Calmann-Lévy (p. 285-356).


CINQUIÈME PARTIE


XXX


Au cœur de Stamboul, sous le ciel de novembre. Le dédale des vieilles rues, bien entendu pleines de silence, et aux pavés sertis d’herbe funèbre, sous les nuages bas et obscurs ; l’enchevêtrement des maisons en bois, jadis peintes d’ocre sombre, toutes déjetées, toutes de travers, avec toujours leurs fenêtres à doubles grillages impénétrables au regard. — Et c’était tout cela, tout ce délabrement, toute cette vermoulure, qui, vu de loin, figurait dans son ensemble une grande ville féerique, mais qui, vu en détail, eût fortement déçu les touristes des agences. Pour André toutefois et pour quelques autres comme lui, ces choses, même de près, gardaient leur charme fait d’immuabilité, de recueillement et de prière. Et puis, de temps à autre, un détail exquis : un groupe de tombes anciennes, très finement ciselées, à un carrefour, sous un platane de trois cents ans ; ou bien une fontaine en marbre, aux arabesques d’or presque éteint.

André, coiffé du fez des Turcs, s’engageait dans ces quartiers d’après les indications d’une carte faite par Mélek avec notes à l’appui. Une fois, il s’arrêta pour contempler l’une de ces nichées de petits chiens errants, qui pullulent à Constantinople, et auxquels les bonnes âmes du voisinage avaient, comme d’habitude, fait l’aumône d’une litière en guenille et d’un toit en vieux tapis. Ils gîtaient là-dessous, avec des minois aimables et joyeux. Cependant il ne les caressa point, de peur de se trahir, car les Orientaux, s’ils sont pleins de pitié pour les chiens, dédaignent de les toucher, et réservent pour les chats leurs câlineries. Mais la maman vint quand même ramper devant lui, en faisant des grâces, pour bien marquer à quel point elle se sentait honorée de son attention.

« La quatrième maison à gauche, après un kiosque funéraire et un cyprès », était le lieu où le convoquait aujourd’hui le caprice de ses trois amies. Un domino noir, au voile baissé et qui semblait n’être pas Mélek, l’attendait derrière la porte entrouverte, le fit monter sans mot dire, et le laissa seul dans un petit salon très oriental et très assombri par des grillages de harem : divans tout autour et inscriptions d’Islam décorant les murailles. À côté, on entendait des chuchotements, des pas légers, des frous-frous de soie.

Et, quand le même domino inconnu revint l’appeler d’un signe et l’introduisit dans la salle proche, il put se croire Aladin entrant dans son sérail. Ses trois austères petits fantômes noirs d’autrefois étaient là, métamorphosés en trois odalisques, qui étincelaient de broderies d’or et de paillettes avec une magnificence adorablement surannée. Des voiles anciens de la Mecque, en gaze blanche toute pailletée, tombaient derrière elles, sur leurs épaules, enveloppant leurs cheveux arrangés en longues nattes ; debout, le visage tout découvert, inclinées devant lui comme devant le maître, elles lui souriaient avec leur fraîche jeunesse aux gencives roses.

C’étaient les costumes, les bijoux des aïeules, exhumés pour lui des coffres de cèdre ; encore avaient-elles su, avec leur tact d’élégantes modernes, choisir parmi les satins doucement fanés et les archaïques fleurs d’or brodées en relief pour composer des assemblages particulièrement exquis. Elles lui donnaient là un spectacle que personne ne voit plus et auquel ses yeux d’Européen n’auraient jamais osé prétendre. Derrière elles, plus dans l’ombre, et rangées sur les divans, cinq ou six complices discrètes se tenaient immobiles, uniformément noires en tcharchaf et le voile baissé, leur silencieuse présence augmentant le mystère. Tout cela, qu’on n’eût fait pour aucun autre, était d’une audace inouïe, d’un stupéfiant défi au danger. Et on sentait, autour de cette réunion défendue, la tristesse attentive d’un Stamboul enveloppé dans la brume d’hiver, la muette réprobation d’un quartier plein de mosquées et de tombeaux.

Elles s’amusèrent à le traiter comme un pacha, et dansèrent devant lui, — une danse des grand’grand’mères dans les plaines de Karadjiamir, une danse très chaste et très lente, avec des gestes de bras nus, une pastorale d’Asie, que leur jouait sur un luth, dans l’ombre au fond de la salle, une des femmes voilées. Souples, vives et faussement languissantes, elles étaient redevenues, sous ces costumes, de pures Orientales, ces trois petites extra-cultivées, à l’âme si inquiète, qui avaient médité Kant et Schopenhauer.

— Pourquoi n’êtes-vous pas gai aujourd’hui ? demanda Djénane tout bas à André. Cela vous ennuie, ce que nous avions imaginé pour vous ?

— Mais vous me ravissez au contraire ; mais je ne verrai jamais rien d’aussi rare et d’aussi délicieux. Non, ce qui m’attriste, je vous le dirai quand les dames noires seront parties ; si cela vous rend songeuse peut-être, au moins je suis sûr que cela ne vous fera pas de peine.

Les dames noires ne restèrent qu’un moment. Parmi ces invisibles, — qui étaient toutes des révoltées, il va sans dire, — André reconnut à leur voix, dès que la conversation commença, les deux jeunes filles qui étaient venues un jour à Sultan-Selim, celles qui avaient eu une aïeule française et rêvaient d’une évasion ; Mélek les pressait de relever aussi leur voile, par bravade contre la règle tyrannique ; mais elles refusèrent, disant avec un gentil rire :

— Vous avez bien mis six mois, vous, à relever le vôtre !

Il y avait aussi une femme vraisemblablement jeune, qui parlait le français comme une Parisienne et que le livre promis par André Lhéry passionnait beaucoup. Elle lui demanda :

— Vous voulez sans doute — et c’est ce que nous voudrions aussi nous — prendre la femme turque au point actuel de son évolution ? Eh bien, — pardonnez à une ignorante petite Orientale de donner son avis à André Lhéry, — si vous écrivez un roman impersonnel, en le faisant tourner autour d’une héroïne, ou d’un groupe d’héroïnes, ne risquez-vous pas de ne plus rester l’écrivain d’impulsion que nous aimions tant ? Si cela pouvait être plutôt une sorte de suite à Medjé, votre retour en Orient, à des années de distance…

— Je lui avais exactement dit cela, interrompit Djénane ; mais j’ai été si mal accueillie que je n’ose plus guère lui exposer mes petites idées sur ce livre…

— Mal accueillie, oui, répondit-il en riant ; mais, malgré cela, ne vous ai-je pas promis que, sauf me mettre en scène, je ferais tout ce que vous voudriez ? Alors, exposez-les-moi bien, au contraire, vos idées, aujourd’hui même, et les dames-fantômes qui nous écoutent consentiront peut-être à y joindre aussi les leurs…

— Le roman ou le poème d’amour d’une Orientale ne varie guère, reprit la dame noire qui avait déjà parlé. Toujours ce sont des lettres nombreuses et des entrevues furtives. L’amour plus ou moins complet, et, au bout, la mort ; quelquefois, mais rarement, la fuite. Je parle, bien entendu, de l’amour avec un étranger, le seul dont soit capable l’Orientale cultivée, celle d’aujourd’hui, qui a pris conscience d’elle-même.

— Combien la révolte vous rend injuste pour les hommes de votre pays ! essaya de dire André. Rien que parmi ceux que je connais, moi, je pourrais vous en citer de plus intéressants que nous, et de plus…

— La fuite, non, interrompit Djénane, mettons seulement la mort. J’en reviens à ce que je proposais l’autre jour à monsieur Lhéry ; pourquoi ne pas choisir une forme qui lui permette, sans être absolument en scène, de traduire ses propres impressions ? Celle-ci par exemple : « Un étranger qui lui ressemblerait comme un frère », un homme gâté comme lui par la vie, et un écrivain très lu par les femmes, revient un jour à Stamboul, qu’il a aimé jadis. Y retrouve-t-il sa jeunesse, ses enthousiasmes ?… (À vous de répondre, monsieur Lhéry !) Il y rencontre une de nos sœurs qui lui aurait écrit précédemment, comme tant d’autres pauvres petites, éblouies par son auréole. Et alors ce qui, il y a vingt ans, fût devenu de l’amour, n’est plus chez lui que curiosité artistique. Bien entendu, je ne ferais pas de lui un de ces hommes fatals qui sont démodés depuis 1830, mais seulement un artiste, qu’amusent les impressions nouvelles et rares. Il accepte donc les entrevues successives, parce qu’elles sont dangereuses et inédites. Et que peut-il en advenir, si ce n’est l’amour ?… mais en elle, pas en lui, qui n’est qu’un dilettante et ne voit là-dedans qu’une aventure…

» Ah ! non, dit-elle tout à coup, en se levant avec une impatience enfantine, vous m’écoutez là, tous, vous me faites pérorer comme un bas bleu… Tenez, je me sens ridicule. Plutôt je vais danser encore une danse de mon village ; je suis en odalisque, et ça mira mieux… Toi, Chahendé, je t’en prie, joue cette ronde des pastoures, que nous répétions avant l’arrivée de monsieur Lhéry, tu sais…

Et elle voulut prendre ses deux sœurs par la main pour danser. Mais les assistantes protestèrent, réclamant la fin du scénario. Et, pour la faire se rasseoir, elles s’y mirent toutes, aussi bien les deux autres petites houris pailletées d’or que les fantômes en deuil.

— Oh ! vous m’intimidez à présent !… Vous m’ennuyez bien… La fin de l’histoire ?… Mais il me semble qu’elle était finie… N’avions-nous pas dit tout à l’heure que l’amour d’une musulmane n’avait d’autre issue que la fuite ou la mort ?… Eh bien ?… Mon héroïne à moi est trop fière pour suivre l’étranger. Elle mourra donc, non pas directement de cet homme, mais plutôt, si vous voulez, de ces exigences inflexibles du harem qui ne lui laissent pas le moyen de se consoler de son amour et de son rêve, par l’action.

André la regardait parler. Aujourd’hui son aspect d’odalisque, dans ses atours qui avaient cent ans, rendait plus inattendu encore son langage ; ses prunelles vert sombre restaient levées obstinément vers le vieux plafond compliqué d’arabesques, et elle disait tout cela avec le détachement d’une personne qui invente un joli conte, mais ne saurait être mise en cause… Elle était insondable…

Ensuite, quand les dames noires s’en furent allées, elle s’approcha de lui, toute simple et confiante, comme une bonne petite camarade :

— Et maintenant qu’elles sont parties, qu’avez-vous ?

— Ce que j’ai… Vos deux cousines peuvent l’entendre, n’est-ce pas ?

— Certainement, répondit-elle, à demi blessée. Quels secrets pourrions-nous avoir vis-à-vis d’elles, vous et moi ? Ne vous ai-je pas dit, dès le début, que toutes les trois nous ne serions jamais pour vous qu’une seule âme ?

— Eh bien ! j’ai qu’en vous regardant je suis charmé et presque épouvanté par une ressemblance. L’autre jour déjà, quand vous avez levé votre voile pour la première fois, ne m’avez-vous pas vu reculer devant vous ? Je retrouvais le même ovale du visage, le même regard, les mêmes sourcils, qu’elle avait coutume de rejoindre par une ligne de henneh. Et encore, cette fois-là, je ne connaissais pas vos cheveux, pareils aux siens, que vous me montrez aujourd’hui, nattés comme elle avait coutume de faire…

Elle répondit d’une voix grave :

— Ressembler à votre Nedjibé, moi !… Ah ! j’en suis aussi troublée que vous, allez !… Si je vous disais, André, que depuis cinq ou six ans c’était mon rêve le plus cher…

Ils se regardaient profondément, muets l’un devant l’autre ; les sourcils de Djénane s’étaient un peu relevés, comme pour laisser les yeux s’ouvrir plus larges, et il voyait luire ses prunelles couleur de mer sombre, — tandis que les deux autres jeunes femmes, dans ce harem où commençait hâtivement le crépuscule, se tenaient à l’écart, respectant cette confrontation mélancolique.

