Calmann-Lévy (p. 77-89).


XI


Le lendemain, pendant le déjeuner, Jean remarqua pour la première fois que son père avait l’air vénérable et bon. Le relieur, en effet, prenait avec l’âge une sorte de beauté. Son front, sous les boucles de ses cheveux blancs, s’était poli et révélait l’habitude des pensées calmes et honnêtes. L’âge, en rendant moins aisé le jeu des membres, cachait les déformations causées par le travail de l’atelier sous les déformations plus solennelles que le long travail de la vie imprime uniformément à tous les hommes. Le vieillard avait lu, réfléchi, tendu vers le mieux avec bonne volonté et reçu cette onction que la foi religieuse donne aux simples : car il était devenu pieux, et il suivait les offices de sa paroisse. Jean se dit qu’aimer ce père serait chose facile et douce, et il résolut d’entrer dans une vie de travail et de sacrifice. Mais il n’avait pas d’état et il ne savait que faire.

Enfermé dans sa chambre, il eut pitié de lui-même et il voulut se redonner la paix du cœur, le calme des sens, la bonne vie qui s’en était allée avec cette feuille de platane livrée, l’autre soir, au fil de l’eau. Ayant ouvert un roman, à la première page d’amour il rejeta le livre, se mit à lire un récit de voyages et suivit un explorateur anglais dans le palais de roseaux du roi de l’Ouganda. Il remonta le Nil à Ourondogami : les hippopotames renâclaient dans l’eau, les floricains et les pintades prenaient leur vol, tandis qu’un troupeau d’antilopes fuyait dans les hautes herbes. Il fut rappelé de si loin par sa tante qui criait dans l’escalier :

— « Petit ! petit ! descends dans la boutique ; ton père t’appelle ! »

Un gros homme sanguin, voûté comme on l’est par l’habitude du bureau, était assis près du comptoir. M. Servien le regardait d’un air soumis.

Quand Jean parut, l’étranger demanda si c’était là le jeune homme en question. Il ajouta d’un ton bourru :

— « Vous êtes tous les mêmes. Vous travaillez, vous suez, vous vous épuisez pour faire de vos fils des bacheliers et vous croyez que le lendemain de l’examen ces gaillards-là seront nommés ambassadeurs. Pour Dieu ! ne nous donnez plus de bacheliers. Nous ne savons qu’en faire… Les bacheliers ! ils encombrent le pavé ; ils sont cochers de fiacre, ils distribuent des prospectus dans les rues. Il en meurt à l’hôpital, il en va au bagne. Pourquoi n’avez-vous pas appris votre métier à votre fils ? Pourquoi n’avez-vous pas fait de lui un relieur ?… Oh ! je le sais bien ! vous n’avez pas besoin de me le dire : c’est par ambition. Eh bien ! un jour votre fils crèvera de faim en rougissant de vous, et ce sera bien fait ! L’État ! dites-vous, l’État ! vous n’avez que ce mot-là dans la bouche. Mais il est encombré, l’État ! Aux Finances, on nous envoie des bacheliers qui ne savent pas l’orthographe : qu’est-ce que vous voulez que nous fassions de tous ces clampins-là ? »

Il passa la main sur son front rouge. Puis, marquant d’un geste qu’il s’adressait à Jean :

— « Au moins avez-vous une bonne écriture ? »

M. Servien répondit pour son fils qu’elle était lisible.

— « Lisible ! lisible ! reprit le protecteur en agitant ses joues lourdes. Une écriture d’expéditionnaire doit être régulière. Jeune homme, votre écriture est-elle régulière ? »

Jean dit qu’il ne savait pas, qu’elle avait pu être gâtée, qu’il y avait attaché peu d’importance.

L’homme fronça les sourcils.

— « C’est un tort, dit-il ; et j’ose dire qu’il y a chez les jeunes gens une affectation puérile à ne pas écrire convenablement… Je puis avoir une certaine influence au ministère, mais il ne faut pas me demander l’impossible. »

À ces mots, le relieur fit un geste timide. Il n’avait pas l’air, en vérité, d’un homme qui demande l’impossible.

L’homme se leva.

— « Vous prendrez, dit-il à Jean, des leçons d’écriture et de calcul. Vous avez huit mois devant vous. Dans huit mois le ministre ouvrira une session d’examens. Je vous ferai inscrire. Mettez-vous à l’œuvre sans perdre une minute. »

Ayant dit, il tira sa montre, comme pour voir si, en effet, son protégé laissait passer une seule minute avant de commencer sa tâche. Il recommanda au relieur de se mettre sans retard aux livres qu’il lui donnait à cartonner, et il sortit. Quand le relieur l’eut reconduit jusqu’à sa voiture :

— « Jean, mon garçon, dit-il, M. Bargemont, à qui j’ai parlé de toi et que tu viens d’entendre, t’aidera à entrer au ministère des Finances où il occupe une grande position. Tu as compris ce qu’il t’a dit pour les examens : tu connais, Dieu merci ! ces choses-là mieux que moi. Je ne suis qu’un ignorant, mon garçon, mais je suis ton père. Écoute bien ce que je veux t’expliquer, afin que, de ce jour-ci jusqu’au jour où j’irai retrouver ta pauvre mère, nous puissions nous regarder tranquillement en face et nous comprendre d’un clin d’œil. Ta mère t’a bien aimé, Jean. Il n’y a pas de mine d’or qui puisse donner une idée de la richesse du cœur qu’avait cette femme-là. Dès qu’elle te vit venir au monde elle vécut, autant dire, plus en toi qu’en elle. Son amour était trop fort. Enfin elle est morte. Ce n’est la faute de personne. »

Le vieillard tourna involontairement les yeux vers l’angle le plus obscur de la boutique, et Jean, regardant du même côté, vit dans l’ombre les formes anguleuses de la presse à bras.

