Calmann-Lévy (p. 357-435).


SIXIÈME PARTIE


XL


Toutefois des jours de calme apparent leur étaient réservés encore.

Il est vrai, juillet passa sans qu’il leur fût possible de se revoir, même de loin, aux Eaux-Douces, — juillet qui est à Constantinople une saison de grand vent et d’orages, une période pendant laquelle le Bosphore, du matin au soir, se couvre d’écume blanche. Ce mois-là, c’est à peine si Djénane put lui écrire, tant elle était surveillée par une vieille tante revêche, venue d’Erivan pour faire une visite interminable, et qui ne supporterait pas de sortir en caïque si l’eau n’était lisse comme un miroir.

Mais la dame, qu’André et ses trois amies appelaient « Peste Hanum », déguerpit au commencement d’août, et le reste de l’été, de leur dernier été, ne cessa plus d’être si beau ! Août, septembre et octobre, c’est au Bosphore la saison délicieuse, où le ciel a des limpidités édéniques, où les jours déclinent, se recueillent et s’apaisent, mais en gardant la splendeur.

Ils redevinrent les habitués des Eaux-Douces d’Asie, et arrangèrent des entrevues à Stamboul dans la maisonnette de Sultan-Selim. Extérieurement, tout se retrouvait pour eux comme pendant l’été de 1904, même le voile noir baissé à demeure sur le visage de Djénane ; mais il y avait dans leurs âmes des sentiments nouveaux, des sentiments encore inexprimés, dont on n’était pas tout à fait certain, et qui cependant amenaient parfois au milieu de leurs causeries des silences trop lourds.

Et puis, l’année précédente ils se disaient : « Nous avons un autre été en réserve devant nous. » Tandis que maintenant tout allait finir, puisque André quittait la Turquie en novembre ; et constamment ils pensaient à cette séparation prochaine, qui leur apparaissait comme aussi définitive qu’une mise au tombeau. Étant de vieux amis, ils avaient déjà des souvenirs en commun, et ils formaient des projets pour recommencer avant l’inexorable fin, des choses d’antan, promenades ou pèlerinages faits naguère à eux quatre : « Il faudrait tâcher de revoir ensemble, encore une fois dans la vie, notre petite forêt vierge de l’automne passé, à Béicos… La tombe de Nedjibé, il faudrait y retourner une suprême fois, nous tous… »

Pour André, qui cette année-là éprouvait la petite mort chaque fois que changeait le nom du mois, le matin du 1er septembre marqua un grand échelon franchi, dans cette descente de la vie qui s’accélérait comme une chute. Il lui parut que, depuis la veille, l’air avait soudainement pris sa limpidité et sa fraîcheur de l’automne, et qu’il était plus sonore aussi, comme cela arrive d’habitude à l’arrière-saison ; mieux qu’hier on entendait les trompettes turques, au timbre grave, qui sonnaient en face, sur la côte d’Asie où les soldats ont un poste, à l’ombre des platanes de Béicos. L’été s’enfuyait décidément, et il songea, avec un frisson, que les colchiques violets allaient commencer de fleurir parmi des feuilles mortes, dans la Vallée-du-Grand-Seigneur.

Cependant combien tout était radieux ce matin, et quel calme inaltéré sur le Bosphore ! Pas un souffle, et, à mesure que montait le soleil, une tiédeur délicieuse. Sur l’eau passait maintenant une longue caravane de navires voiliers, remorqués par un bateau à vapeur ; navires turcs d’autrefois, avec des châteaux-d’arrière aux peinturlures archaïques, navires comme on n’en voit plus qu’en ces parages ; toute toile serrée, ils s’en allaient docilement ensemble vers la Mer Noire, dont l’entrée s’apercevait là-bas entre deux plans d’abruptes montagnes, et qui semblait une mer si tranquille et inoffensive, pour qui ne l’eût point connue. Directement au-dessous de ses fenêtres, André regarda le petit quai ensoleillé, le long duquel de beaux caïques attendaient, entre autres le sien, qui ce soir le conduirait aux Eaux-Douces…

Les Eaux-Douces !… Encore cinq ou six fois à reparaître là, en Oriental, sur ce ruisseau bordé de verdure, où il exerçait comme une petite royauté éphémère et où les dames voilées reconnaissaient de loin la livrée de ses rameurs. Et beaucoup de jours encore à s’asseoir, au baisser du soleil, sous les platanes géants du Grand-Seigneur, à fumer là des narguilés au milieu d’une paix sans nom, tout en regardant la lente promenade des femmes, des « ombres heureuses », dans les lointains de la prairie élyséenne… Au moins trente ou trente-cinq jours d’été, un répit vraiment acceptable avant la grande fin, qui ne serait tout de même pas immédiate… Les collines d’Asie, ce matin-là, au-dessus de Béicos, étaient entièrement roses sous la floraison des bruyères, mais roses comme des rubans roses. Les maisonnettes des villages turcs qui s’avancent dans l’eau, les grands platanes verts aux branches desquels depuis trois cents ans les pêcheurs suspendent leurs filets, tout cela, et le ciel bleu, se regardait tranquillement dans la glace du Bosphore qui avait sa netteté des inaltérables beaux jours. Et ces choses ensemble paraissaient tellement confiantes dans la durée de l’été, et du calme, et de la vie, et de la jeunesse, qu’André une fois de plus s’y laissa prendre, oublia la date et ne sentit plus la menace des proches lendemains.

L’après-midi, il alla donc aux Eaux-Douces, où tout rayonnait dans une lumière idéale ; il y croisa ses trois amies, et cueillit d’autres regards de femmes voilées. Il en revint par un incomparable soir, en longeant la côte d’Asie : vieilles maisons muettes où l’on ne sait jamais quel drame se passe ; vieux jardins secrets sous des retombées de verdure ; vieux quais de marbre très gardés, où d’invisibles belles sont toujours assises les vendredis pour assister au retour des caïques. Entraîné par la cadence vive de ses rameurs, il fendait l’air caressant et suave ; respirer était une ivresse. Il se sentait reposé, il avait conscience d’être jeune d’aspect à ce moment, et en lui s’éveillait la même ardeur à vivre qu’au temps de sa prime jeunesse, la même soif de jouir éperdument de tout ce qui passe. Son âme, qui le plus souvent n’était qu’un obscur abîme de lassitude, pouvait ainsi changer, sous le voluptueux enjôlement des choses extérieures, ou devant quelque fantasmagorie jouée pour ses yeux d’artiste, — changer, redevenir comme neuve, se sentir prête pour toute une suite d’aventures et d’amours.

Il ramenait dans son caïque Jean Renaud, qui lui confiait avec des plaintes brûlantes sa peine d’être amoureux d’une belle dame des ambassades, très aimablement indifférente à son désir, et d’être amoureux en même temps de Djénane qu’il n’avait jamais vue, mais dont la silhouette et la voix troublaient son sommeil. Et André écoutait sans hausser les épaules de tels aveux, qui étaient bien dans le ton de cette soirée ; il se sentait au diapason avec ce jeune, et préoccupé uniquement des mêmes questions, tout le reste ne comptant plus. L’amour était partout dans l’air. Confidence pour confidence, il avait envie de lui crier, dans une sorte de triomphe : « Eh bien ! moi, tenez, je suis plus aimé que vous !… »

Ils continuèrent leur chemin sans plus se parler, chacun pour soi égoïstement plongé dans ses pensées que dominait l’amour ; et la splendeur d’un soir d’été sur le Bosphore magnifiait leur rêverie. Auprès d’eux, les quais interdits des vieilles demeures continuaient de défiler ; des femmes assises tout au bord les regardaient glisser, dans les rayons maintenant couleur de cuivre rouge, et ils s’amusaient en eux-mêmes de savoir que, pour les spectatrices voilées, leur passage, leur caïque avec ses nuances rares, devait faire bien, au milieu de cette apothéose du soleil couchant.