— Restez comme vous êtes là, ne bougez pas, André, dit-elle tout à coup. Et vous deux, venez le regarder, notre ami ; placé et éclairé comme il est, on lui donnerait à peine trente ans ?

Lui, alors, qui avait tout à fait oublié son âge, ainsi qu’il lui arrivait parfois, et qui se faisait à ce moment l’illusion d’être réellement jeune, reçut un coup cruel, se rappela qu’il avait commencé de redescendre la vie, et que c’est la seule pente inexorable qu’aucune énergie n’a jamais remontée. « Qu’est-ce que je fais, se demanda-t-il, auprès de ces étranges petites qui sont la jeunesse même ? Si innocente qu’elle puisse être, l’aventure où elles m’ont jeté, ce n’est plus une aventure pour moi… »

Il les quitta plus froidement peut-être que d’habitude, pour s’en aller, si seul, par la ville immense où baissait le jour d’automne. Il avait à traverser combien de quartiers différents, combien de foules différentes, et des rues qui montaient, et des rues qui redescendaient, et tout un bras de mer, avant de regagner, sur la hauteur de Péra, son logis de hasard qui lui parut plus détestable et plus vide que jamais, à la nuit tombante…

Et puis, pourquoi pas de feu chez lui, pas de lumière ? Il demanda ses domestiques turcs, chargés de ce soin. Son valet de chambre français, qui s’empressait pour les suppléer, arriva levant les bras au ciel :

— Tous partis, faire la fête ! C’est le carnaval des Turcs, qui commence ce soir ; pas eu moyen de les retenir…

Ah ! il avait oublié en effet ; on était au 8 novembre, qui correspondait cette année avec l’ouverture de ce mois de Ramazan, pendant lequel il y a jeûne austère tous les jours, mais naïves réjouissances et illuminations toutes les nuits. Il alla donc à une de ses fenêtres qui regardaient Stamboul, pour savoir si la grande féerie qu’il avait connue dans sa jeunesse, un quart de siècle auparavant, se jouait encore en l’an 1322 de l’hégire. — Oui, c’était bien cela, rien n’avait changé ; l’incomparable silhouette de ville, là-bas, dans l’imprécision nocturne, commençait de briller sur plusieurs points, s’illuminait rapidement partout à la fois. Tous les minarets, qui venaient d’allumer leurs doubles ou triples couronnes lumineuses, ressemblaient à de gigantesques fuseaux d’ombre, portant, à différentes hauteurs dans l’air, des bagues de feu. Et des inscriptions arabes, au-dessus des mosquées, se traçaient dans le vide, si grandes et soutenues par de si invisibles fils que, dans ce lointain et cette brume, on les eût dites composées avec des étoiles, comme les constellations. Alors il se rappela que Stamboul, la ville du silence tout le reste de l’année, était, pendant les nuits du Ramazan, plein de musiques, de chants et de danses ; parmi ces foules, il est vrai, on n’apercevrait point les femmes, même pas sous leur forme ordinaire de fantôme qui est encore jolie, puisque toutes, depuis le coucher du soleil, devaient être rentrées derrière leurs grilles ; mais il y aurait mille costumes de tous les coins de l’Asie, et des narguilés, et des théâtres anciens, et des marionnettes, et des ombres chinoises. D’ailleurs, l’élément Pérote, autant par crainte des coups que par inepte incompréhension, n’y serait aucunement représenté. Donc, oubliant encore une fois le nombre de ses années, qui l’avait rembruni tout à l’heure, il reprit son fez, et, comme ses domestiques turcs, s’en alla vers cette ville illuminée, de l’autre côté de l’eau, faire la fête orientale.


XXXI


Le 12 novembre, 4 du Ramazan, fut le jour enfin de cette visite ensemble à la tombe de Nedjibé, qu’ils projetaient entre eux depuis des mois, mais qui était bien une de leurs plus périlleuses entreprises ; ils l’avaient jusqu’ici différée, à cause de sa difficulté même, et à cause de tant d’heures de liberté qu’elle exigeait, le cimetière étant très loin.

La veille, Djénane, en lui donnant ses dernières instructions, lui avait écrit : « Il fait si beau et si bleu, ce matin, j’espère de tout cœur que demain aussi nous sourira. » Et, quant à André, il s’était toujours imaginé ce pèlerinage s’accomplissant par une de ces immobiles et nostalgiques journées de novembre, où le soleil d’ici donne par surprise une tiédeur de serre, dans ce pays en somme très méridional, apporte une illusion d’été, et puis fait Stamboul tout rose le soir, et plus merveilleusement rose encore l’Asie qui est en face, à l’heure du Moghreb, pour un instant fugitif, avant la nuit qui ramène tout de suite le frisson du Nord.

Mais non, quand s’ouvrirent ses contrevents le matin, il vit le ciel chargé et sombre : c’était le vent de la Mer Noire, sans espoir d’accalmie. — Il savait du reste qu’à cette heure même, les jolis yeux de ses amies cloîtrées devaient aussi interroger le temps avec anxiété, à travers les grillages de leurs fenêtres.

Il n’y avait pas à hésiter cependant, tout cela ayant coûté tant de peine à combiner, avec laide de complicités, payées ou gratuites, que l’on ne retrouverait peut-être plus. À l’heure dite, une heure et demie, en fez et le chapelet à la main, il était donc à Stamboul, à Sultan-Fatih, devant la porte de cette maison de mystère où quatre jours plus tôt elles l’avaient reçu en odalisques. Il les trouva prêtes, toutes noires, impénétrablement voilées ; Chahendé Hanum, la dame inconnue de céans, avait voulu aussi se joindre à elles ; c’était donc quatre fantômes qui se disposaient à le suivre, quatre fantômes un peu émus, un peu tremblants de l’audace de ce qu’on allait faire. André, à qui reviendrait de prendre la parole en route, soit avec les cochers, soit avec quelque passant imprévu, s’inquiétait aussi de son langage, de ses hésitations peut-être, ou de son accent étranger, car le jeu était grave.

— Il vous faudrait un nom turc, dirent-elles, pour le cas où nous aurions besoin de vous parler.

— Eh bien, dit-il, prenons Arif, sans chercher plus. Jadis, je m’amusais à me faire appeler Arif Effendi ; aujourd’hui je peux bien être monté en grade ; je serai Arif Bey.

L’instant d’après, chose sans précédent à Stamboul, ils cheminaient ensemble dans la rue, l’étranger et les quatre musulmanes, Arif Bey et son harem. Un vent inexorable amenait toujours des nuages plus noirs, charriait de l’humidité glacée ; on était transi de froid. Mélek seule restait gaie et appelait son ami : Iki gueuzoum beyim effendim (Monsieur le Bey mes deux yeux, une locution usitée qui signifie : Monsieur le Bey qui m’êtes aussi cher que la vue). Et André lui en voulait de sa gaieté, parce que la figure de la petite morte, ce jour-là, se tenait obstinément présente à sa mémoire, comme posée devant lui.

Arrivés à une place où stationnaient des fiacres, ils en prirent deux, un pour le bey, un pour ses quatre fantômes, les convenances ne permettant guère à un homme de monter dans la même voiture que les femmes de son harem.

Un long trajet, à la file, à travers les vieux quartiers fanatiques, pour arriver enfin, en dehors des murs, dans la solitude funèbre, dans les grands cimetières, à cette saison pleins de corbeaux, sous les cyprès noirs.

Entre la porte d’Andrinople et Eyoub, devant les immenses murailles byzantines, ils descendirent de voiture, la route, jadis dallée, n’étant plus possible. À pied, ils longèrent un moment ces remparts en ruine ; par les éboulements, par les brèches, des choses de Stamboul se montraient de temps à autre, comme pour mieux imposer à l’esprit la pensée de l’Islam, ici dominateur et exclusif : c’était, plus ou moins dans le lointain, quelqu’une des souveraines mosquées, dômes superposés en pyramide, minarets qui pointaient du sol comme une gerbe de fuseaux, blancs sous le ciel noir.

Et ce lieu d’imposante désolation, où André passait avec les quatre jeunes femmes voilées de deuil, pour accomplir le pieux pèlerinage, était précisément celui où jadis, un quart de siècle auparavant, Nedjibé et lui avaient fait leur seule promenade de plein jour ; c’était là que tous deux, si jeunes et si enivrés l’un de l’autre, avaient osé venir comme deux enfants qui bravent le danger ; là qu’ils s’étaient arrêtés une fois, au pâle soleil d’hiver, pour écouter chanter dans les cyprès une pauvrette de mésange qui se trompait de saison ; là que, sous leurs yeux, on avait enterré certaine petite fille grecque au visage de cire… Et plus d’un quart de siècle avait passé sur ces infimes choses, uniques pourtant dans leurs existences, et ineffaçables dans la mémoire de celui des deux qui continuait de vivre.

Ils quittèrent bientôt le chemin qui longe ces murailles de Byzance, pour s’enfoncer en plein domaine des morts, sous un ciel de novembre singulièrement obscur, au milieu des cyprès, parmi la peuplade sans fin des tombes. Le vent de Russie ne leur faisait pas grâce, leur cinglait le visage, les imprégnait d’humidité toujours plus froide. Devant eux, les corbeaux fuyaient sans hâte, en sautillant.

Apparurent les stèles de Nedjibé, ces stèles encore bien blanches, qu’André désigna aux jeunes femmes. Les inscriptions, redorées au printemps, brillaient toujours de leur éclat neuf.

Et, à quelques pas de ces humbles marbres, les gentils fantômes visiteurs, s’étant immobilisés spontanément, se mirent en prière, — dans la pose consacrée de l’Islam, qui est les deux mains ouvertes et comme tendues pour quêter une grâce, — en prière fervente pour l’âme de la petite morte. C’était si imprévu d’André et si touchant, ce qu’elles faisaient là, qu’il sentit ses yeux tout à coup brouillés de larmes, et, de peur de le laisser voir, il resta à l’écart, lui qui ne priait pas.

Ainsi, il avait réalisé ce rêve qui semblait si impossible : faire relever cette tombe, et la confier à d’autres femmes turques, capables de la vénérer et de l’entretenir. Les marbres étaient là, bien debout et bien solides, avec leurs dorures fraîches ; les femmes turques étaient là aussi, comme des fées du souvenir ramenées auprès de cette pauvre petite sépulture longtemps abandonnée ; — et lui-même y était avec elles, en intime communion de respect et de pitié.

Quand elles eurent fini de réciter la « fathia », elles s’approchèrent pour lire l’inscription brillante. D’abord la poésie arabe, qui commençait sur le haut de la stèle, pour descendre, en lignes inclinées, vers la terre. Ensuite, tout au bas, le nom et la date : « Une prière pour l’âme de Nedjibé Hanum, fille de Ali-Djianghir Effendi, morte le 18 Chabaan 1297. » Les Circassiens, contrairement aux Turcs, ont un nom patronymique, ou plutôt un nom de tribu. Et Djénane apprit là, avec une émotion intime, le nom de la famille de Nedjibé :

— Mais, dit-elle, les Djianghir habitent mon village ! Jadis ils sont venus du Caucase avec mes ancêtres, voici deux cents ans qu’ils vivent près de nous !

