Calmann-Lévy (p. 104-118).


XIII


À partir de cette nuit, Jean Servien passa ses journées à traduire Myrrha par lambeaux, avec une peine infinie. Ce travail lui ayant un peu appris à faire les vers, il composa une élégie qu’il envoya par la poste à la tragédienne. Et cette poésie, écrite dans les larmes, était banale et froide comme un devoir d’écolier. Il y parlait pourtant de cette belle image de femme attachée à ses yeux et de la porte baisée dans une nuit de folie. M. Servien voyait avec inquiétude son fils, inexact, distrait, hagard, rentrer tard dans la nuit et se lever à peine à midi. Sous le regard muet du père, le fils baissait les yeux. Mais sa vie n’était plus dans la maison, elle était tout entière là-bas, près de l’inconnue, dans des régions qu’il imaginait éclatantes de poésie, de richesse et de volupté.

Il retrouvait parfois, à un coin de rue, le marquis Tudesco qui ne parvenait pas à remplacer son gilet de toile à matelas et qui, d’ailleurs, conseillait à Jean d’adresser ses vœux à des demoiselles de magasin.

Quand vint l’été, les affiches de théâtre annoncèrent coup sur coup Mithridate, Adrienne Lecouvreur, Rodogune, les Enfants d’Edouard, la Fiammina. Jean, ayant obtenu le prix de sa place par ruse, par mensonge, en exploitant sa tante ou en glissant les doigts dans la caisse, assistait d’un fauteuil d’orchestre aux éclatantes transfigurations de celle qu’il aimait. Il la voyait, tour à tour ceinte du bandeau blanc des vierges de la Hellas, semblable à ces figures taillées si pures dans le marbre des bas-reliefs antiques et qui semblent revêtues d’une inaltérable innocence ; puis en robe à ramages, avec des boucles poudrées sur ses épaules nues, dont la minceur avait un accent indéfinissable et un goût de verte volupté, comparable alors à quelque amoureux pastel du temps jadis que le fils du relieur avait vu chez les marchands du quai Voltaire ; puis coiffée d’un épervier d’or, ceinte de lames d’or sur lesquelles des rubis dessinaient des signes magiques, et revêtue de la magnificence inhumaine d’une reine d’Orient ; puis sous le chaperon noir, en pointe sur le front, et dans la sombre robe de velours d’une veuve royale dont il semblait qu’on eût vu le portrait religieusement conservé dans un salon du Louvre ; puis enfin (et c’était ainsi qu’il la trouvait le plus désirable) en amazone moderne, prise du col au talon dans une étroite robe de drap et coiffée hardiment d’un mignon chapeau d’homme.

Pour passer sa vie dans ces mondes poétiques, il lisait Racine, les tragiques grecs, Corneille, Shakespeare, les vers de Voltaire sur la mort d’Adrienne Lecouvreur et tout ce qui, dans la littérature moderne, lui semblait élégant ou passionné. Et dans toutes ces créations il ne voyait qu’une image.

Étant allé, un soir, chez le distillateur avec le marquis Tudesco, qui gardait décidément son gilet à carreaux, il fit la connaissance d’un vieillard dont les cheveux blancs se répandaient en boucles sur les épaules et qui avait gardé les yeux bleus d’un enfant. C’était un architecte tombé en ruine avec les petites constructions gothiques qu’il avait élevées à grands frais aux environs de Paris vers 1840. Il se nommait Théroulde ; ce bonhomme, misérable et souriant, abondait en histoires d’artistes et de femmes. Il avait bâti en son beau temps des maisons de campagne pour des actrices et pendu de joyeuses crémaillères, dont le souvenir pétillait encore dans sa tête restée légère. Il n’en était plus à choisir des auditeurs et, mis en verve par du marasquin, il déroulait ses souvenirs comme une riche broderie en loques. Le fils du relieur, voyant un artiste pour la première fois, écoutait le vieux bohème en frissonnant d’enthousiasme. Toutes ces demi-gloires oubliées, toutes ces vieilles jeunesses dont parlait Théroulde et que Servien se représentait en bandeaux plats, une féronnière au front ou bien avec de grosses boucles à l’anglaise sur les joues, comme il les avait vues dans les lithographies moisies qui traînent sur les quais, prenaient pour lui une vie, un éclat inattendus et des familiarités piquantes. Possédé par son idée, il essaya d’amener au temps présent un homme qui semblait si bien connaître les femmes de théâtre. Il parla de la tragédie, mais Théroulde dit que c’était un genre ridicule et récita des parodies. Jean nomma Gabrielle T***.