XLI


Septembre vient de finir !… Maintenant la belle teinte rose des bruyères, sur les collines d’Asie, se meurt de jour en jour, se change en une couleur de rouille. Et, dans la vallée de Béicos, les colchiques violets sont fleuris à profusion parmi l’herbe fine des pelouses ; la jonchée des feuilles de platanes, la jonchée d’or est partout répandue. Le soir, pour fumer son narguilé devant la cabane de quelqu’un de ces humbles petits cafetiers qui sont encore là, mais qui vont repartir, on choisit une place au soleil, on recherche la dernière chaleur de l’été déclinant ; ensuite, dès que les rayons commencent à raser la terre et que l’on voit comme un reflet rouge d’incendie sur l’énorme ramure des platanes, on sent une fraîcheur soudaine qui vous saisit et qui est triste ; on s’en va, et les pas sur l’herbe font bruisser les feuilles mortes. À présent, les grandes pluies d’automne, qui laissent la prairie toute détrempée, alternent avec ces jours encore chauds et étrangement limpides, où les abeilles bourdonnent sur les scabieuses d’arrière-saison, mais où des buées froides s’exhalent du sol et des bois quand le soir tombe.

Toutes ces feuilles jaunes par terre, André a déjà connu les pareilles, dans cette même vallée, l’an passé ; — et cela attache à un lieu, d’y avoir vu deux fois la chute des feuilles. Il sait donc que ce sera une souffrance de quitter pour jamais ce petit coin pastoral de l’Asie, où il est venu presque chaque jour pendant deux étés radieux. Il sait aussi que cette souffrance, comme tant d’autres déjà éprouvées ailleurs, s’oubliera vite, hélas ! dans les grisailles de plus en plus sombres d’un proche avenir…


Toute l’année, ils s’étaient vus dans l’impossibilité de refaire par ici aucune promenade ensemble, André et ses amies. Mais ils en avaient combiné deux, coûte que coûte, pour le 3 et 5 octobre, les dernières et les suprêmes.

Le but fixé pour celle d’aujourd’hui 3, était la petite forêt vierge découverte par eux en 1904. Et ils se retrouvèrent là tous ensemble, au bord de ce marécage dissimulé comme exprès, dans un recreux de montagne. Ils reprirent leurs places de jadis, sur les mêmes pierres moussues, près de cette eau dormante d’où sortaient des roseaux si grands et de si hautes fougères Osmondes que l’on eût dit une sorte tropicale.

André vit tout de suite qu’elles n’étaient pas comme d’habitude, les pauvres petites, ce soir, mais nerveuses et outrées, chacune à sa manière, Djénane avec une affectation de froideur, Mélek avec violence :

— Maintenant on veut nous remarier toutes, dirent-elles, pour rompre notre trio de révoltées. Et puis nous avons des allures trop indépendantes, à ce qu’il paraît, et il nous faut des maris qui sachent nous mater.

— Quant à moi, précisa Mélek, la chose a été arrêtée en conseil de famille samedi, on a désigné le bourreau, un certain Omar Bey, capitaine de cavalerie, un bellâtre au regard dur, que l’on a cependant daigné me montrer un jour de ma fenêtre ; donc ça ne traînera pas…

Et elle frappait du pied, les yeux détournés, en froissant dans ses doigts toutes les feuilles à sa portée.

Il ne trouva rien à lui dire et regarda les deux autres. À Zeyneb, la plus près de lui, il allait demander : « Et vous ? » Mais il craignait la réponse, qu’il devinait trop bien, le geste doux et navré qu’elle aurait pour lui indiquer sa poitrine. Et c’est à Djénane, comme toujours la seule au voile baissé, qu’il posa la question :

— Et vous ?

— Oh ! moi, répondit-elle, avec cette indifférence un peu hautaine qui lui était venue depuis quelques jours, moi, il est question de me redonner à Hamdi…

— Et alors, qu’est-ce que vous ferez ?

— Mon Dieu, que voulez-vous que je fasse ! Il est probable que je me soumettrai. Puisqu’il en faut un, n’est-ce pas, autant subir celui-là qui a déjà été mon mari ; la honte me semblera moindre qu’auprès d’un inconnu…

André l’entendit avec stupeur. L’épais voile noir l’empêchait du reste de lire dans ses yeux ce qu’il y avait de sincère ou non, sous cette résignation soudaine. Ce consentement inespéré à un retour vers Hamdi, c’était ce qu’il pouvait souhaiter de meilleur, pour trancher une situation inextricable ; mais d’abord il y croyait à peine, et puis il s’apercevait que ce serait plutôt un dénouement pour le faire souffrir.

Ils ne dirent plus rien sur ces sujets qui brûlaient, et un silence plein de pensées s’ensuivit. Ce fut la voix douce de Djénane qui après s’éleva la première, dans ce lieu, si calme que l’on entendait l’une après l’autre tomber chaque feuille. Sur un ton bien détaché, bien tranquille, elle reparla du livre :

— Ah ! dit-il en essayant de n’être plus sérieux, c’est vrai, le livre ! Depuis des temps, nous n’y pensions plus… Voyons, qu’est-ce que je vais raconter ? Que vous voulez aller dans le monde le soir, et porter le jour des beaux chapeaux, avec beaucoup de roses et de plumets dessus, comme les dames Pérotes ?

— Non, ne soyez pas moqueur, André, aujourd’hui, si près de notre dernier jour…

Il les écouta donc avec recueillement. Sans s’illusionner le moins du monde sur la portée de ce qu’il pourrait faire pour elles, il voulait au moins ne pas les présenter sous un jour fantaisiste, ne rien écrire qui ne fût conforme à leurs idées. Il lui parut qu’elles tenaient à la plupart des coutumes de l’Islam, et qu’elles aimaient infiniment leur voile, à condition de le relever parfois devant des amis choisis et à l’épreuve. Le maximum de leurs revendications était qu’on les traitât davantage comme des êtres pensants, libres et responsables ; qu’il leur fût permis de recevoir certains hommes, même voilées si on l’exigeait, et de causer avec eux, — surtout lorsqu’il s’agirait d’un fiancé.

— Avec ces seules concessions, insista Djénane, nous nous estimerions satisfaites, nous et celles qui vont nous suivre, pendant au moins un demi-siècle, jusqu’à une période plus avancée de nos évolutions. Dites-le bien, notre ami, que nous ne demanderions pas plus, afin qu’on ne nous juge point folles et subversives. D’ailleurs, ce que nous souhaitons là, je défie que l’on trouve dans le livre de notre prophète un texte un peu formel qui s’y oppose.

Quand il prit congé d’elles, le soir approchant, il sentit la petite main que lui tendit Mélek brûler comme du feu.

— Oh ! lui dit-il, effrayé, mais vous avez une main de grande fièvre !

— Depuis hier, oui, une fièvre qui augmente… Tant pis, hein, pour le capitaine Omar Bey !… Et ce soir, cela ne va pas du tout ; je sens une lourdeur dans la tête, une lourdeur… Il fallait bien que ce fût pour vous revoir, sans quoi je ne me serais pas levée aujourd’hui.