Cela expliquait mieux encore leur ressemblance, bien étonnante pour n’être qu’un signe de race ; sans doute étaient-elles du même sang, de par la fantaisie de quelque prince d’autrefois. Et quel mystérieux aïeul, depuis longtemps en poussière, avait légué, à travers qui sait combien de générations, à deux jeunes femmes de caste si différente, ces yeux persistants, ces yeux rares et admirables ?…

Il faisait un froid mortel aujourd’hui dans ce cimetière, où ils se tenaient depuis un moment immobiles. Et tout à coup la poitrine de Zeyneb, sous ses voiles noirs, fut secouée d’une toux déchirante.

— Allons-nous-en, dit André qui s’épouvanta, de grâce allons-nous-en, et maintenant marchons très vite…

Avant de s’en aller, chacune avait voulu prendre une de ces brindilles de cyprès, dont la tombe était jonchée ; or, pendant que Mélek, toujours la moins voilée de toutes, se baissait pour ramasser la sienne, il entrevit ses yeux pleins de larmes, — et il lui pardonna bien sa gaieté de tout à l’heure dans la rue.

Arrivés à leurs voitures, ils se séparèrent, pour ne pas prolonger inutilement le péril d’être ensemble. Après leur avoir fait promettre de donner au plus tôt des nouvelles de leur retour au harem, dont il s’inquiétait, car la fin de la journée était proche, il s’en alla pour Eyoub, tandis que leur cocher les ramenait par la porte d’Andrinople.


Six heures maintenant. André rentré chez lui, à Péra. Oh ! le sinistre soir ! À travers les vitres de ses fenêtres, il regardait s’effacer dans la nuit l’immense panorama, qui lui donnait cette fois un des rappels, les plus douloureux qu’il eût jamais éprouvés, du Constantinople d’autrefois, du Constantinople de sa jeunesse. La fin du crépuscule. Mais pas encore l’heure où les minarets allument tous leurs couronnes de feux, pour la féerie d’une nuit de Ramazan ; ils n’étaient pour le moment qu’à peine indiqués, en gris plus sombre, sur le gris presque pareil du ciel. Stamboul, ainsi qu’il arrivait souvent, lui montrait une silhouette aussi estompée et incertaine que dans ses songes, jadis quand il voyageait au loin. Mais à l’extrême horizon, vers l’Ouest, il y avait comme une frange noire assez nettement découpée sur un peu de rose qui traînait là, dernier reflet du soleil couché, — une frange noire : les cyprès des grands cimetières. Et il pensait, les yeux fixés là-bas : elle dort, au milieu de cet infini de silence et d’abandon, sous ses humbles morceaux de marbre, que cependant par pitié j’ai fait relever et redorer…

Eh bien ! oui, la tombe était réparée et confiée à des musulmanes, dont les soins pieux avaient chance de se prolonger quelques années encore, car elles étaient jeunes. Et puis après ? Est-ce que ça empêcherait cette période de sa vie, ce souvenir de jeunesse et d’amour, de s’éloigner, de tomber toujours plus effroyablement vite dans l’abîme des temps révolus et des choses qui sont oubliées de tous ? D’ailleurs, ces cimetières eux-mêmes, si anciens cependant et si vénérés, à quelle continuation pouvaient-ils prétendre ? Quand l’Islam, menacé de toutes parts, se replierait sur l’Asie voisine, les nouveaux arrivants que feraient-ils de cet encombrement de vieilles tombes ? Les stèles de Nedjibé s’en iraient alors, avec tant de milliers d’autres…

Et voici qu’il lui semblait maintenant que, du fait seul d’avoir accompli ce devoir si longtemps différé, et d’être quitte pour ainsi dire envers la petite morte, il venait de briser le dernier lien avec ce cher passé ; tout était fini plus irrémédiablement…

Il y avait ce soir, à l’ambassade d’Angleterre, dîner et bal auxquels il devait se rendre. Bientôt l’heure de sa toilette. Son valet de chambre allumait les lampes et lui préparait son frac. — Après la visite dans les bois de cyprès, avec ces petites Turques en tcharchaf noir, quel changement absolu d’époque, de milieu, d’idées !…

Au moment de quitter sa fenêtre pour aller s’habiller, il vit des flocons de neige qui commençaient de tomber : la première neige… Il neigeait là-bas, sur la solitude des grands cimetières.


Le lendemain matin, lui arriva la lettre qu’il avait demandée à ses amies, pour avoir des nouvelles de leur retour au harem.


4 Ramazan, neuf heures du soir.

Rentrées saines et sauves, ami André, mais non sans tribulations. Il était très tard, juste à limite permise, et puis une de nos amies complices s’était étourdiment coupée. Ça s’est arrangé, mais quand même les vieilles dames de la maison et les vieilles barbes se méfient.

Merci de tout notre cœur pour la confiance que vous nous avez témoignée. Maintenant cette tombe nous appartient un peu, n’est-ce pas, et nous irons y priez souvent quand vous aurez quitté notre pays.

Ce soir je vous sens si loin de moi, et pourtant vous êtes si près ! De ma fenêtre je pourrais voir, là-bas sur la hauteur de Péra, les lumières des salons d’ambassade où vous êtes, et je me demande comment vous pouvez vous distraire, quand nous sommes si tristes. Vous direz que je suis bien exigeante ; je le suis en effet, mais pas pour moi, pour une autre.

Vous êtes gai, en ce moment sans doute, entouré de femmes et de fleurs, l’esprit et les yeux charmés. Et nous, dans un harem à peine éclairé, tiède et bien sombre, nous pleurons.

Nous pleurons sur notre vie. Oh ! combien triste et vide, ce soir ! Ce soir plus que les antres soirs. Est-ce de vous sentir si près et si loin, qui nous rend plus malheureuses ?

DJÉNANE.


Et moi, Mélek, savez-vous ce que je viens vous dire maintenant ? Comment pouvez-vous vous distraire aux lumières, quand nous, devant trois branchettes tombées d’un cyprès, nous pleurons. Elles sont là, posées dans un coffret saint en bois de la Mecque ; elles ont une odeur acre et humide, qui pénètre, qui attriste. Vous savez, n’est-ce pas, où nous les avons prises ?…

Oh ! comment pouvez-vous être à un bal ce soir, et ne pas vous rappeler les peines que vous créez, les existences que vous avez brisées sur votre route. Je ne peux m’imaginer que vous ne pensiez pas à ces choses-là, quand nous, des sœurs étrangères et lointaines, nous en pleurons…

MÉLEK.

XXXII


Elles lui avaient annoncé que le Ramazan allait les rendre plus captives, à cause des prières, des saintes lectures, du jeûne de toute la journée, et surtout à cause de la vie mondaine du soir, qui prend une importance exceptionnelle pendant ce mois de carême : grands dîners d’apparat, nommés Iftars, qui sont pour compenser l’abstinence du jour, et auxquels on convie quantité de monde.

Et au contraire, voici que ce Ramazan semblait faciliter leur projet le plus fantastique, un projet à en frémir : recevoir une fois André Lhéry à Khassim-Pacha même, chez Djénane, à deux pas de madame Husnugul !

Stamboul, en carême d’Islam, ne se reconnaît plus. Le soir, fêtes et milliers de lanternes, rues pleines de monde, mosquées couronnées de feux, grandes bagues lumineuses partout dans l’air, soutenues par ces minarets qui alors deviennent à peine visibles tant ils ont pris la couleur du ciel et de la nuit. Mais, en revanche, somnolence générale tant que dure le jour ; la vie orientale est arrêtée, les boutiques sont closes ; dans les innombrables petits cafés, qui d’ordinaire ne désemplissent jamais, plus de narguilés, plus de causeries, seulement quelques dormeurs allongés, sur les banquettes, la mine fatigué par les veilles et par le jeûne. Et dans les maisons, jusqu’au coucher du soleil, même accablement que dehors. Chez Djénane en particulier, où les domestiques étaient vieux comme les maîtres, tout le monde dormait, nègres imberbes, ou gardiens moustachus avec pistolets à la ceinture.

Le 12 Ramazan 1322, jour fixé pour l’extravagante entreprise, la grand’mère et les grands-oncles, grippés à point, gardaient la chambre, et, circonstance inespérée, madame Husnugul, depuis deux jours, était retenue au lit par une indigestion, contractée au cours d’un iftar.

André devait se présenter à deux heures précises, à la minute, à la seconde ; il avait la consigne de raser les murailles, pour n’être point vu des fenêtres surplombantes, et de ne se risquer dans la grande porte que si on lui montrait, à travers les grilles du premier étage, le coin d’un mouchoir blanc, — le signal habituel.

Vraiment, cette fois, il avait peur ; peur pour elles, et peur pour lui-même, non du danger immédiat, mais du scandale européen, universel, qui ne manquerait point de survenir s’il se laissait prendre. Il arrivait lentement, les yeux au guet. Disposition favorable, la maison de Djénane était sans vis-à-vis et donnait, comme toutes celles du voisinage, sur le grand cimetière de cette rive ; en face, rien que les vieux cyprès et les tombes ; aucun regard ne pouvait venir de ce côté-là, qui était une solitude enveloppée aujourd’hui par la brume de novembre.

Le signal blanc était à son poste ; il ne s’agissait donc plus de reculer. Il entra, comme qui se jette tête baissée dans un gouffre. Un vestibule monumental, vieux style, vide aujourd’hui de ses gardiens armés et dorés. Mélek seule, en tcharchaf noir derrière la porte, et qui lui jeta, de sa voix rieuse :

— Vite, vite ! Courez !

Ensemble, ils montèrent un escalier quatre à quatre, traversèrent comme le vent de longs couloirs, et firent irruption dans l’appartement de Djénane, qui attendait toute palpitante, et referma sur eux à double tour.

Un éclat de rire, aussitôt : leur rire de gaminerie qu’elles lançaient comme un défi à tout et à tous, chaque fois qu’un danger plus immédiat venait d’être conjuré. Et Djénane montrait d’un amusant petit air de triomphe la clef qu’elle tenait à la main : une clef, une serrure, quelle innovation subversive, dans un harem ! Elle avait obtenu ça depuis hier, paraît-il, et n’en revenait pas de ce succès. Elle, Djénane, et aussi Zeyneb, puis Mélek lestement débarrassée de son tcharchaf, étaient plus pâles que de coutume, à cause du jeûne sévère. D’ailleurs elles se présentaient à André sous un aspect tout à fait nouveau pour lui, qui ne les avait jamais vues qu’en odalisques ou en fantômes : coiffées et habillées en Européennes très élégantes ; seul détail pour les rendre encore un peu Orientales, des tout petits voiles de Circassie, en gaze blanche et argent, posés sur leurs cheveux, descendaient sur leurs épaules.

— Je croyais qu’à la maison vous ne mettiez pas de voile du tout, demanda André.

— Si, si, toujours. Mais ces petits-là seulement.