— « T***, dit l’architecte romantique, j’ai beaucoup connu sa mère. »

Jean n’avait de sa vie entendu une phrase aussi intéressante.

— « Je l’ai connue en 1842, poursuivit Théroulde, à Nantes où elle créa quatorze grands rôles d’opéra en six semaines. Et l’on croit que les chanteuses n’ont rien à faire ! C’est beau, le théâtre ! mais le malheur est qu’il n’y a pas un seul architecte capable de construire avec intelligence une salle de spectacle. Quant à l’aménagement de la scène, il est, même à l’Opéra, d’une naïveté à faire rougir un Polynésien. J’ai imaginé un système de décors circulaires dans le but de supprimer ces bandes de toile qui figurent le ciel sans produire la moindre illusion. J’ai aussi inventé un appareil de quinquets et de réflecteurs situés de manière à éclairer les personnages de haut en bas, comme le soleil, ce qui est rationnel, et non plus de bas en haut, comme la rampe, ce qui est absurde.

— « En effet, dit Servien. Mais vous parliez de la mère de Gabrielle T***.

— « C’était une belle femme, reprit l’architecte, grande, brune, avec de petites moustaches qui lui allaient très bien… Vous concevez l’effet de mon décor circulaire : un ciel immense répandant une lumière égale sur les acteurs et donnant aux formes leurs ombres naturelles. On joue la Muette je suppose ; la cavatine du sommeil résonne sous un ciel diaphane, arrondi en voûte et donnant l’impression de l’infini. L’effet de la musique est doublé ! Fenella se réveille, elle marche à pas rythmés ; son ombre, qui l’accompagne sur le sol, est rythmique comme elle ; c’est la nature et l’art tout ensemble. Voilà ce que j’ai inventé ! Et quant aux moyens d’exécution, ils sont d’une simplicité enfantine. »

Alors il entra dans des explications interminables, employant des termes techniques et s’aidant de tout ce qu’il trouvait sur la table : verres, soucoupes, allumettes. Ses manches râpées, allant et venant, essuyaient le marbre et choquaient les verres. À ce bruit, le marquis Tudesco, qui dormait, entr’ouvrait instinctivement les yeux.

Servien approuvait et disait comprendre, pour en finir. Il conseilla ensuite à l’architecte d’essayer de mettre cette invention en pratique. Le vieillard haussa les épaules. Il y avait longtemps qu’il n’essayait plus rien. Mais au fond il ne lui importait guère que son système fût appliqué. C’était un inventeur !

Ramené une troisième fois, par le jeune homme, à la mère de Gabrielle T*** :

— « Elle n’a jamais bien réussi au théâtre, dit-il ; mais, comme c’était une femme d’ordre, elle fit des économies. Elle frisait la cinquantaine quand je la retrouvai à Paris vivant avec Adolphe, fort joli garçon de vingt-cinq à vingt-six ans, neveu d’un agent de change. C’était le ménage le plus tendre, le plus gai, le plus mignon du monde. Je n’ai jamais déjeuné une seule fois dans leur petit cinquième de la rue Taitbout sans être attendri jusqu’aux larmes. « Mange, ma chatte. — Bois, mon loup ! » et des regards et des caresses et un air de contentement. Il lui dit un jour : « Ma chatte, ton argent ne te rapporte pas assez, donne-moi tes titres et dans quarante-huit heures j’aurai doublé ton capital. » Elle ouvrit tout doucement son armoire à glace et lui remit ses valeurs une à une, avec un petit tremblement dans les doigts.

« Il les prit sans émotion et lui apporta le soir même un reçu où l’on lisait la signature de son oncle. Trois mois après elle touchait des revenus magnifiques. Le sixième mois Adolphe disparut. La vieille T*** court chez l’oncle avec son chiffon de papier. « Je n’ai jamais signé cela, dit l’agent de change, et mon neveu ne m’a jamais remis de titres. » T*** grimpe comme une folle chez le commissaire de police ; elle apprend qu’Adolphe, exécuté à la Bourse, est parti pour la Belgique, emportant cent vingt mille francs escroqués à une autre vieille femme. Elle ne se remit jamais de ce coup ; mais il faut lui rendre justice : elle élevait sévèrement sa fille et ne plaisantait pas sur le chapitre de la vertu. Cette pauvre Gabrielle doit encore aujourd’hui se sentir la joue chaude rien qu’à penser à ses années de Conservatoire ; car sa mère lui donnait alors, matin et soir, de belles gifles. Je la vois encore, Gabrielle, dans sa robe bleu céleste, courant à ses leçons en grignotant des grains de café. C’était une bonne fille.