Et elle s’appuya au bras de Djénane. Une fois arrivés dans la plaine, ils ne devaient plus avoir l’air de se connaître, — dans la plaine tapissée de fleurs violettes et jonchée de feuilles d’or, — puisqu’il y avait là d’autres promeneurs, et des groupes de femmes, toujours ces groupes harmonieux et lents qui viennent le soir peupler la Vallée de Béicos. Comme d’habitude, André de loin les regarda partir, mais avec le sentiment cette fois qu’il ne reverrait plus jamais, jamais cela : à l’heure dorée par le soleil d’automne, ces trois petites créatures de transition et de souffrance, ayant leurs aspects d’ombres païennes et s’éloignant au fond de cette vallée du Repos, sur ces fines pelouses qui n’ont pas l’air réel, l’une dans ses voiles noirs, les deux autres dans leurs voiles blancs…

Quand elles eurent disparu, il se dirigea vers les cabanes de ces petits cafetiers turcs, qui sont là sous les arbres, et demanda un narguilé, bien que déjà la fraîcheur du soir d’octobre eût commencé de tomber. Dans un dernier rayon de soleil, contre l’un des platanes géants, il s’assit à réfléchir. Pour lui un effondrement venait de se faire ; cette résignation de Djénane avait anéanti son rêve, son dernier rêve d’Orient. Sans bien s’en apercevoir, il avait tellement compté que cela durerait après son départ de Turquie ; une fois séparée de lui, et ne le voyant plus vieillir, elle lui aurait gardé longtemps, avait-il espéré, cette sorte d’amour idéal, qui ainsi serait resté à l’abri des déceptions par lesquelles meurt l’amour ordinaire. Mais non, reprise maintenant par ce Hamdi, qui était jeune et que sans doute elle n’avait pas cessé de désirer, elle allait être tout à fait perdue pour lui : « Elle ne m’aimait pas tant que ça, songeait-il ; je suis encore bien naïf et présomptueux ! C’était très gentil, mais c’était de la « littérature », et c’est fini, ou plutôt cela n’a jamais existé… J’ai l’âge que j’ai, voilà d’ailleurs ce que ça prouve, et demain, ni pour elle ni pour aucune autre, je ne compterai plus. »

Il restait le seul fumeur de narguilé en ce moment sous les platanes. Décidément c’était passé, la saison des beaux soirs tièdes qui amenaient dans cette vallée tant de rêveurs d’alentour ; ce soleil oblique et rose n’avait plus de force ; il faisait froid : « Je m’obstine à vouloir prolonger ici mon dernier été, se disait-il, mais c’est aussi vain et absurde que de vouloir prolonger ma jeunesse ; le temps de ces choses est révolu à jamais… »

Maintenant le soleil s’était couché derrière l’Europe voisine, et dans le lointain les chalumeaux des bergers rappelaient les chèvres ; autour de lui cette plaine, devenue déserte sous ses quelques grands arbres jaunis, prenait cet air tristement sauvage qu’il lui avait déjà connu à l’arrière-saison d’antan… Tristesse du crépuscule et des jonchées de feuilles sur la terre, tristesse du départ, tristesse d’avoir perdu Djénane et de redescendre la vie, tout cela ensemble n’était plus tolérable et disait trop l’universelle mort…


XLII


Ils venaient d’imaginer depuis quelques jours un moyen très ingénieux de correspondre, pour les cas d’urgence. Une de leurs amies appelée Kiamouran avait autorisé André à contrefaire son écriture, très connue de la domesticité soupçonneuse, et à signer de son nom ; de plus, elle avait fourni plusieurs enveloppes à son chiffre, avec l’adresse de Djénane mise de sa propre main. Il pouvait donc leur écrire ainsi (à mots couverts cependant, par crainte des indiscrétions), et son valet de chambre, qui avait pris l’habitude du fez et du chapelet, allait porter cela directement au yali des trois petites coupables ; parfois même André l’envoyait à une heure précise et convenue d’avance ; l’une de ses trois amies se trouvait alors comme par hasard dans le vestibule, d’où les nègres venaient d’être écartés, et pouvait donner une réponse verbale au messager si sûr.

Le lendemain donc, il risqua une de ces lettres signées Kiamouran, pour s’informer de la fièvre de Mélek et demander si la promenade à la mosquée de la montagne tiendrait toujours. Et il reçut le soir un mot de Djénane, disant que Mélek était couchée avec beaucoup plus de fièvre, et que les deux autres ne pourraient s’éloigner d’elle.


Seul, il voulut la faire quand même, cette promenade, le 5 octobre, jour qu’ils avaient fixé pour monter là une dernière fois ensemble.

Et c’était par un temps merveilleux de l’automne méridional ; les bois sentaient bon, les abeilles bourdonnaient. Aujourd’hui, il se croyait moins attaché à ses petites amies turques, même à Djénane, et il avait conscience qu’il se reprendrait à la vie ailleurs, où elles ne seraient pas. Il lui semblait aussi qu’au départ son regret maintenant serait moins pour elles que pour l’Orient lui-même, pour cet Orient immobile qu’il avait adoré depuis ses années de prime jeunesse, et pour le bel été d’ici qui s’achevait, pour ce recoin pastoral de l’Asie où il venait de passer deux saisons dans le calme des vieux temps, dans l’ombre des arbres, dans la senteur des feuilles et des mousses… Oh ! le clair soleil encore aujourd’hui ! Et ces chênes, ces scabieuses, ces fougères aux teintes rougies et dorées, lui rappelaient les bois de son pays de France, à tel point qu’il retrouvait tout à coup les mêmes impressions que jadis, à la fin de ses vacances d’enfant, lorsqu’il fallait à cette même époque de l’année quitter la campagne où l’on avait fait tant de jolis jeux sous le ciel de septembre…

À mesure qu’il s’élevait cependant, par les petits sentiers de lichens et de bruyères, à mesure que se découvraient les lointains, s’en allait son illusion de France ; ce n’était plus cela, et la notion du pays turc s’imposait à la place ; les méandres profonds du Bosphore s’ouvraient à ses pieds, montrant les villages ou les palais des rives, et les caravanes de bateaux en marche. Vers l’intérieur des terres, c’étaient aussi des aspects étrangers, une succession infinie de collines couvertes d’un même et épais manteau de verdure, des forêts trop grandes et tranquilles, comme notre France n’en connaît plus.

Quand il atteignit enfin ce plateau, battu par tous les souffles du large, qui sert de péristyle à la vieille mosquée solitaire, quantité de femmes turques étaient assises là sur l’herbe, venues en pèlerinage dans de très primitives charrettes à bœufs. Vite, dès qu’il fut aperçu, vite les mousselines enveloppantes s’abaissèrent pour cacher tous les visages. Et cela devint une muette compagnie de fantômes voilés, qui se détachaient, avec une grâce archaïque, sur l’immensité de la Mer Noire, soudainement apparue autour de l’horizon.

André se dit alors que, pour lui, le charme de ce pays et de son mystère résisterait à tout, même à la déception causée par Djénane, même aux désenchantements du déclin de la vie…


XLIII


Le lendemain, qui tombait un vendredi, il ne voulut pas manquer d’aller aux Eaux-Douces d’Asie, car c’était bien la dernière des dernières fois : son contrat de la saison, pour le caïque et les rameurs, expirait ce soir-là même, et du reste les ambassades redescendaient toutes à Constantinople la semaine suivante ; le temps du Bosphore touchait à sa fin.

Et jamais jour de plein été ne fut si lumineux ni si calme ; à part qu’il y avait moins de barques peut-être le long de la rive déjà un peu délaissée on aurait pu se croire à un vendredi du beau mois d’août. Par habitude, par attachement aussi, toujours et quand même, il fit passer son caïque sous les fenêtres closes du yali de ses amies… Le petit signal blanc était là, à son poste ! Quelle inexplicable surprise ! Est-ce donc qu’elles allaient venir ?…

Là-bas, aux Eaux-Douces, les prairies étaient couleur d’or autour de la gentille rivière, tant il y avait de feuilles mortes en jonchée, et les arbres disaient bien l’automne. Cependant la plupart des caïques élégants, habitués de ce lieu, entraient l’un après l’autre, amenant les belles des harems, et André reçut au passage, encore une fois pour l’adieu final, des sourires discrets qui lui venaient de dessous les voiles.

Longtemps il attendit, regardant de tous côtés ; mais ses amies toujours n’arrivaient point, et la Journée s’avançait, et les promeneuses commençaient à se retirer.