Elles le firent entrer d’abord dans le salon de musique, où l’attendaient trois autres femmes, conviées à la périlleuse aventure : mademoiselle Bonneau de Saint-Miron, mademoiselle Tardieu, ex-institutrice de Mélek, et enfin une dame-fantôme, Ubeydé Hanum, diplômée de l’école normale et professeur de philosophie au lycée de jeunes filles, dans une ville d’Asie Mineure. Pas rassurées, les deux Françaises, qui étaient restées longtemps indécises entre la tentation et la peur de venir. Et mademoiselle de Saint-Miron avait tout l’air de quelqu’un qui se dit à soi-même : « C’est moi, hélas ! la cause première de cet inénarrable désastre, André Lhéry en personne dans l’appartement de mon élève ! » Elles causèrent cependant, car elles en mouraient d’envie, et il parut à André qu’elles avaient l’âme à la fois haute et naïve, ces deux demi-vieilles filles ; du reste, distinguées et supérieurement instruites, mais avec une exaltation romanesque un peu surannée en 1904. Elles crurent pouvoir lui parler de son livre, dont elles savaient le titre et qui les excitait beaucoup :

— Plusieurs pages de vos Désenchantées sont déjà écrites, maître, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! non, répondit-il en riant, pas une seule !

— Et moi, je le préfère, — dit Djénane à André, de sa voix qui surprenait toujours comme une musique extra-terrestre, même après d’autres voix déjà très douces. — Vous le composerez une fois parti, ce livre, ainsi au moins il servira encore de lien entre nous pendant quelques mois : quand vous aurez besoin d’être documenté, vous songerez à nous écrire…

André jugeant devoir, par politesse, adresser une fois la parole à la dame-fantôme, lui demanda le plus banalement du monde si elle était contente des petites Turques d’Asie, ses élèves. Il prévoyait quelque réponse de pédagogue, aussi banale que sa question. Mais la voix sérieuse et douce, qui partait de dessous le voile noir, lui dit en pur français ce qu’il n’attendait pas :

— Trop contente, hélas !… Elles n’apprennent que trop vite et sont beaucoup trop intelligentes. Je regrette d’être l’un des instruments qui aura inoculé le microbe de la souffrance à ces femmes de demain. Je plains toutes ces petites fleurs, qui seront ainsi plus tôt fanées que leurs candides aïeules…

Ensuite on parla du Ramazan. Jeûne toute la journée, bien entendu, petits ouvrages pour les pauvres et lectures pieuses ; au cours de ce mois lunaire, une musulmane doit avoir relu son Coran tout entier, sans passer une ligne ; elles n’avaient garde d’y manquer, ces trois petites qui, malgré le déséquilibrement et l’incroyance, vénéraient avec admiration le livre sacré de l’Islam ; et leurs Corans étaient là, marqués d’un ruban vert à la page du jour.

Et puis, le soleil couché, ce sont les Iftars. Dans le sélamlike, iftar des hommes, suivi d’une prière pour laquelle invités, maîtres et serviteurs se réunissent en commun dans la grande salle, chacun agenouillé sur son tapis à mihrab ; chez Djénane, paraît-il, cette prière était chantée chaque soir par un des jardiniers, le seul qui fût jeune, et dont la voix de muezzin emplissait toute la demeure.

Dans le harem, iftar des femmes :

— Ces réunions de jeunes Turques, dit Zeyneb, deviennent rarement frivoles en Ramazan, alors que le mysticisme est réveillé au fond de nos âmes, et les questions qu’on y aborde sont de vie et de mort. Toujours la même ardeur, la même fièvre au début. Et toujours la même tristesse à la fin, le même découragement dont nous sommes prises, quand, après deux heures de discussions, sur tous les dogmes et toutes les philosophies, nous nous retrouvons au même point, avec la conscience de n’être que de faibles, impuissantes et pauvres créatures ! Mais l’espoir est un sentiment si tenace que, malgré la faillite de nos tentatives, il nous reste la force de reprendre, le lendemain, une autre voie pour essayer encore d’atteindre l’inapprochable but…

— Nous, les jeunes Turques, ajouta Mélek, nous sommes une poignée de graines d’une très mauvaise plante, qui germe, résiste et se propage, malgré les privations d’eau, les froids, et même les « coupes » répétées.

— Oui, dit Djénane, mais on peut nous diviser en deux espèces. Celles qui, pour ne pas mourir, saisissent toutes les occasions de s’étourdir, doublier. Et celles, mieux trempées, qui se réfugient dans la charité, comme par exemple Djavidé, notre cousine ; je ne sais pas si, chez vous, les petites sœurs des pauvres font plus de bien quelle, avec plus de renoncement ; et, dans nos harems, nous en avons tant d’autres qui l’égalent. Il est vrai, elles sont obligées d’opérer en secret, et quant à former des comités de bienfaisance, interdiction absolue, car nos maîtres désapprouvent ces contacts avec les femmes du peuple, par crainte que nous ne leur communiquions nos pessimismes, nos détraquements et nos doutes.

Mélek, dont les interruptions brusques étaient la spécialité, proposa de faire essayer à André sa cachette en cas de grande alarme : c’était derrière un chevalet d’angle, qui supportait un tableau et que drapaient des brocarts :

— Un surcroît de précaution, dit-elle cependant, car rien n’arrivera. Le seul valide de la famille en ce moment, c’est mon père, et il ne quittera Yldiz qu’après le coup de canon de Moghreb…

— Oui, mais enfin, objecta André, si quelque chose d’imprévu le ramenait avant l’heure ?

— Eh bien ! dans un harem on n’entre pas sans être annoncé. Nous lui ferions dire qu’une dame turque est ici en visite, Ubeydé Hanum, et il se garderait de franchir notre porte. Pas plus difficile que ça, quand on sait s’y prendre… Non, il n’y a vraiment que votre sortie, tout à l’heure, qui sera délicate.

Sur le piano traînaient les feuillets manuscrits d’un nocturne que Djénane venait de composer, et André eût aimé se le faire jouer là par elle, qu’il n’avait jamais entendue que de loin, en passant la nuit sous ses fenêtres au Bosphore. Mais non, en Ramazan, on osait à peine faire de la musique. Et puis, quelle imprudence de réveiller cette grande maison dormeuse, dont le sommeil, en ce moment, était si nécessaire !

Quant à Djénane, elle désirait que son ami se fût accoudé une fois pour écrire à son bureau de jeune fille, — son bureau sur lequel jadis, au temps où il n’était à ses yeux qu’un personnage de rêve, elle griffonnait son journal en pensant à lui. Donc, elles l’emmenèrent dans la grande chambre où tout était blanc, luxueux et très moderne. Il dut regarder en leur compagnie, par les fenêtres aux persiennes quadrillées toujours closes, ces perspectives familières à leur enfance, et devant lesquelles sans doute la grise et lente vieillesse finirait par venir peu à peu les éteindre ; des cyprès, des stèles de tous les âges ; en bas, comme dans un précipice, l’eau de la Corne-d’Or, aujourd’hui terne et lourde, semblable à une nappe d’étain, et puis, au-delà, Stamboul noyé de brume hivernale. Il dut regarder aussi, par les fenêtres libres qui donnaient à l’intérieur, ce vieux jardin si haut muré que Djénane lui avait décrit dans ses lettres : « Un jardin tellement solitaire, lui disait-elle, que l’on peut y errer sans voile. D’ailleurs, chaque fois que nous y descendons, nos nègres sont là, pour éloigner les jardiniers. »

En effet, dans le fond là-bas, où les platanes enchevêtraient leurs énormes ramures dépouillées, tristement grisâtres, cela prenait des allures de forêt prisonnière ; elles devaient pouvoir se promener là-dessous sans être aperçues de personne au monde.

André bénissait le concours d’audaces qui lui permettait de connaître cette demeure, si interdite à ses yeux… Pauvres petites amies de quelques mois, rencontrées sur le tard de sa vie errante, et qu’il allait fatalement quitter pour jamais ! Au moins comme cela, quand il repenserait à elles, le cadre de leur séquestration s’indiquerait précis dans sa mémoire…

Maintenant, c’était l’heure de se retirer, l’heure grave. André avait presque oublié, au milieu d’elles, l’invraisemblance de la situation ; à présent qu’il s’agissait de sortir, le sentiment lui revenait de s’être faufilé tout vif dans une ratière, dont l’issue après son passage se serait rétrécie et hérissée de pointes.

Elles firent plusieurs rondes d’exploration ; tout se présentait bien ; le seul personnage de trop était un certain nègre, du nom de Yousouf, qui gardait avec obstination le grand vestibule. Pour celui-là, il fallait imaginer sur-le-champ une course longue et urgente :

— J’ai trouvé, dit tout à coup Mélek. Rentrez dans votre cachette, André. Nous allons le faire comparaître ici même, ce sera un comble !

Et, quand il se présenta :

— Mon bon Yousouf, une commission vraiment pressée. Monte à Péra bien vite, pour nous acheter un livre nouveau, dont je vais t’inscrire le nom sur une carte ; au besoin, tu feras tous les libraires de la grand’rue, mais surtout ne reviens pas bredouille !

Et voici ce qu’elle écrivit sans rire : « Les Désenchantées, le dernier roman d’André Lhéry. »

Une ronde encore dans les couloirs, après de nouveaux ordres jetés aux uns et aux autres pour les occuper ailleurs ; puis elle vint prendre André par la main, d’une course folle l’entraîna jusqu’en bas, et un peu nerveusement le poussa dehors.

Lui s’en alla, rasant de plus près que jamais les vieilles murailles, se demandant si cette porte, fermée peut-être avec trop de bruit, n’allait pas se rouvrir pour une bande de nègres avec revolvers et bâtons, lancés à sa poursuite.


Elles lui avouèrent le lendemain leur mensonge, au sujet de ces petits voiles de Circassie. À la maison, elles n’en mettaient point. Mais, pour une musulmane, montrer à un homme tous ses cheveux, montrer sa nuque surtout, est plus malséant encore que montrer son visage, et elles n’avaient pu s’y résoudre.


XXXIII


DJÉNANE À ANDRÉ


14 du Ramazan 1322 (22 novembre 1905).

Notre ami, vous savez que demain est la mi-Ramazan, et que toutes les dames turques prennent leur volée. Ne viendrez-vous pas de deux heures à quatre heures à la promenade, à Stamboul, de Bayazid à Chazadé-Baché ?

Nous sommes très occupées en ce moment, avec nos Iftars, mais nous allons arranger une belle escapade ensemble à la côte d’Asie, pour bientôt : c’est une invention de Mélek, et vous verrez comme ce sera bien machiné.

DJÉNANE.


Ce « demain-là », il y avait vent du Sud et beau soleil d’automne, griserie de tiédeur et de lumière, temps à souhait pour les belles voilées, qui n’ont par an que deux ou trois jours d’une telle liberté. En voiture fermée, bien entendu, leur promenade, avec eunuque sur le siège près du cocher ; mais elles avaient le droit de relever les stores, de baisser les glaces, — et de stationner longuement pour se regarder les unes les autres, ce qui est interdit les jours ordinaires. De Bayazid à Chazadé-Baché, un parcours d’un kilomètre environ, au centre de Stamboul, en pleine turquerie, par les rues d’autrefois qui longent les colossales mosquées, et les enclos ombreux pour les morts, et les saintes fontaines. Dans ces quartiers habituellement calmes, si peu faits pour les élégances modernes, quelle anomalie que ces files de voitures, assemblées le jour de la mi-Ramazan ! Par centaines, des coupés, des landaus, arrêtés ou marchant au petit pas ; il en était venu de tous les quartiers de l’immense ville, même des palais échelonnés le long du Bosphore. Et là-dedans, rien que des femmes, très parées ; le yachmak qui voile jusqu’aux yeux, assez transparent pour laisser deviner le reste du visage ; toutes les beautés des harems, presque visibles aujourd’hui par exception, les Circassiennes roses et blondes, les Turques brunes et pâles. Très peu d’hommes rôdant autour des portières ouvertes, et pas un Européen : de l’autre côté des ponts, à Péra, on ignore toujours ce qui se passe dans Stamboul.