M. Servien poursuivit :

— « Elle me demanda en mourant de faire de toi un homme instruit, parce qu’elle savait que l’instruction est la clef qui ouvre toutes les portes.

« J’ai voulu ce qu’elle avait voulu. Elle n’était plus là, Jean, et quand la parole d’un mort vous remonte aux oreilles et vous dit : « J’ordonne pour le bien », il faut obéir. Je m’y suis pris comme j’ai pu, mais sans doute que Dieu était avec moi, puisque j’ai réussi. Te voilà instruit, c’est bon ! mais il ne faut pas que ce qui est fait pour le bien tourne pour le mal. Le mal, c’est l’oisiveté. J’ai travaillé comme une bête de somme et j’ai, du matin au soir, la bricole au cou, donné de fameux coups de collier. Je me rappelle particulièrement un train de cartonnages pour la maison Pigoreau qui me tint debout pendant trente-six heures consécutives. Et cette année-ci encore, pour payer tes examens, j’ai accepté une commande dans le genre anglais qui m’a donné une peine terrible parce que ce n’est pas mon genre à moi et qu’à mon âge on n’est pas bon pour faire du nouveau. Ils voulaient une façon légère, avec un carton souple comme du papier. J’en ai pleuré, mais j’ai réussi. C’est un fameux outil, que la main d’un ouvrier ! Mais le cerveau d’un homme instruit est un outil bien plus merveilleux encore, et celui-là tu l’as, grâce à Dieu d’abord, à ta mère ensuite. C’est elle qui a eu l’idée de t’instruire, je n’ai fait que suivre cette idée. Ta besogne sera plus douce que la mienne, mais il faudra que tu la fasses. Je suis pauvre, tu le sais ; mais je serais riche que je ne te donnerais pas les moyens de vivre sans rien faire, parce que ce serait te donner des vices et de la honte. Ah ! si je savais que ton instruction t’eût fait prendre le goût de la paresse, je regretterais de n’avoir pas fait de toi un ouvrier comme moi. Mais je suis certain que tu as du cœur ; tu n’as pas encore pris ton élan : voilà tout ! Les commencements seront durs ; M. Bargemont l’a bien dit. L’État est encombré ; il y a trop de bacheliers, ce qui est tout de même un bien. D’ailleurs, je suis là ; je t’aiderai, je travaillerai pour toi ; mes bras sont bons encore. Tu auras de l’argent de poche, car il en faut dans le monde où tu vas. Nous nous gênerons. Mais aide-toi, sois brave à l’ouvrage, cogne fort et pousse droit. On n’en est pas moins gai pour cela. Ta besogne faite, ris, chante, amuse-toi, mon garçon ; ce n’est pas moi qui y trouverai à redire. Et, quand tu auras une belle position, si je suis encore de ce monde, ne crains rien : je ne te gênerai pas. Je ne fais pas de bruit, moi. Je me cacherai dans un petit trou avec ta tante, et personne n’entendra parler du bonhomme. »

La tante, qui s’était glissée dans la boutique depuis un moment, éclata en sanglots ; elle voulait bien, comme son frère, se cacher dans un coin ; mais quand son neveu serait dans les grandeurs, elle irait tous les jours mettre de l’ordre chez lui. Elle ne voulait pas laisser « le petit » en proie aux femmes de ménage, qu’on devrait plutôt nommer les femmes de déménagement.

— « Ces créatures, disait-elle, ont de grands cabas dans lesquels s’engouffrent bouteilles, poulets froids et autres bons morceaux, linge fin, vieille toile, huile, sucre et bougie, bref tout le bien des riches. Non, je ne souffrirai pas que mon petit Jean soit sucé tout vif par de pareils vampires. C’est moi qui tiendrai ton ménage. On ne saura pas que je suis sa tante. Et quand on le saurait, personne, j’aime à le croire, n’y trouverait à redire. Je ne vois pas pourquoi on aurait honte de moi. On pourrait mettre toute ma vie au grand jour sans que j’aie à rougir. Et il y a bien des duchesses qui ne pourraient pas en dire autant. Quant à abandonner l’enfant de peur de lui faire du tort, c’est une idée qui ne m’étonne pas de toi, Servien, parce que tu as toujours été un peu simple. Moi, je resterai toute ma vie avec Jean. N’est-ce pas, mon petit, que tu ne renverras jamais ta vieille tante ? Et qu’est-ce qui saurait faire ton lit comme moi, mon loup ? »

Jean promit sincèrement, oh ! bien sincèrement, à son père une vie laborieuse. Puis il s’enferma dans sa chambre et il se représenta d’avance une suite de jours austères et réguliers.

Il arrangea sa vie pour le travail. Le matin, il copiait sur un coin de l’établi des modèles d’écriture. Après le déjeuner, il faisait de l’arithmétique dans sa chambre. Le soir, il traversait le jardin du Luxembourg pour aller rue Soufflot chez un vieux répétiteur qui lui faisait des dictées et lui posait des règles d’intérêt simple. Quand il avait atteint la grille qui touche à la fontaine Médicis, il tournait la tête pour voir les statues de femmes qui lui apparaissaient sur la terrasse comme de blancs fantômes, sous les arbres. Il avait laissé, dans le chemin de la vie, une autre ombre charmante.

Il ne lisait jamais une affiche de théâtre, et il oubliait ses poètes préférés, de peur de souffrir.