Il s’en allait donc lui aussi, et il était presque à la sortie de la rivière, lorsqu’il vit poindre dans un beau caïque à livrée bleu et or, une femme seule, la tête enveloppée du yachmak blanc qui laisse paraître les yeux ; des coussins sans doute l’élevaient, car elle semblait un peu grande et haute sur l’eau, comme s’étant arrangée ainsi pour être mieux vue.

Ils se croisèrent, et elle le regarda fixement : Djénane !… Ces yeux couleur de bronze vert et ces longs sourcils roux, que depuis une année elle lui avait cachés, n’étaient comparables à aucuns et ne pouvaient être confondus avec d’autres… Il frissonna devant l’apparition si imprévue qui se dressait à deux pas de lui ; mais il ne fallait pas broncher, à cause des bateliers, et ils passèrent immobiles, sans échanger un signe.

Cependant il fit retourner son caïque l’instant d’après, pour la croiser encore tout à l’heure quand elle redescendrait le cours du ruisseau. Presque plus personne lorsqu’ils se retrouvèrent près l’un de l’autre, dans ce croisement rapide. Et, à cette seconde rencontre, la figure qu’enveloppait le yachmak de mousseline blanche se détacha pour lui sur les cyprès sombres et les stèles d’un vieux cimetière, qui est posé là au bord de l’eau ; — car dans ce pays les cimetières sont partout, sans doute pour maintenir plus présente la pensée de la mort.

Le soleil, déjà bas, et ses rayons, devenus roses, il fallait s’en aller. Leurs deux caïques sortirent presque en même temps de l’étroite rivière, et se mirent à remonter le Bosphore, dans la magnificence du soir, celui d’André à une centaine de mètres derrière celui de Djénane… Il la vit de loin mettre pied sur son quai de marbre et rentrer dans son yali sombre.

Ce qu’elle venait de faire en disait très long : seule, être allée aux Eaux-Douces, — de plus, y être allée en yachmak, afin de montrer ses yeux et d’en graver l’expression dans la mémoire de son ami. Mais André, qui d’abord avait senti tout ce qu’il y avait là de particulier et de touchant, se rappela soudain un passage de Medjé où il racontait quelque chose d’analogue, à propos d’un regard solennel échangé dans une barque au moment de la séparation : « C’était très gentil de sa part, se dit-il donc tristement ; mais c’était encore un peu « littéraire » ; elle voulait imiter Nedjibé… Cela ne l’empêchera pas, dans quelques jours, de rouvrir les bras à son Hamdi. »

Et il continua de remonter le Bosphore en longeant de tout près la rive d’Asie ; déjà beaucoup de maisons vides, hermétiquement closes ; beaucoup de jardins aux grilles fermées, sous l’enchevêtrement des vignes vierges couleur de pourpre ; partout s’indiquait l’automne, le départ, la fin. Çà et là, sur ces petits quais où il est si défendu d’aborder, quelques femmes attardées à la campagne étaient encore venues s’asseoir au bord de l’eau pour ce dernier vendredi de la saison ; mais leurs yeux (tout ce qu’on voyait de leur visage), exprimaient la tristesse du retour si prochain au harem de la ville, l’appréhension de l’hiver. Et le soleil couchant éclairait toute cette mélancolie, comme un feu de Bengale rouge.

Lorsque André fut rentré dans sa maison de Thérapia, ses rameurs vinrent lui présenter leurs sélams d’adieu ; ils avaient repris leurs humbles costumes et chacun rapportait, soigneusement pliées, sa belle chemise en gaze de Brousse, et sa belle veste de velours capucine. Ils rapportaient aussi le long tapis en velours de même couleur, recommandant avec naïveté de bien le faire sécher parce qu’il était imprégné d’humidité salée. André regarda ces pauvres loques, où les broderies d’or avaient commencé de prendre, sous les embruns et le soleil, la patine des vieilles choses précieuses. Qu’en faire ? Les détruire, ne serait-ce pas moins triste que de les rapporter dans son pays, pour se dire plus tard, dans l’avenir morne, en retrouvant ces reliques, fanées de plus en plus : « C’était la livrée de mon caïque jadis, du temps lumineux où j’habitais au Bosphore… »

Le crépuscule arrivait. Il pria son domestique turc, celui qui était un ancien berger d’Eski-Chehir, de prendre sa flûte au son grave et de rejouer l’air de l’an dernier, l’espèce de fugue sauvage qui exprimait maintenant pour lui tout l’indicible d’une fin d’été, dans ce lieu, et dans ces circonstances spéciales. Puis, s’étant accoudé à sa fenêtre, il regarda partir son caïque dont les rameurs étaient redevenus de pauvres bateliers, et qui allait redescendre par étapes vers Constantinople pour s’y louer à un nouveau maître. Longtemps il suivit des yeux, sur l’eau de plus en plus couleur de nuit, cette longue chose blanche, effilée, dont la disparition dans les grisailles crépusculaires représentait pour lui la fuite pareille de deux étés d’Orient.


XLIV


Le samedi 7 octobre dernier jour du Bosphore, il reçut un mot de Djénane le prévenant que Mélek avait toujours plus de fièvre, que les aïeules étaient inquiètes, et que l’on rentrait en ville aujourd’hui même pour une consultation de médecins.

Toutes les ambassades aussi pliaient bagage. André brusqua ses préparatifs de départ, pour avoir le temps de passer encore une fois sur la rive d’Asie, en face, avant la tombée de la nuit, et faire ses adieux à la Vallée-du-Grand-Seigneur. Il y arriva tard, sous un ciel où couraient de gros nuages sombres qui jetaient en passant des gouttes de pluie. La vallée était déserte et, depuis la veille, les petits cafés sous les arbres avaient déménagé. Il dit adieu à deux ou trois humbles âmes en turban qui habitaient là dans des cabanes ; — ensuite à un bon chien jaune et un bon chat gris, petites âmes aussi de cette vallée, qu’il avait connues pendant deux saisons et qui semblaient comprendre son définitif départ. Et puis il refit, au petit pas de funérailles, le tour de ces tranquilles prairies encloses, désertes ce soir, mais où les voiles de ses amies avaient si souvent frôlé l’herbe fine et les fleurs violettes des colchiques. Et cette promenade le retint jusqu’à l’heure semi-obscure où les étoiles s’allument et où commencent de s’entendre les premiers aboiements des chiens errants. Au retour de ce pèlerinage, quand il se retrouva sous les énormes platanes de l’entrée, qui forment là une sorte de bocage sacré, il faisait déjà vraiment noir, et les pieds butaient contre les racines, allongées comme des serpents sous les amas de feuilles mortes. Dans l’obscurité, il revint au petit embarcadère, dont chaque pavé de granit lui était familier, et monta en caïque pour regagner la côte d’Europe.


XLV


Le vent a hurlé toute la nuit sur le Bosphore, ce vent de la Mer Noire dont la voix lugubre s’entendra bientôt d’une façon presque continue pendant quatre ou cinq mois d’hiver. Et ce matin il y a redoublement de rafales, qui viennent secouer la maison d’André pour ajouter à la tristesse de son dernier réveil à Thérapia.

— Eh bien ! il en fait, un temps ! lui dit son valet de chambre, en ouvrant ses fenêtres.

En face, sur les collines d’Asie, on voit des nuages bas et obscurs, qui se traînent, à toucher les arbres échevelés.

Et c’est sous la tourmente sinistre, sous le coup de fouet des averses qu’il descend aujourd’hui le Bosphore pour la dernière fois, passant devant le yali de ses amies, où déjà tout est fermé, calfeutré, des envolées de feuilles mortes dansant la farandole sur le quai de marbre.

Le soir donc il se réinstalle à Constantinople, oh ! pour si peu de temps avant le grand départ ! Juste cinquante jours, car il a décidé de rentrer en France par mer et de prendre le paquebot du 30 novembre, ceci afin d’avoir une date fixée d’avance, inchangeable, à laquelle il faudra bien se soumettre.