André chercha ses trois amies qui, paraît-il, avaient fait grande toilette pour lui plaire ; il les chercha longtemps, et ne put les découvrir, tant il y avait foule. À l’heure où les promeneuses reprenaient le chemin des harems jaloux, il s’en alla un peu déçu ; mais, pour avoir rencontré le regard de tant de beaux yeux qui souriaient d’aise à cette douce journée, qui exprimaient si naïvement la joie de flâner dehors une fois par hasard, il comprit mieux que jamais, ce soir-là, le mortel ennui des séquestrations.


XXXIV


Elles connaissaient au bord de la Marmara, du côté asiatique, une petite plage solitaire, très abritée, disaient-elles, de ce vent qui désole le Bosphore, et tiède comme une orangerie. Justement une de leurs amies habitait aux environs et s’engageait à fournir un alibi très acceptable, en affirmant mordicus les avoir retenues toute la journée. Donc, elles avaient décidé qu’on tenterait de faire par là une dernière promenade ensemble, avant cette séparation prochaine, qui pouvait si bien être la grande et la définitive : André comptait prendre bientôt un congé de deux mois pour la France ; Djénane devait aller avec sa grand’mère passer la saison des froids dans son domaine de Bounar-Bachi ; entre eux, le revoir ne serait plus qu’au printemps de l’année suivante, et d’ici là, tant de drames pouvaient advenir…

Le dimanche 12 décembre 1904, jour choisi pour cette promenade, après mille combinaisons et roueries, se trouva être l’un de ces jours de splendeur qui, sous ce climat variable, viennent tout à coup en plein hiver, entre deux périodes de neige, ramener l’été. Sur le pont de la Corne-d’Or, d’où partent les petits vapeurs pour les Échelles d’Asie, ils se rencontrèrent en plein soleil de midi, mais sans broncher, en voyageurs qui ne se connaissent point, et ils prirent comme par hasard le même bateau, où elles s’installèrent correctement dans le roufle-harem réservé aux musulmanes, après avoir congédié nègres et négresses.

À cause de ce beau ciel, il y avait aujourd’hui un monde fou qui allait se promener sur l’autre rive. En même temps qu’eux, étaient parties une cinquantaine de dames-fantômes et, quand on accosta l’Échelle de Scutari, André, s’embrouillant au milieu de tous ces voiles noirs qui débarquaient ensemble, prit d’abord une fausse piste, suivit trois dames qu’il ne fallait pas et risqua d’amener un affreux scandale. Par bonheur, elles avaient l’allure moins élégante que le petit trio en marche là-bas, et il les lâcha tout confus au détour du premier chemin, pour rejoindre ses trois amies, — les vraies, cette fois.

Ils frétèrent une voiture de louage, la même pour eux quatre, ce qui est toléré à la campagne. Lui, étant le bey, s’assit à la place d’honneur, contrairement à nos idées occidentales, Djénane à côté de lui, Zeyneb et Mélek en face, sur la banquette de devant. Et, les chevaux lancés au trot, elles éclatèrent de rire toutes les trois sous leurs voiles, à cause du tour bien joué, à cause de la liberté conquise jusqu’à ce soir, à cause de leur jeunesse, et du temps clair, et des lointains bleus. Elles étaient du reste le plus souvent adorables de gaieté enfantine, entre leurs crises sombres, même Zeyneb qui savait oublier son mal et son désir de mourir. C’est avec une souriante aisance de défi qu’elles bravaient tout, la séquestration absolue, l’exil, ou peut-être quelque autre châtiment plus lourd encore.

À mesure qu’on s’avançait le long de la Marmara, le perpétuel courant d’air du Bosphore se faisait de moins en moins sentir. Leur petite baie était loin, mais baignée d’air tiède, comme elles l’avaient prévu, et si paisible dans sa solitude, si rassurante pour eux dans son absolu délaissement ! Elle s’ouvrait au plein Sud, et une falaise en miniature l’entourait comme un abri fait exprès. Sur ce sable fin, on était chez soi, préservé des regards comme dans le jardin clos d’un harem. On ne voyait rien d’autre que la Marmara, sans un navire, sans une ride, avec seulement la ligne des montagnes d’Asie à l’extrême horizon ; une Marmara toute d’immobilité comme aux beaux jours apaisés de septembre, mais peut-être trop pâlement bleue, car cette pâleur apportait, malgré le soleil, une tristesse d’hiver ; on eût dit une coulée d’argent qui se refroidit. Et ces montagnes, tout là-bas, avaient déjà leurs neiges éblouissantes.

En montant sur la petite falaise, on n’apercevait âme qui vive, dans la plaine un peu nue et désolée qui s’étendait alentour. Donc, ayant relevé leur voile jusqu’aux cheveux, toutes trois se grisaient d’air pur ; jamais encore André n’avait vu au soleil, au grand air, leurs si jeunes visages, un peu pâlis ; jamais encore ils ne s’étaient sentis tous dans une si complète sécurité ensemble, — malgré les risques fous de l’entreprise, et les périls du retour, ce soir.

D’abord, elles s’assirent par terre, pour manger des bonbons achetés en passant chez le confiseur en vogue de Stamboul. Et ensuite elles passèrent en revue tous les recoins de la gentille baie, devenue leur domaine clandestin pour l’après-midi. Un étonnant concours de circonstances, et de volontés, et d’audaces, avait réuni là, — par cette journée de décembre si étrangement ensoleillée, presque inquiétante d’être si belle et d’être si furtive entre deux crises du vent de Russie, — ces hôtes qui lui arrivaient de mondes très différents et qui semblaient voués par leur destinée première à ne se rencontrer jamais. Et André, en regardant les yeux, le sourire de cette Djénane, qui allait repartir après-demain pour son palais de Macédoine, appréciait tout ce que l’instant avait de rare et de non retrouvable ; les impossibilités qu’il avait fallu déjouer pour se réunir là, devant la pâleur hivernale de cette mer, les impossibilités reparaîtraient encore demain et toujours ; qui sait ? on ne se reverrait peut-être même jamais plus, au moins avec tant de confiance et le cœur si léger ; c’était donc une heure dans la vie à noter, à graver, à défendre, autant que faire se pourrait, contre un trop rapide oubli…

À tour de rôle, un d’eux montait sur la minuscule falaise, pour signaler les dangers de plus loin. Et une fois, la dame du guet, qui était Zeyneb, annonça un Turc arrivant le long de la mer, en compagnie lui aussi de trois dames au voile relevé. Elles jugèrent que ce n’était pas dangereux, qu’on pouvait affronter la rencontre ; seulement elles rabattirent pour un temps les gazes noires sur leur visage. Quand le Turc passa, sans doute quelque bey authentique promenant les dames de son harem, celles-ci avaient également baissé leur voile, à cause d’André ; mais les deux hommes se regardèrent distraitement, sans méfiance d’un côté ni de l’autre ; l’inconnu n’avait pas hésité à prendre ces gens rencontrés dans cette baie pour les membres d’une même famille.

Des petits cailloux tout plats, comme taillés à souhait, que le flot tranquille de la Marmara avait soigneusement rangés en ligne sur le sable, rappelèrent tout à coup à André un jeu de son enfance ; il apprit donc à ses trois amies la manière de les lancer, pour les faire sautiller longtemps à la surface polie de la mer, et elles s’y mirent avec passion, sans succès du reste… Mon Dieu ! combien elles étaient enfants, et rieuses, et simples, aujourd’hui, ces trois pauvres petites compliquées, surtout cette Djénane, qui s’était donné tant de mal pour gâcher sa vie !

Après cette heure unique, ils allèrent rejoindre leur voiture qui attendait là-bas, loin, pour les ramener à Scutari. Sur le bateau, bien entendu, ils ne se connaissaient plus. Mais pendant la courte traversée, ils eurent ensemble la réapparition merveilleuse de Stamboul, éclairage des soirs limpides. Un Stamboul vu de face, en enfilade ; d’abord les farouches remparts crénelés du Vieux Sérail, que baignait la nappe tout en argent rose de la Marmara ; et puis, au-dessus, l’enchevêtrement des minarets et des coupoles, profilé sur un rose différent, un rose de décembre aussi, mais moins argenté, moins blême que celui de la mer, tirant plutôt sur l’or…


XXXV


DJÉNANE À ANDRÉ, LE LENDEMAIN


Encore une fois sauvées ! Nous avons eu de terribles difficultés au retour ; mais maintenant il fait calme dans la maison… Avez-vous remarqué, en arrivant, comme notre Stamboul était beau ?

Aujourd’hui la pluie, la neige fondue battent nos vitres, le vent glacé joue de la flûte triste sous nos portes. Combien nous aurions été malheureuses, si ce temps-là s’était déchaîné hier ! À présent que notre promenade est dans le passé et qu’il nous en reste comme le souvenir d’un joli rêve, elles peuvent souffler, toutes les tempêtes de la Mer Noire…

André, nous ne nous reverrons pas avant mon départ, les circonstances ne permettent plus d’organiser un rendez-vous à Stamboul ; c’est donc mon adieu que je vous envoie, sans doute jusqu’au printemps. Mais voulez-vous faire une chose que je vous demande en grâce ? Dans un mois, quand vous partirez pour la France, puisque vous comptez prendre les paquebots, emportez un fez et choisissez la ligne de Salonique ; on s’y arrête quelques heures, et je sais un moyen de vous y rencontrer. Un de mes nègres viendra vous porter à bord le mot d’ordre. Ne me refusez pas.

Que le bonheur vous accompagne, André, dans votre pays !…

DJÉNANE.


Après le départ de Djénane, André resta cinq semaines encore à Constantinople, où il revit Zeyneb et Mélek. Quand le moment vint de prendre son congé de deux mois, il s’en alla par la ligne indiquée, emportant son fez ; mais à Salonique aucun nègre ne se présenta au paquebot. La relâche fut donc pour lui toute de mélancolie, à cause de cette attente déçue, — et aussi à cause du souvenir de Nedjibé qui planait encore sur cette ville et sur ces arides montagnes alentour. Et il repartit sans rien savoir de sa nouvelle amie.


Quelques jours après être arrivé en France, il reçut cette lettre de Djénane :


Bounar-Bachi, près Salonique, 10 janvier 1905.

Quand et par qui pourrai-je faire jeter à la poste ce que je vais vous écrire, gardée comme je le suis ici ?

Vous êtes loin et on n’est pas sûr que vous reviendrez. Mes cousines m’ont raconté vos adieux et leur tristesse depuis votre départ. Quelle étrange chose, André, si on y songe, qu’il y ait des êtres dont la destinée soit de traîner la souffrance avec eux, une souffrance qui rayonne sur tout ce qui les approche ! Vous êtes ainsi et ce n’est pas votre faute. Vous souffrez de peines infiniment compliquées, ou peut-être infiniment simples. Mais vous souffrez ; les vibrations de votre âme se résolvent toujours en douleur. On vous approche : on vous hait ou l’on vous aime. Et, si l’on vous aime, on souffre avec vous, par vous, de vous. Ces petites de Constantinople, vous avez été cette année un rayon dans leur vie ; rayon éphémère, elles le savaient d’avance. Et à présent elles souffrent de la nuit où elles sont retombées.

Pour moi, ce que vous avez été, peut-être un jour vous le dirai-je. Ma souffrance à moi est moins de ce que vous soyez parti que de vous avoir rencontré.

