombres d’un arbre de Judée, un pavillon blanc à perron de pierre, orné de deux vases bleus. Rien ne bouge aux fenêtres, rien sur le sable de l’allée ; ni voix, ni souffles, ni bruits de pas. Et pourtant, après une longue contemplation, il s’en va presque heureux, l’âme remplie.

Il attendit sous les vieux noyers de l’avenue l’heure où les fenêtres s’éclairent une à une dans la nuit sombre, puis il revint sur ses pas. Comme il passait devant la gare où quelques personnes se hâtaient à l’approche du train, il vit dans cette confusion une grande femme en mantille embrasser une jeune fille qui partait. Ce visage clair sous la mantille, et ces longues mains fines, qui semblaient nues par volupté, comme il les reconnut ! comme il vit cette femme tout entière en un moment ! Ses genoux fléchirent. Il sentit quelque chose de doux, comme s’il allait cesser d’être. Non ! il ne savait pas qu’elle fût si belle, ni qu’elle eût tant de prix ! Et il avait cru l’oublier ! Il avait cru pouvoir vivre hors d’elle, comme si elle n’était pas à elle seule le monde et la vie !

Elle prit la ruelle qui conduisait à sa maison. Elle marchait d’un pas brusque en laissant traîner sa robe qui s’accrochait aux ronces et qu’elle dégageait en ramenant la main en arrière par un mouvement brutal.

Jean, derrière elle, se frottait contre les mêmes ronces, s’y prenait, s’y piquait avec délices.

Elle s’arrêta devant la grille, et son profil, grand et pur, apparut à Jean dans la clarté bleue de la lune. Comme elle fut longtemps à tourner la clef dans la serrure, Jean put observer son visage, d’autant plus voluptueux qu’il n’était empreint d’aucun travail de la pensée. Il gémit de douleur et de colère à l’idée que, dans une seconde, les barreaux de fer se dresseraient entre elle et lui. Il ne voulut pas que ce fût ainsi.

Il s’élança ; il lui prit la main, la pressa, la baisa.

Elle jeta un grand cri de peur, le cri affreux de l’animal. Jean était à genoux sur la pierre du seuil. Il froissait cette main contre ses dents ; il enfonçait les bagues dans ses lèvres.

Une femme de chambre accourut essoufflée avec une bougie éteinte.

— « Qu’est-ce qu’il y a ? » dit-elle.

Jean lâcha la main qu’il avait marquée d’une goutte de sang et il se releva.

Gabrielle, haletante, cette main sur la poitrine, s’appuya contre la grille.

— « Je veux vous parler, à vous ; je le veux, dit Jean.

— « En voilà des manières ! s’écria la femme de chambre. Passez votre chemin. » Et elle montra avec son chandelier les deux bouts de la rue.

L’actrice avait encore le visage contracté par la peur. Sa lèvre, retroussée et vibrante, découvrait les dents qui brillaient. Mais elle comprit qu’elle n’avait rien à craindre.

— « Que me voulez-vous ? » lui dit-elle.

Il avait perdu son audace depuis qu’il ne touchait plus la main. C’est avec une grande douceur qu’il dit :

— « Madame, je vous en supplie, écoutez-moi seule un moment.

— « Rosalie, dit-elle, après une seconde d’hésitation, faites deux pas dans le jardin. Parlez maintenant, monsieur. »

Et elle resta sur le seuil, laissant la grille entr’ouverte comme elle l’était depuis le moment du baiser.

Il parla dans toute la sincérité de son âme :

— « J’ai seulement à vous dire, madame, que vous ne devez pas me repousser, car je vous aime trop pour vivre sans vous. »

Elle parut chercher dans sa mémoire.

— « N’est-ce pas vous, dit-elle, qui m’avez envoyé des vers ? »

Il répondit que c’était lui.

Elle reprit :

— « Vous m’avez suivie, un soir. Ce n’est pas bien, cela, monsieur, de suivre les dames.