Et une lettre de Djénane, à la nuit tombante, lui apporte le verdict des médecins : fièvre cérébrale, d’apparence tout de suite très grave ; la pauvre petite Mélek sans doute va mourir, vaincue par tant de surexcitation nerveuse, de révolte, d’épouvante, que lui a causé ce nouveau mariage.


XLVI


Ces deux semaines de fin octobre, que dura l’agonie de Mélek, furent de beau temps presque inaltérable et de mélancolique soleil. André, chaque soir, à la manière des écoliers, effaçait maintenant le jour révolu, sur un calendrier où la date du 30 novembre était marquée d’une croix. Il vivait le plus possible à Stamboul, de cette vie turque si près de finir pour lui. Mais, ici comme au Bosphore, la tristesse de l’automne s’ajoutait à celle du départ si prochain, et il faisait déjà presque froid, pour les rêveries, pour les narguilés de plein air, devant les saintes mosquées, sous les arbres qui s’effeuillaient.

Naturellement, il ne voyait plus jamais ses amies, car Djénane et Zeyneb ne s’éloignaient pas de celle qui allait mourir. Sur la fin, elles mettaient pour lui, aux grillages d’une fenêtre, un imperceptible signal blanc qui signifiait : elle vit toujours ; et il était convenu qu’un signal bleu signifierait : tout est fini. Dès le matin donc, et ensuite deux fois dans la journée, lui-même, ou son ami Jean Renaud, ou son valet de chambre, passaient par le cimetière de Khassim-Pacha, pour regarder anxieusement à cette fenêtre.

Pendant ce temps-là, dans la maison de la petite mourante, où régnait un attentif silence, des Imams, sur la requête des aïeules, étaient constamment en prière ; l’Islam, le vieil Islam divinement berceur des agonies, enveloppait de plus en plus l’enfant révoltée, qui cédait par degrés à son influence, et s’endormait sans terreur ; du reste, le doute chez elle n’était qu’un mal encore curable, une greffe encore récente sur de longues hérédités de calme et de foi. Et voici que peu à peu, même les observances naïves, qui sont au Coran ce que chez nous les pratiques de Lourdes sont à l’Évangile, même les superstitions des deux vénérables aïeules, ne choquaient plus cette petite incrédule d’hier, qui acceptait qu’on lui mît des amulettes, et que ses vêtements fussent exorcisés par les derviches ; on faisait bénir dans la mosquée d’Eyoub ses chemises d’élégante, qui venaient de chez le bon faiseur parisien, ou bien on les envoyait plus loin encore, à Scutari, chez les saints Hurleurs dont le souffle a le don de guérir, tant qu’ils sont dans l’extase, après leurs longs cris vers Allah.

Quand finit le mois d’octobre, elle était depuis deux jours sans paroles, et probablement sans connaissance, plongée dans une sorte de brûlant et lourd sommeil que les médecins disaient tout proche de la mort.


XLVII


Le 2 novembre, Zeyneb, qui était de veille à son chevet, se retourna tout à coup frissonnante, parce que du fond de la chambre demi-obscure, une voix s’élevait au milieu du si continuel silence, une voix très douce, très fraîche, qui disait des prières. Elle ne l’avait pas entendu venir, cette jeune fille au voile baissé. Pourquoi était-elle là, son Coran à la main ? — Ah ! oui, elle comprit tout de suite : la prière des morts ! C’est un usage en Turquie, lorsqu’il y a dans une maison quelqu’un qui agonise, que les jeunes filles ou les femmes du quartier viennent à tour de rôle lire les prières : elles entrent comme de droit, sans se nommer, sans lever leur voile, anonymes et fatales ; et leur présence est signe de mort, comme chez nous celle du prêtre qui apporte l’extrême-onction.

Mélek aussi avait compris, et ses yeux depuis longtemps fermés se rouvrirent ; elle était arrivée à ce mieux plein de mystère qui, chez les mourants, survient presque toujours. Et elle retrouva un peu de sa voix, que l’on aurait pu croire éteinte pour jamais :

— Venez plus près, dit-elle à l’inconnue, je n’entends pas assez bien… Ne craignez pas que j’aie peur, venez… Lisez plus haut… que je ne perde pas…

Ensuite elle voulut confesser elle-même la foi musulmane et, ouvrant dans la pose de la prière ses petites mains de cire blanche, elle répéta les paroles sacramentelles :

« Il n’y a de Dieu que Dieu seul, et Mahomet est son élu[1]… »

Mais, avant la fin de sa confession, insaisissable comme un souffle, les pauvres mains qui s’étaient tendues venaient de retomber. Alors, celle dont on ne savait pas le nom rouvrit son Coran pour continuer de lire… Oh ! la douceur rythmée, le bercement de ces prières d’Islam, surtout lorsqu’elles sont dites par des lèvres de jeune fille sous un voile épais !… Jusqu-à une heure avancée de la nuit, les pieuses inconnues se succédèrent, entrant et se retirant sans bruit comme des ombres, mais il n’y eut point de cesse dans l’harmonieuse mélopée qui aide à mourir.

Souvent d’autres personnes aussi entraient sur la pointe du pied, et se penchaient, sans mot dire, vers ce lit de mortel sommeil. C’était la mère, créature passive et bonne, toujours si effacée qu’elle comptait à peine. C’étaient les deux aïeules, mal résignées, muettes et presque dures dans la concentration de leur désespoir. Ou c’était le père, Mehmed-Bey, visage bouleversé de douleur et peut-être de remords ; au fond il l’adorait, sa fille Mélek, et par son implacable observance des vieilles coutumes, il l’avait conduite à mourir… Ou bien encore, qui entrait en tremblant, c’était la pauvre mademoiselle Tardieu, l’ex-institutrice, mandée les derniers jours parce que Mélek l’avait voulu, mais tolérée avec hostilité comme responsable et néfaste.

Les yeux de l’enfant agonisante s’étaient refermés ; à part un frémissement des mains quelquefois, ou une crispation des lèvres, elle ne donnait plus signe de vie.


XLVIII


Environ quatre heures du matin. C’était maintenant Djénane qui veillait. Depuis un instant la visiteuse voilée, dont la prière emplissait cette chambre de harem, forçait la voix au milieu du silence plus solennel, lisait avec exaltation comme si elle avait le sentiment que quelque chose se passait, quelque chose de suprême. Et Djénane, qui tenait toujours une des petites mains transparentes de Mélek dans les siennes, sans s’apercevoir qu’elle devenait froide, sursauta de terreur, parce qu’on lui frappait sur l’épaule : deux petits coups d’avertissement, avec une discrétion sinistre… Oh ! l’atroce figure de vieille, jamais vue, qui venait de surgir là derrière elle, entrée sans bruit par cette porte toujours ouverte, une grande vieille, large de carrure, mais décharnée, livide, et qui, sans rien dire, lui faisait signe : « Allez-vous-en ! » Elle avait dû longuement épier dans le couloir, et puis, sûre, avec son tact professionnel, que son heure était venue, elle s’approchait pour commencer son rôle.

— Non ! Non ! dit Djénane, en se jetant sur la petite morte, pas encore ! Je ne veux pas que vous l’emportiez, non !…

— Là, là, doucement, dit la vieille femme, en l’écartant avec autorité, je ne lui ferai point de mal.

Du reste, il n’y avait aucune méchanceté dans sa laideur, mais plutôt de la compassion morne, et surtout une grande lassitude. Tant et tant de jolies fleurs fauchées dans les harems, tant elle avait dû en emporter, cette vieille aux bras robustes, cette « Laveuse de morte », ainsi qu’on les appelle.