Vous m’en avez voulu sans doute de n’avoir pas arrangé une entrevue, à votre passage par Salonique. La chose en soi était possible, dans la campagne qui est déserte comme au temps de votre Nedjibé. Nous aurions eu dix minutes à nous, pour échanger quelques mots d’adieu, un serrement de main. Il est vrai, mon chagrin n’en aurait pas été allégé, au contraire. Pour des raisons qui m’appartiennent, je me suis abstenue. Mais ce n’est point la peur du danger qui a pu m’arrêter, oh ! loin de là ; si, pour aller à vous, j’avais su la mort embusquée sur le chemin de mon retour, je n’aurais pas eu d’hésitation ni de trouble, et je vous aurais porté alors, André, l’adieu de mon cœur, tel que mon cœur voudrait vous le dire. Nous autres, femmes turques d’aujourd’hui, nous n’avons pas peur de la mort. N’est-ce pas vers elle que l’amour nous pousse ? Quand donc, pour nous, l’amour a-t-il été synonyme de vie ?

DJÉNANE.


Et Mélek, chargée de faire passer cette lettre en France, avait ajouté sous la même enveloppe ces réflexions qui lui étaient venues :


En songeant longuement à vous, notre ami, j’ai trouvé, j’en suis sûre, plusieurs des causes de votre souffrance. Oh ! je vous connais maintenant, allez ! D’abord vous voulez toujours tout éterniser, et vous ne jouissez jamais pleinement de rien, parce que vous vous dites : « Cela va finir. » Et puis la vie vous a tellement comblé, vous avez eu tant de choses bonnes dans les mains, tant de choses dont une seule suffirait au bonheur d’un autre, que vous les avez toutes laissé tomber, parce qu’il y en avait surabondance. Mais votre plus grand mal, c’est qu’on vous a trop aimé et qu’on vous l’a trop dit ; on vous a trop fait sentir que vous étiez indispensable aux existences dans lesquelles vous apparaissiez ; on est toujours venu au-devant de vous ; jamais vous n’avez eu besoin de faire aucun pas dans le chemin d’aucun sentiment : chaque fois, vous avez attendu. À présent vous sentez que tout est vide, parce que vous n’aimez pas vous-même, vous vous laissez aimer. Croyez-moi, aimez à votre tour, n’importe, une quelconque de vos innombrables amoureuses, et vous verrez comme ça vous guérira.

MÉLEK.


La lettre de Djénane déplut à André, qui la jugea pas assez naturelle. « Si son affection, se disait-il, était si profonde, elle aurait, avant tout et malgré tout, désiré me dire adieu, soit à Stamboul, soit à Salonique ; il y a de la littérature là-dedans. » Il se sentait déçu ; sa confiance en elle était ébranlée, et il en souffrait. Il oubliait que c’était une Orientale, plus excessive en tout qu’une Européenne, et d’ailleurs bien plus indéchiffrable.

Il fut sur le point, dans sa réponse, de la traiter en enfant, comme il faisait quelquefois : « Un être qui traîne la souffrance avec lui ! Alors nous y voilà, à votre homme fatal que vous déclariez vous-même démodé depuis 1830… » Mais il craignit d’aller trop loin et répondit sur un ton sérieux, lui disant qu’elle l’avait péniblement atteint en le laissant partir ainsi.

Aucune communication directe n’était possible avec elle, à Bounar-Bachi, dans son palais de belle-au-bois-dormant ; tout devait passer par Stamboul, par les mains de Zeyneb ou de Mélek, et de bien d’autres complices encore.

Au bout de trois semaines, il reçut ces quelques mots, dans une lettre de Zeyneb.


André, comment vous blesser de n’importe ce que je puisse dire ou faire, moi qui suis un rien auprès de vous ? Ne savez-vous pas que toute ma pensée, toute mon affection est une chose humble, que vos pieds peuvent fouler ; un long tapis ancien, aux dessins quand même encore jolis, sur lequel vos pieds ont le droit de marcher. Voilà ce que je suis, et vous pourriez vous fâcher contre moi, m’en vouloir ?

DJÉNANE.


Elle était redevenue Orientale tout entière là-dedans, et André, qui en fut charmé et ému, lui récrivit aussitôt, cette fois avec un élan de douce affection, — d’autant plus que Zeyneb ajoutait : « Djénane est malade là-bas, d’une fièvre nerveuse persistante qui inquiète notre grand’mère, et le médecin ne sait qu’en penser. »

Des semaines après, Djénane le remercia par cette petite lettre, encore très courte, et orientale autant que la précédente :


Bounar-Bachi, 21 février 1905.

Je me disais depuis des jours : Où est-il, le bon remède qui doit me guérir ? Il est arrivé, le bon remède, et mes yeux, qui sont devenus trop grands, l’ont dévoré. Mes pauvres doigts pâles le tiennent, merci ! Merci de me faire l’aumône d’un peu de vous-même, l’aumône de votre pensée. Soyez béni pour la paix que votre seconde lettre m’a apportée !

Je vous souhaite du bonheur, ami, en remerciement de l’instant de joie que vous venez de me donner. Je vous souhaite un bonheur profond et doux, un bonheur qui charme votre vie comme un jardin parfumé, comme un matin clair d’été.

DJÉNANE.


Malade, vaincue par la fièvre, la pauvre petite cloîtrée redevenait quelqu’un de la plaine de Karadjiamir, — comme on redevient enfant. Et, sous cet aspect, antérieur à l’étonnante culture dont elle était si fière, André l’aimait davantage.

Cette fois encore, au petit mot de Djénane, il y avait un post-scriptum de Mélek. Après des reproches sur la rareté de ses lettres toujours courtes, elle disait :


Nous admirons votre agitation, en vous demandant comment il faudrait nous y prendre pour être agitées nous aussi, occupées, surmenées, empêchées d’écrire à nos amis. Enseignez-nous le moyen, s’il vous plaît. Nous au contraire, c’est tout le jour que nous avons le temps d’écrire, pour notre malheur et pour le vôtre…

MÉLEK.

XXXVI


Quand André revint en Turquie, son congé terminé, aux premiers jours de mars 1905, Stamboul avait encore son manteau de neige, mais, ce jour-là, c’était sous un ciel admirablement bleu. Autour du paquebot qui le ramenait, des milliers de goélands et de mouettes tourbillonnaient ; le Bosphore était criblé de ces oiseaux comme d’une sorte de neige à plus gros flocons ; des oiseaux fous, innombrables, une nuée de plumes blanches qui s’agitaient en avant d’une ville blanche ; un merveilleux aspect d’hiver, avec l’éclat d’un soleil méridional.

Zeyneb et Mélek qui savaient par quel paquebot il devait rentrer, lui envoyèrent le soir même, par leur nègre le plus fidèle, leurs sélams de bienvenue, en même temps qu’une longue lettre de Djénane qui, disaient-elles, était guérie, mais prolongeait encore son séjour dans son vieux palais lointain.

Une fois guérie, la petite barbare de la plaine de Karadjiamir était redevenue volontaire et compliquée, plus du tout la « chose humble que son ami pouvait fouler aux pieds ». Oh ! non, car elle écrivait maintenant avec rébellion et violence. C’est qu’il y avait eu, derrière la grille des harems, d’incohérents bavardages sur se livre qu’André préparait ; une jeune femme, que cependant il avait à peine entrevue et seulement sous l’épais voile noir, se serait vantée, prétendaient quelques-unes, d’être son amie, la grande inspiratrice de l’œuvre projetée ; et Djénane, la pauvre séquestrée là-bas, s’affolait d’une jalousie un peu sauvage :


André, ne comprenez-vous pas quelle rage d’impuissance doit nous prendre, quand nous pensons que d’autres peuvent se glisser entre vous et nous ? Et c’est pis encore quand cette rivalité s’exerce sur ce qui est notre domaine : vos souvenirs, vos impressions d’Orient. Ne savez-vous pas, ou avez-vous oublié que nous avons joué notre vie (sans parler de notre repos), et cela uniquement pour vous les donner complètes, ces impressions de notre pays, — car ce n’était même pas pour gagner votre cœur (nous le savions las et fermé) ; non, c’était pour frapper votre sensibilité d’artiste, et lui procurer, si l’on peut dire, une sorte de rêve à demi réel. Afin d’arriver à cela, qui semblait impossible, afin de vous montrer ce que, sans nous, vous n’auriez pu qu’imaginer, nous avons risqué, les yeux ouverts, de nous mettre dans l’âme un chagrin et un regret éternels. Croyez-vous que beaucoup d’Européennes en eussent fait autant ?

Oui, il y a des heures où c’est une torture de songer que d’autres pensées viendront en vous qui chasseront notre souvenir, que d’autres impressions vous seront plus chères que celles de notre Turquie vue avec nous et à travers nous. Et je voudrais, votre livre fini, que vous n’écriviez plus rien, que vous ne pensiez plus, que vos yeux durs et clairs ne s’adoucissent jamais plus pour d’autres. Et quand la vie m’est trop intolérable, je me dis qu’elle ne durera pas longtemps, et qu’alors, si je pars la première et s’il est possible aux âmes libérées d’agir sur celles des vivants, mon âme à moi s’emparera de la vôtre pour l’attirer, et, où je serai, il faudra qu’elle vienne.

Ce qui me reste à vivre, je le donnerais sur l’heure pour lire dix minutes en vous. Je voudrais avoir la puissance de vous faire souffrir, — et le savoir, moi qui aurais donné, il y a quelques mois, cette même vie pour vous savoir heureux.

Mon Dieu, André, êtes-vous donc si riche en amitiés, que vous en soyez si gaspilleur ? Est-ce généreux à vous de faire tant de peine à qui vous aime, et à qui vous aime de si loin, d’une tendresse si désintéressée ? Ne gâtez pas follement une affection qui, — pour être un peu exigeante et jalouse, — n’en est pas moins la plus vraie peut-être et la plus profonde que vous ayez rencontrée dans votre vie.

DJÉNANE.


André se sentit nerveux après avoir lu. Le reproche était enfantin et ne tenait pas debout, puisqu’il n’avait parmi les femmes turques d’autres amies que ces trois-là. Mais c’est le ton général, qui n’allait plus. « Cette fois, il n’y a pas à se le dissimuler, se dit-il, voici une vraie fausse note, un grand éclat discord, au milieu de ces trois amitiés sœurs, dont je m’obstinais à croire la pure harmonie tellement inaltérable… Pauvre petite Djénane, est-ce possible pourtant ? »

Il essaya d’envisager cette situation nouvelle, qui lui parut sans issue. « Cela ne peut pas être, se dit il, cela ne sera jamais, parce que je ne veux pas que cela soit. Voilà pour ce qui me concerne ; de mon côté, la question est tranchée. » Et quand on s’est prononcé d’une façon aussi nette envers soi-même, cela protège bien contre les pensées troubles et les alanguissements perfides.