— « Vous l’avez connue ! » s’écria Jean pour qui cette confidence était la plus grande aventure d’amour qu’il eût jamais eue.

Le vieillard répondit :

— « Nous avons fait autrefois avec elle, en compagnie d’artistes, de bonnes promenades à cheval et à âne dans les bois de Ville-d’Avray ; elle s’habillait en homme et je me rappelle qu’un jour… » Il acheva tout bas son récit, qui devenait scabreux. Il ajouta qu’il ne la voyait plus guère depuis qu’elle était avec M. Didier, du Crédit Bourguignon. Ce financier avait chassé les artistes ; c’était un personnage guindé, gourmé, plat et ennuyeux.

Jean ne fut ni surpris ni choqué outre mesure d’entendre qu’elle avait un amant, parce que, ayant observé les mœurs des comédiennes dans les proverbes en vers d’Alfred de Musset, il se figurait l’existence de toutes les actrices de Paris comme une fête spirituelle et galante. Il aimait celle-là. Avec ou sans Didier il l’aimait. Elle aurait eu, comme Lesbie, trois cents amants, qu’il l’eût aimée tout autant. N’est-ce point ainsi que vont les passions de tous les hommes ? On aime parce qu’on aime et malgré tout. Quant à se sentir jaloux de M. Didier, il n’y songea même pas. Il n’était pas fou, cet enfant ! Il était jaloux des hommes et des femmes qui la voyaient souvent passer dans la rue et des employés du théâtre qui s’approchaient d’elle les soirs de représentation. Pour le présent ceux-là seuls étaient ses rivaux. Quant au reste, félicités et tortures, il s’en reposait sur l’avenir, sur l’ineffable avenir. D’ailleurs la littérature romantique lui avait inspiré beaucoup d’estime pour les courtisanes, à condition qu’elles fussent accoudées mélancoliquement au balcon de leur palais de marbre.

Ce qui le choquait dans les récits de l’architecte bohème, ce qui blessait son amour sans l’affaiblir, c’est tout ce que ces récits supposaient de vie inélégante dans la jeunesse de l’actrice. La grossièreté lui répugnait plus que tout au monde.

M. Tudesco, certain qu’on lui payerait ses cerises à l’eau-de-vie, ne se donnait pas la peine de parler, et la conversation tombait quand l’architecte reprit négligemment :

— « À propos ! En allant à Bellevue, avant-hier, pour mes affaires, je l’ai rencontrée, jeune homme, votre actrice, à la grille de sa propriété… une maisonnette de rien, bâtie pour durer le temps d’une passion, avec un jardin de six mètres carrés, destiné à donner à un agent de change une idée approximative de la nature. Elle m’a invité à entrer, mais à quoi bon ?… »

Elle était à Bellevue ! Jean oublia tout ce que le récit du vieillard contenait d’ignominieux, et retint seulement qu’elle était à Bellevue, et qu’on pouvait l’y voir dans la familiarité de la campagne.

Il se leva. M. Tudesco le retint par un pan de sa jaquette :

— « Mon jeune ami, j’admire que vous vous éleviez d’un vol audacieux au-dessus des empêchements d’une humble condition, vers la beauté glorieuse et opulente. Vous cueillerez la splendide fleur qui vous attire, du moins je le souhaite. Mais combien il serait préférable que vous eussiez de l’amour pour une simple ouvrière que vous pourriez séduire en lui offrant pour dix centimes de pommes de terre frites et une place au paradis pour voir jouer un mélodrame. Je crains que vous ne soyez dupe de l’opinion, car une femme n’est pas beaucoup différente d’une autre femme, et c’est l’opinion seule, cette maîtresse du monde, qui donne un grand prix aux unes et un petit aux autres. Profitez, mon jeune et très doux ami, de l’expérience que m’ont donnée les vicissitudes de ma fortune, qui sont telles que je suis obligé, à cette heure, de vous emprunter la modique somme de deux livres dix sous. »

Ainsi parla le marquis Tudesco.