Elle la prit à son cou, comme une enfant malade, et la belle chevelure rousse, dénouée, s’épandit sur son horrible épaule. Deux de ses aides, — d’autres vieilles praticiennes encore plus effrayantes, — attendaient dans l’antichambre avec des lumières. Djénane et celle qui priait se mirent à suivre, par les corridors et les vestibules plongés dans le froid silence d’avant-jour, le groupe macabre qui s’en allait, se dirigeant vers l’escalier pour descendre…

Ainsi la petite Mélek-Sadiha-Saadet, à vingt ans et demi, mourut de la terreur d’être jetée une seconde fois dans les bras d’un maître imposé…

L’escalier descendu, les vieilles avec leur fardeau arrivèrent à la porte d’une salle du rez-de-chaussée, dans les communs de cette antique demeure, une sorte d’office pavée de marbre, où il y avait au milieu une table en bois blanc, une cuve pleine d’eau chaude encore fumante, et un drap déplié sur un trépied ; dans un coin, un cercueil, — un léger cercueil aux parois minces comme on les fait en Turquie, — et enfin, par terre, un châle ancien roulé autour d’un bâton, un de ces châles « Validé » qui servent de drap mortuaire pour les riches : toutes ces choses, préparées bien à l’avance, car dans les pays d’Islam, un ensevelissement doit marcher très vite.

Quand les vieilles eurent étendu l’enfant sur la table, qui était courte, les beaux cheveux roux, toujours dénoués, descendirent jusque par terre. Avant de commencer leur besogne, elles firent à Djénane et à l’inconnue voilée un geste qui les congédiait. Celles-ci d’ailleurs se retiraient d’elles-mêmes, pour attendre dehors. Et Zeyneb, éveillée par quelque intuition de ce qui se passait, était venue se joindre à elles, — une Zeyneb qui ne pleurait pas, mais qui était plus blanche que la morte, avec des yeux plus cernés de bleuâtre. Toutes les trois restèrent là immobiles et glacées, suivant en esprit les phases de la toilette suprême, écoutant les bruits sinistres de l’eau qui ruisselait, des objets qui se déplaçaient dans cette salle sonore ; et, quand ce fut fini, la grande vieille les rappela :

— Venez maintenant la voir.

Elle était blottie dans son étroit cercueil, et tout enveloppée de blanc, sauf le visage, encore découvert pour recevoir les baisers d’adieu ; on n’avait pu fermer complètement ses paupières, ni sa bouche ; mais elle était si jeune, et ses dents si blanches, qu’elle demeurait quand même délicieusement jolie, avec une expression d’enfant et une sorte de demi-sourire douloureux.

Alors on alla éveiller tout le monde pour venir l’embrasser, le père, la mère, les aïeules, les vieux oncles rigides, qui depuis quelques jours ne l’étaient plus, les servantes, les esclaves. La grande maison s’emplit de lumières qui s’allumaient, d’effarements, de pas précipités, de soupirs et de sanglots.

Quand arriva l’une des aïeules, la plus violente des deux, celle qui était aussi grand’mère de Djénane et qui, ces derniers jours, campait dans la maison, quand arriva cette vieille cadine 1320, musulmane intransigeante s’il en fut et, ce matin, si exaspérée contre l’évolution nouvelle qui lui enlevait ses petites-filles, — justement l’institutrice craintive, mademoiselle Tardieu, était là, auprès du cercueil, à genoux. Et les deux femmes se regardèrent une seconde en silence, l’une terrible, l’autre humble et épouvantée :

— Allez-vous-en ! lui dit l’aïeule dans sa langue turque, en frémissant de haine. Qu’est-ce donc qu’il vous reste à faire là, vous ? Votre œuvre est finie… Vous m’entendez, allez-vous-en !

Mais la pauvre fille, en reculant devant elle, la regardait avec tant de candeur et de désespoir dans des yeux pleins de larmes, que la vieille cadine eut soudainement pitié ; sans doute comprit-elle, en un éclair, ce que depuis des années elle se refusait à admettre, que l’institutrice dans tout cela n’était qu’un instrument irresponsable au service du Temps… Alors elle lui tendit les mains, en lui criant : « Pardon !… » Et ces deux femmes, jusque-là si ennemies, pleurèrent à sanglots dans les bras l’une de l’autre. Des incompatibilités d’idées, de races et d’époques les avaient séparées longuement ; mais toutes deux étaient bonnes et maternelles, capables de tendresse et de spontané retour.

Cependant un peu de lueur blême à travers les vitres annonçait la fin de cette nuit de novembre. Djénane donc, se souvenant d’André, monta chercher un bout de ruban bleu comme c’était convenu, et, enlevant l’autre signal, attacha celui-là aux quadrillages de la même fenêtre.


XLIX


Ce fut le valet de chambre qui vint regarder au lever du jour, et remonta tout effaré vers Péra :

— Mademoiselle Mélek doit être morte, dit-il à son maître en le réveillant ; elles ont mis un signal bleu, que je viens de voir…

Il avait eu plus d’une fois l’occasion de parler à cette petite Mélek, par quelque fente de porte, lorsqu’il venait faire les dangereuses commissions d’André ; même elle lui avait montré gentiment son visage en lui disant merci. Et pour lui c’était mademoiselle Mélek, tant il lui avait trouvé l’air jeune.

André, informé une heure plus tard par Djénane qu’on l’emporterait à la mosquée vers midi, descendit à Khassim-Pacha avant onze heures. Il avait pris un fez et des vêtements d’homme du peuple, pour être plus sûr qu’on ne le reconnaîtrait pas, car il voulait à un moment donné s’approcher beaucoup, et essayer de remplir un pieux devoir d’Islam envers sa petite amie.

D’abord il attendit à l’écart, dans le cimetière voisin de la maison. Et bientôt il vit sortir le léger cercueil, porté à l’épaule par des gens quelconques, ainsi que le veut l’usage en Turquie ; un vieux châle l’enveloppait exactement, un châle « Validé » à raies vertes et rouges, et aux minutieux dessins de cachemire ; un petit voile blanc était posé dessus, du côté de la tête, pour indiquer que c’était une femme, et, innovation surprenante, il y avait aussi un modeste bouquet de roses épinglé au châle.

Chez les Turcs, on se hâte bien plus que chez nous d’enterrer les morts, et on nenvoie point de lettres de faire-part. Vient qui veut, les parents, les amis, chez qui la nouvelle s’est répandue, les voisins, les domestiques. Jamais de femmes dans ces cortèges improvisés, et surtout point de porteurs : ce sont les passants qui en font l’office.

Un beau soleil de novembre, une belle journée lumineuse et calme ; Stamboul, resplendissant là-bas et, prenant son grand air immuable, au-dessus du léger brouillard d’automne qui enveloppait à ses pieds la Corne-d’Or.

Bien souvent il passait d’une épaule à une autre, le cercueil de Mélek, au gré des sens rencontrés en chemin et qui voulaient tous faire une action pieuse en portant quelques minutes cette petite morte inconnue. Devant, marchaient deux prêtres à turban vert ; une centaine d’hommes suivaient, des hommes de toutes classes ; et il était venu aussi des vieux derviches, avec leurs bonnets de mages, qui psalmodiaient en route, à voix haute et lugubre, — comme ces cris de loups, les soirs d’hiver dans les bois.

On se rendit à une antique mosquée, en dehors des maisons, presque à la campagne, dans un bas-fond tout de suite sauvage. La petite Mélek fut déposée sur les dalles de la cour, et les Imams, en voix de fausset très douces, chantèrent les prières des morts.

Dix minutes à peine, et on se remit en marche pour descendre vers le golfe, prendre ensuite des barques, et gagner l’autre rive, les grands cimetières d’Eyoub où serait sa définitive demeure.

En approchant de la Corne-d’Or, dans les quartiers bas où il y avait beaucoup de monde, le cortège se fit plus lent, à cause de tous ceux qui voulurent en être. La petite Mélek fut portée là, à tour de rôle, par une quantité de bateliers ou de matelots. André, qui avait hésité jusqu’à cette heure, s’approcha enfin, rassuré par cette foule où il était comme perdu, il toucha de la main le vieux châle « Validé », avança l’épaule, et sentit le poids de sa petite amie s’y appuyer un peu le temps de faire une vingtaine de pas avec elle vers la mer.