Son mérite à se parler ainsi n’était d’ailleurs pas très grand, car il avait la conviction absolue que Djénane, même l’aimât-elle, resterait toujours intangible. Il connaissait à présent cette petite créature à la fois confiante et hautaine, audacieuse et immaculée : elle était capable de se livrer loin à un ami qu’elle jugeait décidé à ne pas sortir de son rôle de grand aîné fraternel, mais sans doute elle eût laissé retomber à jamais son voile sur son visage, avec une déception irrémédiable, rien que pour une pression de main un peu prolongée ou tremblante…

L’aventure ne lui en paraissait pas moins pleine de menaces. Et des phrases, dites autrefois par elle et qui l’avaient à peine frappé, lui revenaient à la mémoire aujourd’hui avec des résonances graves : « L’amour d’une musulmane pour un étranger n’a d’autre issue que la fuite ou la mort. »


Mais le lendemain, par un beau temps presque déjà printanier, tout lui sembla beaucoup moins sérieux. Comme l’autre fois, il se dit qu’il y avait peut-être pas mal de « littérature » dans cette lettre, et surtout de l’exagération orientale. Depuis quelques années du reste, pour lui faire entendre qu’on l’aimait, il fallait le lui prouver jusqu’à l’évidence, — tant le chiffre de son âge lui était constamment présent à l’esprit, en obsession cruelle…

Et, le cœur plus léger qu’hier, il se rendit à Stamboul, à Sultan-Selim, où l’attendaient Zeyneb et Mélek qu’il lui tardait de revoir. Stamboul, toujours diversement superbe dans le lointain, était ce jour-là pitoyable à voir de près, sous l’humidité et la boue des grands dégels, et l’impasse où s’ouvrait la maisonnette des rendez-vous, avait des plaques de neige encore, le long des murs à l’ombre.

Dans l’humble petit harem, où il faisait froid, elles le reçurent le voile relevé, confiantes et affectueuses, comme on reçoit un grand frère qui revient de voyage. Et tout de suite, il fut frappé de l’altération de leurs traits. Le visage de Zeyneb, qui restait toujours la finesse et la perfection mêmes, avait pris une pâleur de cire, les yeux s’étaient agrandis et les lèvres décolorées : l’hiver, très rude cette année-là en Orient, avait dû aggraver beaucoup le mal qu’elle dédaignait de soigner. Quant à Mélek, pâlie elle aussi, un pli douloureux au front, on la sentait concentrée, presque tragique, mûrie soudain pour quelque résistance suprême.

— Ils veulent encore me marier ! dit-elle, âprement et sans plus, en réponse à l’interrogation muette qu’elle avait devinée dans les yeux d’André.

— Et vous ? demanda-t-il à Zeyneb.

— Oh ! moi… j’ai la délivrance là, sous ma main, répondit-elle en touchant sa poitrine, que soulevait de temps à autre une petite toux sinistre.

Toutes deux se préoccupaient de cette lettre de Djénane, qui hier venait de passer par leurs mains, et qui était cachetée, chose sans précédent entre elles où il n’y avait jamais eu un mystère.

— Que pouvait-elle bien vous dire ?

— Mon Dieu !… Rien… Des enfantillages… Je ne sais quels absurdes caquets de harem, dont elle s’est émue bien à tort…

— Ah ! sans doute l’histoire de cette nouvelle inspiratrice de votre livre, qui aurait surgi, en dehors de nous ?…

— Justement. Et ça ne tient pas debout, je vous assure ; car, en dehors de vous trois et des quelques vagues fantômes à qui vous m’avez vous-même présenté…

— Nous n’y avons jamais cru, ni ma sœur, ni moi… Mais elle, là-bas, loin de tout… Dans la réclusion, qu’est-ce que vous voulez, on se monte la tête…

— Et elle se l’est montée si bien qu’elle m’en veut très sérieusement…

— Pas à mort, toujours, interrompit Mélek, ou du moins cela n’en a pas l’air… Tenez, regardez plutôt ce qu’elle m’écrit ce matin…

Elle lui tendit ce passage de lettre, après avoir replié la feuille, sur la suite que sans doute il ne devait pas lire :


Dites-lui que je pense à lui sans cesse, que ma seule joie au monde est son souvenir. Ici, je vous envie, c’est tout ce que je fais ; je vous envie pour les moments que vous passez ensemble, pour ce qu’il vous donne de sa présence ; je vous envie de ce que vous êtes si près de lui, de ce que vous pouvez voir son regard, de ce que vous pouvez serrer sa main. Ne m’oubliez pas quand vous êtes ensemble ; je veux ma part de vos réunions et de leur danger.


— Évidemment, conclut-il, en rendant la lettre pliée, cela n’a pas l’air d’une haine bien mortelle…

Il avait fait son possible pour parler d’un ton léger, mais ces quelques phrases, communiquées par Mélek, le laissaient plus convaincu et plus troublé que la longue lettre violente à lui adressée. Pas de « littérature » là-dedans ; c’était tout simple, et si clair !… Et avec quelle candeur elle écrivait à ses cousines ces phrases transparentes, quand elle avait pris la peine de cacheter si soigneusement ses grands reproches amoureux de l’autre jour !

Ainsi avait décidément tourné, contre son attente, cette étrange et paisible amitié de l’année dernière, avec trois femmes, qui, au début, ne devaient former qu’une indissoluble petite trinité, une seule âme, à jamais sans visage. Ce résultat l’épouvantait bien, mais le charmait aussi ; en ce moment, il se sentait incapable de dire s’il préférait que ce fût ainsi ou que ce ne fût pas…

— Quand revient-elle ? demanda-t-il.

— Aux premiers jours de mai, répondit Zeyneb. Nous devons nous réinstaller, comme l’année dernière, dans notre yali de la côte d’Asie. Nos humbles projets sont d’y passer encore un dernier été ensemble, si la volonté de nos maîtres ne vient pas nous séparer par quelque mariage avant l’automne. Je dis dernier, parce que moi, l’hiver sans doute m’emportera, et, dans tous les cas, les deux autres, l’été prochain, seront remariées.

— Ça, on verra bien ! dit Mélek, avec un sombre défi.

Pour André également, ce serait le dernier été du Bosphore. Son poste à l’ambassade prenait fin en novembre, et il était décidé à suivre passivement sa destinée, un peu par fatalisme, et puis aussi parce qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas s’entêter à prolonger, surtout lorsqu’elles ne sauraient avoir que des solutions douloureuses ou coupables. Il entrevoyait donc, avec beaucoup de mélancolie, le recommencement de cette saison enchantée au Bosphore, où l’on circule en caïque sur l’eau bleue, le long des deux rives aux maisons grillagées, ou bien dans la Vallée-du-Grand-Seigneur et dans les montagnes de la côte d’Asie, tapissées de bruyères roses. Tout cela reviendrait une suprême fois, mais pour finir sans aucune espérance de retour. Sur les rendez-vous avec ses trois amies, pèserait, comme l’année dernière, la continuelle attente des délations, des espionnages capables en une minute de le séparer d’elles pour jamais, de plus, cette certitude de ne pas revoir l’été suivant serait là pour donner plus d’angoisse à la fuite des beaux jours d’août et de septembre, à la floraison des colchiques violets, à la jonchée de feuilles des platanes, à la première pluie d’octobre. Et puis surtout, il y aurait cet élément nouveau si imprévu, l’amour de Djénane, qui, même incomplètement avoué, même tenu en bride comme elle en serait capable avec sa petite main de fer, ne manquerait pas de rendre plus haletante et plus cruelle la fin de ce rêve oriental.


XXXVII


Vers le 10 du mois d’avril, le valet de chambre d’André, en le réveillant le matin, lui annonça d’une voix joyeuse, comme un événement pour lui faire plaisir :

— J’ai vu deux hirondelles ! Oh ! elles chantaient, mais elles chantaient !…

Déjà les hirondelles étaient à Constantinople ! Et quel chaud soleil entrait ce matin-là par les fenêtres ! Mon Dieu, les jours fuyaient donc encore plus vite qu’autrefois ! Déjà commencé, le printemps ; déjà une chose entamée, au lieu d’être en réserve pour l’avenir, comme André pouvait se le figurer hier encore par le temps sombre qu’il faisait, et avant les hirondelles apparues ! Et le prochain été, qui arriverait demain, qui arriverait tout de suite, serait le dernier, irrévocablement le dernier de sa vie d’Orient et le dernier sans doute de sa simili-jeunesse… Retourner en Turquie, plus tard, dans les grisailles crépusculaires de son avenir et de son déclin,… peut-être oui… Mais cependant pour quoi faire ? Quand on revient, qu’est-ce qu’on trouve, de soi-même et de ce qu’on a aimé ? Quelle décevante aventure, que ces retours, puisque tout est changé ou mort !… Et d’ailleurs, se disait-il, quand j’aurai écrit le livre dont ces pauvres petites m’ont arraché la promesse, ne me serai-je pas fermé à tout jamais ce pays, n’aurai-je pas perdu la confiance de mes amis les Turcs et le droit de cité dans mon cher Stamboul ?…


Il passa comme un jour, ce mois d’avril. Pour André, il passa en pèlerinage et rêveries à Stamboul, stations à Eyoub ou à Sultan-Fatih, et narguilés de plein air, — malgré les temps incertains, les reprises du froid et du vent de neige.

Et puis ce fut le 1er mai, et Djénane ne parla point de quitter son vieux palais inaccessible. Elle écrivait moins que l’an dernier, et des lettres plus courtes. « Excusez mon silence, lui dit-elle une fois. Tâchez de le comprendre, il y a tant de choses dedans… »

Zeyneb et Mélek cependant affirmaient toujours qu’elle viendrait et semblaient bien en être sûres.

Ces deux-là aussi, André les voyait moins que l’année dernière. L’une était plus retirée de la vie, et la seconde plus inégale, sous cette menace d’un mariage. En outre, les surveillances avaient redoublé cette année, autour de toutes les femmes en général, — et peut-être en particulier autour de celles-là, que l’on soupçonnait (oh ! très vaguement encore) d’allées et venues illicites. Elles écrivaient beaucoup à leur ami, qui pourtant les aimait bien, mais se contentait parfois de répondre en esprit, d’intention seulement. Et alors elles lui faisaient des reproches, — et si discrets :


Khassim-Pacha, le 8 mai 1905.

Cher ami, qu’y a-t-il ? Nous sommes inquiètes, nous vos pauvres amies lointaines et humbles. Quand des jours se passent ainsi sans des lettres de vous, un lourd manteau de tristesse nous écrase les épaules, et tout devient terne, et la mer, et le ciel, et nos cœurs.

Nous ne nous plaignons pas pourtant, je vous assure, et ceci n’est que pour vous redire encore une fois une chose déjà vieille et que vous savez du reste, c’est que vous êtes notre grand et seul ami.

Êtes-vous heureux dans ce moment ? Vos jours ont-ils des fleurs ?

Suivant ce que nous offre la vie, le temps passe vite ou il se traîne. Pour nous, c’est se traîner qu’il fait. Je ne sais vraiment pourquoi nous sommes là, dans ce monde ?… Mais peut-être bien pour l’unique joie d’être vos esclaves très dévouées, très fidèles, jusqu’à la mort et au delà…

ZEYNEB ET MÉLEK.


Déjà le 8 mai !… Il lut cette lettre à sa fenêtre, par un long crépuscule tiède qui invitait à s’attarder là, devant l’immense déploiement des lointains et du ciel. Chez lui, on n’était vraiment plus à Péra ; très loin de la « grand’rue » tapageuse, on dominait ce bois de vieux cyprès odorants, qui est enclavé dans la ville et s’appelle le petit champ-des-morts, et on avait Stamboul, avec ses dômes, dressé en face de soi sur tout l’horizon.

La nuit descendit peu à peu sur la Turquie, une nuit sans lune, mais très étoilée. Stamboul, dans l’obscurité, se drapa de magnificence, redevint comme chaque soir une imposante découpure d’ombre sur le ciel. Et la clameur des chiens, le heurt du bâton ferré des veilleurs, commencèrent de s’entendre dans le silence. Et puis, ce fut l’heure des muezzins, et, de toute cette ville fantastique, étalée là-bas, s’éleva l’habituelle symphonie des vocalises en mineur, hautes, faciles et pures, ailées comme la prière même.