— « Je n’ai suivi que vous, et c’était bien malgré moi.

— « Vous êtes jeune.

— « Oui, mais il y a déjà longtemps que je vous aime.

— « Cela vous est venu tout d’un coup, n’est-ce pas ?

— « Oui, en vous voyant.

— « C’est ce que je pensais. Vous êtes inflammable, à ce qu’il paraît.

— « Je ne sais, madame. Je vous aime et je suis bien malheureux. Je ne sais plus comment vivre, et je ne veux pas mourir, puisque je ne vous verrais plus. Laissez-moi près de vous quelquefois. On doit y être si bien !

— « Mais, monsieur, je ne vous connais pas, moi !

— « C’est mon malheur, cela. Mais comment puis-je être un étranger pour vous ? Vous n’êtes pas, oh, non ! vous n’êtes pas une étrangère pour moi. Je ne connais, je ne sais que vous au monde. »

Et il lui reprit la main, qu’elle lui laissa baiser. Puis :

— « C’est très joli, dit-elle, mais ce n’est pas un état que d’être amoureux. Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous faites ? »

Il répondit avec assez de franchise :

— « Mon père est commerçant ; il me cherche un emploi. »

L’actrice comprit que c’était un menu bourgeois, vivant tranquillement de peu, nourri dans l’épargne, serré, mesquin comme ces petits fournisseurs qui venaient lui demander des acomptes en geignant, et qu’elle rencontrait le dimanche en habit neuf dans les bois de Meudon. Elle ne ressentit pas pour lui l’intérêt qu’il lui eût également inspiré riche avec des bouquets et des bijoux ou pauvre et affamé à lui tirer des larmes. Il fallait l’éblouir ou l’attendrir, cette femme ! Puis elle était habituée à des jeunes gens plus dégourdis. Elle se rappela un petit violon du Conservatoire qui, un soir qu’elle avait du monde, fit mine de partir avec les autres et se cacha dans le cabinet de toilette ; comme elle se déshabillait, se croyant seule, il sortit de sa cachette avec une bouteille de champagne dans chaque main et riant comme un fou. Le nouveau était moins amusant. Pourtant elle lui demanda son nom.

— « Jean Servien.

— « Hé bien, monsieur Jean Servien, je suis fâchée, très fâchée de vous avoir rendu malheureux, puisque vous dites que vous l’êtes. »

Et, comme elle était au fond de son cœur plus flattée que chagrine du mal qu’elle avait causé, elle répéta plusieurs fois qu’elle était très fâchée.

Elle ajouta :

— « Je n’aime pas à faire de la peine aux gens. Chaque fois qu’un jeune homme est malheureux à cause de moi, j’en suis désolée ; mais, de bonne foi, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Allez, et soyez raisonnable. Il est inutile que vous reveniez me voir. D’ailleurs cela serait ridicule. J’ai une vie toute d’intérieur, et il m’est impossible de recevoir des étrangers. »

Il lui dit avec des sanglots :

— « Oh ! je voudrais que vous fussiez pauvre et délaissée. Je viendrais alors et nous serions heureux. »

Elle fut assez surprise qu’il ne lui prît pas la taille et qu’il ne pensât pas à l’entraîner dans le jardin, sous le massif où il y avait un banc. Elle fut un peu déçue et comme embarrassée de n’avoir pas à se défendre. Trouvant que la suite de l’entretien ne répondait pas au début et que ce jeune homme devenait ennuyeux, elle lui poussa la grille au nez et se coula dans le jardin.

Il la vit disparaître dans l’ombre.

Elle emportait à sa main, sur le doigt, à côté d’un saphir, une goutte de sang. Dans sa chambre, en versant de l’eau sur ses mains pour laver ce sang, elle songea que tout ce qu’il y en avait dans les veines de ce jeune homme coulerait pour elle, quand elle le voudrait. Et cette idée la fit sourire. Alors, s’il avait été là, dans cette chambre, près d’elle, peut-être qu’elle ne l’aurait pas renvoyé.