Après, il s’éloigna pour tout à fait, de peur que son obstination à suivre ne fût remarquée…


L


Une semaine plus tard, les deux qui restaient, Djénane et Zeyneb l’appelèrent à Sultan-Selim. Dans la toujours pareille petite maison si humble, si cachée, si sombre, ils se retrouvèrent ensemble pour l’avant-dernière fois de leur vie, elles toutes noires et invisibles, sous des voiles également épais et également baissés.

Entre eux, il ne fut guère question que de celle qui était partie, celle qui était « libérée », comme elles disaient, et André apprit tous les détails de sa fin. Il lui sembla que leurs voix n’avaient point de larmes sous les masques de gaze noire ; toutes deux se montraient graves et apaisées. De la part de Zeyneb, rien que de très normal dans ce détachement-là, car elle n’appartenait pour ainsi dire plus à ce monde. Mais Djénane l’étonnait d’être si tranquille. À un moment donné, croyant bien faire, il lui dit avec beaucoup de douceur affectueuse : « On m’a fait connaître Hamdi Bey, ce dernier vendredi à Yldiz ; il est distingué, élégant et de jolie figure. » Mais elle coupa court, s’animant pour la première fois : « Si vous voulez bien, André, nous ne parlerons pas de cet homme. » Il apprit alors par Zeyneb que dans la famille, si atterrée par la mort de Mélek, on ne songeait plus à ce mariage pour le moment.

C’était vrai qu’il avait rencontré Hamdi Bey et l’avait trouvé tel. Depuis lors, il s’efforçait même de se dire : « Je suis très heureux qu’il soit ainsi, le mari de ma chère petite amie. » Mais cela sonnait faux, car au contraire il souffrait davantage de l’avoir vu, d’avoir constaté son charme extérieur et surtout sa jeunesse.

Après les avoir quittées, lorsqu’il refit, comme tant d’autres fois, la si longue route entre cette maison et la sienne, Stamboul, plus que jamais, lui produisit l’effet d’une ville qui s’en va, qui piteusement s’occidentalise, et plonge dans la banalité, l’agitation, la laideur ; après ces rues encore immobiles, autour de Sultan-Selim, dès qu’il atteignit les quartiers bas qui sont proches des ponts, il s’écœura au milieu du grouillement des foules qui, de ce côté, na point de cesse ; dans la boue, dans l’obscurité des ruelles étroites, dans le brouillard froid du soir, tous ces empressés qui vendaient ou achetaient mille pauvres choses pitoyables et d’immondes victuailles, n’étaient plus des Turcs, mais un mélange de toutes les races levantines. Sauf le fez rouge qu’ils portaient encore, la moitié d’entre eux n’avaient pas la dignité de garder le costume national, et s’affublaient de ces loques européennes, rebuts de nos grandes villes, qui se déversent ici à pleins paquebots. Jamais aussi bien que cette fois il n’avait aperçu les usines, qui fumaient déjà de place en place, ni les grandes maisons bêtes, copies en plâtre de celles de nos faubourgs. « Je m’obstine à voir Stamboul comme il n’est plus, se dit-il ; il s’écroule, il est fini. Maintenant il faut faire une complaisante et continuelle sélection de ce qu’on y regarde, des coins que l’on y fréquente ; sur la hauteur, les mosquées tiennent encore, mais tous les bas quartiers sont déjà minés par le « progrès », qui arrive grand train avec sa misère, son alcool, sa désespérance et ses explosifs. Le mauvais souffle d’Occident a passé aussi sur la ville des Khalifes ; la voici « désenchantée » dans le même sens que le seront bientôt toutes les femmes de ses harems… »

Mais ensuite il songea, plus tristement encore : « Après tout, qu’est-ce que ça peut me faire ? Je ne suis déjà plus quelqu’un d’ici, moi ; il y a une date absolue, qui va arriver très vite, celle du 30 novembre, et qui m’emmènera sans doute pour jamais. À part les humbles stèles blanches de Nedjibé, là-bas, dont l’avenir m’inquiétera encore, que m’importera tout le reste ? Et moi-même d’ailleurs, dans cinq ans, dans dix ans si l’on veut, que serai-je autre chose qu’un débris ? La vie n’a pas de durée, et la mienne est déjà en arrière de ma route, les choses de ce monde ne me regarderont bientôt plus. Le Temps peut bien continuer sa course à donner le vertige, emporter tout cet Orient que j’aimais, et toutes les beautés de Circassie qui ont de grands yeux couleur de mer, emporter toutes les races humaines et le monde entier, le cosmos immense ; qu’est-ce que ça me fera, puisque je ne le verrai pas, moi qui ai presque fini à présent, et qui demain aurai perdu la conscience d’être… »

À certains moments en revanche, il lui semblait que cette date du 30 novembre ne pourrait jamais arriver, tant il était chez lui à Constantinople, ancré dans cette ville, et même ancré dans sa demeure où rien encore n’avait été dérangé pour le départ. Et en continuant de marcher parmi ces foules, tandis que s’allumaient d’innombrables lanternes, au milieu des cris, des appels, des marchandages en toutes les langues du Levant, il se sentait flotter à la dérive entre des impressions contradictoires.


LI


Novembre allait finir, et ils étaient ensemble la dernière et suprême fois. Ce toujours même rayon de soleil, sur la maison d’en face, leur envoyait, pour un moment encore avant le soir, dans le petit harem pauvre et si caché au cœur de Stamboul, sa lueur réfléchie et comme factice. La pâle Zeyneb au visage dévoilé et l’invisible Djénane perdue dans le noir de ses draperies, causaient avec leur ami André aussi tranquillement qu’au cours de leurs entrevues ordinaires ; on eût dit que cette journée aurait des lendemains, que la date du 30 novembre, désignée pour trancher tout, n’était pas si proche, ou peut-être même n’arriverait point ; vraiment, rien n’indiquait que jamais, jamais plus, après cette fois-là, ils ne réentendraient sur terre sonner leurs voix…

Zeyneb, sans apparente émotion, combinait des moyens de s’écrire quand il serait en France : « La poste restante est maintenant trop surveillée ; en ces temps de terreur que nous traversons, plus personne na le droit d’entrer dans les bureaux sans se nommer. Notre correspondance au contraire sera très sûre par le chemin que j’ai imaginé ; un peu long seulement ; ne vous étonnez donc pas si nous tardons quelquefois quinze jours à vous répondre. »

Djénane exposait avec sang-froid ses plans pour au moins apercevoir encore son ami, le soir même de ce 30 novembre : « À quatre heures de l’horloge de Top-hané, qui est l’heure où les paquebots partent, nous passerons toutes deux le long du quai. Ce sera dans la plus ordinaire des voitures de louage, vous m’entendez bien. Nous passerons aussi près que possible du bord ; vous, de la dunette où vous vous tiendrez, veillez bien tous les fiacres pour ne pas nous manquer ; il y a toujours foule par là, vous savez, et, comme des femmes turques n’ont jamais le droit de s’arrêter, ça durera le temps d’un éclair, notre adieu… »

Ce soir, c’était leur rayon de soleil en face qui devait leur marquer le moment précis de la séparation ; quand il disparaîtrait au faîte du toit, André se lèverait pour partir : ils étaient convenus de cela dès le début ; ils s’étaient accordé cette limite extrême, après laquelle tout serait fini.

André, qui d’avance s’était figuré les trouver douloureusement vibrantes, à cette entrevue suprême, restait confondu devant leur calme. Et puis il avait bien compté revoir les yeux de Djénane, ce dernier jour ; mais non, les minutes passaient, et rien ne bougeait dans l’arrangement du tcharchaf sévère, ni dans les plis de ce voile, sans doute aussi définitivement baissé que s’il était de bronze sur un visage de statue.