La première nuit, cette année, qui fut une vraie nuit de langueur et d’enchantement. André, de sa fenêtre, l’accueillit avec moins de joie que de mélancolie : son dernier été commençait…

Le lendemain, à son ambassade, on lui annonça comme très prochaine l’installation de tous les ans à Thérapia. Pour lui, cela équivalait presque au grand départ de Constantinople, puisqu’il n’y reviendrait que pour quelques tristes journées, à la fin de la saison, avant de quitter définitivement la Turquie.

D’ailleurs, Turcs et Levantins s’agitaient déjà pour l’émigration annuelle vers le Bosphore ou les îles. Partout, le long du détroit, rive d’Europe et rive d’Asie, les maisons se rouvraient ; sur les quais de pierre ou de marbre, se démenaient les eunuques préparant la villégiature de leurs maîtresses, apportant, à pleins caïques peinturlurés et dorés, les tentures de soie, les matelas pour les divans, les coussins à broderies. C’était bien l’été, venu pour André plus vite que d’habitude, et qui fuirait certainement plus vite encore, puisque toujours les durées semblent de plus en plus diminuer de longueur, à mesure que l’on avance dans la vie.


XXXVIII


Le 1er du beau mois de juin ! Mai n’avait eu aucune durée ; Djénane n’était d’ailleurs pas revenue, et ses lettres, maintenant toujours courtes, n’expliquaient rien.

Le 1er du beau mois de juin ! André qui avait repris son appartement de Thérapia, au bord de l’eau, devant l’ouverture de la Mer Noire, s’éveilla dans la splendeur du matin, le cœur plus serré, du seul fait d’être en juin ; rien que ce changement de date lui donnait le sentiment d’un grand pas de plus vers la fin. — D’ailleurs, son mal sans remède, qui était l’angoisse de la fuite des jours, ne manquait jamais de s’exaspérer dans l’effarement extra-lucide des réveils. — Ce qu’il sentait fuir, cette fois, c’était ce printemps oriental, qui le grisait comme au temps de sa jeunesse, et qu’il ne retrouverai jamais, jamais plus… Et il songeait : « Demain finira tout cela, demain s’éteindra pour moi ce soleil ; les heures me sont strictement comptées, avant la vieillesse et le néant… »

Mais comme toujours, quand le réveil fut complet, reparurent à son esprit les mille petites choses amusantes et jolies de la vie quotidienne, les mille petits mirages qui font oublier la marche du temps, et la mort. Pour commencer, ce fut la Vallée-du-Grand-Seigneur qui se représenta à son souvenir ; elle était là, en face de lui, derrière ces collines boisées de la rive d’Asie qu’il apercevait chaque matin en ouvrant les yeux, et il irait dans l’après-midi s’y asseoir comme l’année dernière à l’abri des platanes, pour fumer des narguilés en regardant de loin passer sur la prairie les promeneuses voilées qui ressemblent à des ombres élyséennes. Ensuite ce fut la préoccupation puérile de son nouveau caïque ; on l’avertit qu’il venait d’accoster sous les fenêtres, arrivant tout fraîchement doré de Stamboul, et que les rameurs demandaient à essayer leurs livrées neuves. Pour son dernier été d’Orient, il voulait paraître en bel équipage, les vendredis, aux Eaux-Douces, et il avait imaginé une très orientale combinaison de couleurs ; les vestes des bateliers et le long tapis traînant allaient être en velours capucine brodé d’or, et sur ce tapis, le domestique assis à la turque, tout au bout de la petite proue effilée, serait en bleu-de-ciel brodé d’argent. Quand ces figurants eurent endossé leurs parures nouvelles, il descendit pour voir l’effet sur l’eau. En ce moment, elle était un miroir imperceptiblement ondulé, cette eau du Bosphore, d’habitude plutôt remuante. Paix infinie dans l’air, fête de juin et de matin dans les verdures des deux rives. André fut content de l’essayage, s’amusa les yeux avec le contraste de ce bonhomme, bleu et argenté, trônant sur ce velours jaune sombre, — dont les broderies dorées reproduisaient un vieux poème arabe consacré à la perfidie de l’amour. Et puis il s’étendit dans le caïque, pour aller faire un tour jusqu’en Asie, avant l’ardeur du soleil méridien.

Le soir, il reçut une lettre de Zeyneb, qui lui donnait rendez-vous au prochain jour des Eaux-Douces, rien que pour se croiser en caïque, bien entendu. Tout devenait plus dangereux, disait-elle, la surveillance était redoublée ; on venait aussi de leur interdire de se promener le long de la côte, comme l’an passé dans cette barque légère, où elles ramaient elles-mêmes en voile de mousseline. Par ailleurs, jamais aucune amertume dans ses plaintes, à Zeyneb ; elle était une trop douce créature pour s’irriter, et puis aussi trop lasse et tellement résignée à tout, avec cette bonne et prochaine mort, qu’elle avait accueillie dans sa poitrine… En post-scriptum elle racontait que le pauvre vieux Mevlut (eunuque d’Éthiopie) venait de se laisser mourir, dans sa quatre-vingt-troisième année ; et c’était un vrai malheur, car il les chérissait, les ayant élevées, et ne les aurait trahies ni pour or ni pour argent. Elles aussi l’aimaient bien ; il était pour ainsi dire quelqu’un de la famille. « Nous l’avons soigné, écrivait-elle, soigné comme un grand-père. » Mais ce dernier mot avait été effacé après coup, et à la place, on lisait, au-dessus, de l’écriture moqueuse de Mélek : « grand-oncle !… »

Le vendredi suivant, il alla donc aux Eaux-Douces, pour la première fois de la saison, et dans son équipage aux couleurs plus étranges que l’an passé. Il y croisa et recroisa ses deux amies, qui avaient changé aussi leur livrée bleue pour du vert et or, et qui étaient en tcharchaf noir, voile semi-transparent, mais baissé sur le visage. D’autres belles dames, aussi très voilées de noir, tournaient la tête pour le regarder, — des dames qui passaient comme étendues sur cette eau aujourd’hui si encombrée d’énigmatiques promeneuses, entre ses rives de fougères et de fleurs : presque toutes ces invisibles s’occupaient de lui, pour avoir lu ses livres, le connaissaient, pour se l’être fait montrer par d’autres ; peut-être même, avec quelques-unes d’entre elles, avait-il causé l’automne dernier, sans voir leur visage, pendant ses aventureuses visites à ses petites amies. Il cueillait çà et là un regard attentif, un gentil sourire, à peine perceptible sous les épaisses gazes noires. Et puis aussi elles approuvaient l’assemblage de couleurs qu’il avait imaginé, et qui glissait avec un éclat de capucine et d’hortensia bleu, sur le ruisseau vert, entre les prairies vertes et les rideaux ombreux des arbres ; elles s’étonnaient avec sympathie de cet Européen qui se révélait un pur Oriental.

Et lui, encore si enfant à ses heures, s’amusait d’attirer l’attention des jolies inconnaissables, et d’avoir parfois régné secrètement sur leurs pensées, à cause de ses livres qu’on lisait beaucoup cette année-là dans les harems. Le ciel de juin était adorable de tranquillité et de profondeur. Les spectatrices aux voiles blancs, qui observaient assises en groupes sur les pelouses des bords, montraient, par l’entrebâillement des mousselines, de jolis yeux calmes. On sentait la bonne odeur des foins, et celle de tous ces narguilés qui se fumaient à l’ombre.

Et on savait que l’été durerait bien trois mois encore, on savait que la saison des Eaux-Douces commençait à peine ; on reviendrait donc plusieurs vendredis et tout cela aurait en somme une petite durée, ne finirait pas dès demain…

Quand André remisa pour un temps son beau caïque dans les herbages, afin d’aller lui aussi fumer un narguilé à l’ombre des arbres, et faire à son tour celui qui regarde passer le monde sur l’eau, il était en pleine illusion de jeunesse, et griserie d’oubli.


XXXIX


LETTRE QU’IL REÇUT DE DJÉNANE,
LA SEMAINE SUIVANTE


Le 22 juin 1905.

Me voici de retour au Bosphore, André, comme je vous l’avais promis, et il me tarde infiniment de vous revoir. Voulez-vous descendre jeudi à Stamboul et venir vers deux heures à Sultan-Selim, dans la maison de ma bonne nourrice ? J’aime mieux là que chez notre amie, à Sultan-Fatih, parce que c’était le lieu de nos premières rencontres…

Mettez votre fez, naturellement, et observez les précautions d’autrefois ; mais n’entrez que si notre signal habituel, le coin d’un mouchoir blanc, sort d’entre les grilles, à l’une des fenêtres du premier étage. Sinon, l’entrevue sera manquée, hélas ! et peut-être pour longtemps ; alors, continuez votre chemin jusqu’au bout de l’impasse, puis, revenez sur vos pas, de l’air de quelqu’un qui s’est trompé.

Tout est plus difficile cette année, et nous vivons dans des transes continuelles…

Votre amie,
DJÉNANE.


il sentit plus que jamais, dès son réveil, l’inquiétude de son aspect. « Depuis l’année dernière, se disait-il, j’ai dû sensiblement vieillir ; il y a des fils argentés dans ma moustache, qui n’y étaient pas quand elle est partie. » Il eût donné beaucoup pour n’avoir jamais troublé le repos de son amie ; mais l’idée de déchoir physiquement à ses yeux lui était quand même insupportable.

Les êtres comme lui, qui auraient pu être de grands mystiques mais n’ont su trouver nulle part la lumière tant cherchée, se replient avec toute leur ardeur déçue vers l’amour et la jeunesse, s’y accrochent en désespérés quand ils les sentent fuir. Et alors commencent les puérils et lamentables désespoirs, parce que les cheveux blanchissent et que les yeux s’éteignent ; on épie, dans la terreur désolée, le moment où les femmes détourneront vers d’autres leur regard…

Le jeudi venu, André, à travers les désolations charmantes du Vieux-Stamboul, sous le beau ciel de juin, s’achemina vers Sultan-Selim, effrayé de la revoir, et peut-être plus encore d’être revu par elle…

En arrivant à l’impasse funèbre, levant les yeux, il aperçut tout de suite la petite chose blanche indicatrice, qui se détachait sur les bruns et les ocres sombres des maisons. Et, derrière la porte, il trouva Mélek aux aguets :

— Elles sont là ? demanda-t-il.

— Oui, toutes deux ; elles vous attendent.

À l’entrée du petit harem, de plus en plus pauvre et fané, Zeyneb se tenait le visage découvert.

Au fond, très dans l’ombre, Djénane, qui cependant vint à lui avec un élan tout spontané, tout jeune, lui donner sa main. Elle était bien là ; il réentendit sa voix de musique lointaine… Mais les yeux couleur d’eau profonde n’y étaient plus, ni les sourcils inclinés comme ceux des madones de douleur, ni l’ovale pur, ni rien : le voile était retombé aussi impénétrable qu’aux premiers jours ; prise d’épouvante pour s’être trop avancée, la petite princesse blanche se retirait dans sa tour d’ivoire… Et André comprit dès l’abord que toute prière serait inutile, que ce voile ne se relèverait plus jamais, à moins peut-être que ne survînt quelque circonstance tragique et suprême. Il eut le sentiment que, dans cette affection si défendue, la période légère et douce avait pris fin. On marchait à partir d’aujourd’hui vers l’inévitable drame.