Vers trois heures et demie enfin, tandis qu’ils parlaient du « livre » pour dire quelque chose, une presque soudaine pénombre vint envahir le petit harem, et tous les trois en même temps firent silence. — « Allons !… » dit simplement Zeyneb, de sa jolie voix malade, en montrant de la main les fenêtres grillagées que n’éclairait plus le reflet de la maison voisine… Le rayon venait de se perdre au-dessus des vieux toits ; c’était l’heure, et André se leva. Pendant la minute de l’extrême fin, où ils furent debout les uns devant les autres, il eut le temps de penser : « Cette fois était la seule, bien la seule où j’aurais pu la regarder encore, avant que ses yeux et les miens retournent à la poussière… » Être si absolument sûr de ne plus jamais la rencontrer, et cependant partir ainsi, sans l’avoir revue, non, il ne s’attendait pas à cela ; mais il en subit la déception et l’angoissante mélancolie sans rien dire. Sur la petite main qui lui était tendue, il s’inclina cérémonieusement pour la baiser du bout des lèvres, et ce fut tout l’adieu…

Maintenant, les vieilles rues désertes, les vieilles rues mortes, par où il s’en allait seul.

« Cela a très bien fini, se disait-il. Pauvre petite emmurée, cela ne pouvait mieux finir !… Et moi, je m’imaginais fatuitement que ce serait dramatique… »

C’était même plutôt trop bien, cette fin-là, car il s’en allait avec un tel sentiment de vide et de solitude !… Et une tentation le prenait de revenir sur ses pas, vers la porte au vieux frappoir de cuivre, pendant qu’elles pouvaient y être encore. À Djénane il aurait dit : « Ne nous quittons pas ainsi, chère petite amie ; vous qui êtes gentille et bonne, ne me faites pas cette peine ; montrez-moi vos yeux une dernière fois, et puis serrez ma main plus fort ; je m’en irai moins triste… » Bien entendu il n’en fit rien et continua sa route. Mais, à cette heure, il aimait avec détresse tout ce Stamboul, dont les milliers de feux du soir commençaient à se refléter dans la mer ; quelque chose l’y attachait désespérément, il ne définissait pas bien quoi, quelque chose qui flottait dans l’air au-dessus de la ville immense et diverse, sans doute une émanation d’âmes féminines, — car dans le fond c’est presque toujours cela qui nous attache aux lieux ou aux objets, — des âmes féminines qu’il avait aimées et qui se confondaient ; était-ce de Nedjibé, ou de Djénane, ou d’elles deux, il ne savait trop…


LII


Deux lettres du lendemain :


ZEYNEB À ANDRÉ

Vraiment, je n’ai pas compris que nous nous voyions hier pour la dernière fois ; sans cela je me serais traînée comme une pauvre malheureuse, à vos pieds, et je vous aurais supplié de ne pas nous laisser ainsi… Oh ! vous nous laissez perdues dans les ténèbres de l’esprit et du cœur. Vous, vous allez à la lumière, à la vie, et nous nous végéterons nos jours lamentables, toujours pareils dans la torpeur de nos harems…

Après votre départ, nous avons eu des sanglots. Zérichteh, la bonne nourrice de Djénane, est descendue, elle nous a grondées beaucoup et nous a prises dans ses bras ; mais elle aussi, la pauvre bonne âme, pleurait de nous voir pleurer.

ZEYNEB.


J’ai fait remettre ce matin chez vous d’humbles souvenirs turcs. La broderie est de la part de Djénane ; c’est l’ « ayette », le verset du Coran, qui, depuis son enfance, veillait au-dessus de son lit. Acceptez les voiles de moi ; celui brodé de roses est un voile circassien qui m’a été donné par mon aïeule ; celui brodé d’argent était dans les coffres de notre yali : vous les jetterez sur quelque canapé, dans votre maison de France.

Z…


DJÉNANE À ANDRÉ

Je voudrais lire en vous, quand le navire doublera la Pointe-du-Sérail, quand à chaque tour d’hélice s’enfuiront les cyprès de nos cimetières, nos minarets, nos coupoles… Vous les regarderez jusqu’à la fin, je le sais. Et puis, plus loin, déjà dans la Marmara, vos yeux chercheront encore, près de la muraille byzantine, le cimetière abandonné où nous avons prié un jour… Et enfin, pour vos yeux tout se brouillera, les cyprès de Stamboul, et tous les minarets et toutes les coupoles, et, dans votre cœur bientôt, tous les souvenirs…

Oh ! qu’ils se brouillent donc et que tout se confonde : la petite maison d’Eyoub qui fut celle de votre amour et l’autre pauvre logis au cœur de Stamboul près d’une mosquée, et la grande demeure triste où vous êtes une fois entré en fraude… Et qu’elles se brouillent aussi, toutes ces silhouettes : l’aimée d’autrefois, qui près de vous allait dans son feredjé gris, le long de la muraille, parmi les petites marguerites de janvier (j’ai suivi son Sentier et appelé son ombre), et ces trois autres plus tard, qui voulaient être vos amies. Confondez-les toutes, confondez-les bien et gardez-les ensemble dans votre cœur (dans votre mémoire, ce n’est pas assez). Elles aussi, celles d’aujourd’hui, vous ont aimé, plus que vous ne l’avez cru peut-être… Je sais que vos yeux auront des larmes, lorsque disparaîtra le dernier cyprès… et je veux pour moi, une larme…

Et là-bas… quand vous serez arrivé, comment penserez-vous à vos amies ? Le charme rompu, sous quel aspect vous apparaîtront-elles ? C’est atroce de se dire que peut-être il ne restera rien, que peut-être vous hausserez les épaules et vous sourirez en y repensant…

Quelle hâte et quelle frayeur j’ai de le lire, ce livre où vous parlerez des femmes turques, — de nous !… Y trouverai-je ce que je cherche en vain à découvrir depuis que nous nous connaissons : le fond de votre âme, le vrai intime de vos sentiments ; tout ce que ne révèlent ni vos lettres brèves, ni vos paroles rares. J’ai bien quelquefois senti en vous l’émotion, mais c’était si tôt réprimé, si furtif ! Il y a eu des moments où j’aurais voulu vous ouvrir la tête et le cœur, pour savoir enfin ce qu’il y avait derrière vos yeux froids et clairs !…

Oh ! André, ne dites pas que je divague !… Je suis malheureuse et seule,… je souffre et me débats dans la nuit !… Adieu. Plaignez-moi. Aimez-moi un peu si vous pouvez.

DJÉNANE.


André répondit :


Il ne vous reste plus grand’chose à découvrir, allez derrière mes yeux « froids et clairs ». Je sais bien moins ce qui se passe derrière les vôtres, chère petite énigme…

Vous me la reprochez toujours, ma manière silencieuse et fermée : c’est que j’ai trop vécu, voyez-vous ; quand il vous en sera arrivé autant, vous comprendrez mieux…

Et si vous croyez que vous n’avez pas été glaciale, vous, hier, au moment de nous quitter !…

Donc, à demain soir quatre heures, au triste quai de Galata. Dans ce tohu-bohu des départs, je veillerai bien ; je n’aurai d’autre préoccupation, je vous assure, que de ne pas manquer le passage de votre chère silhouette noire,… puisque c’est tout ce que vous me laissez le droit de regarder encore…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

ANDRÉ.

LIII


Le jeudi 30 novembre est arrivé, prompt et sans merci, comme arriveront empressées toutes les dates décisives ou fatales, non seulement pour chacun de nous celle où il faudra mourir, mais celles après qui verront tomber les derniers de notre génération, finir l’Islam et disparaître nos races au déclin, puis celles encore qui amèneront la consommation des Temps, l’anéantissement et l’oubli des tourbillons de soleils dans les souveraines Ténèbres…

Vite, vite il est arrivé ce jeudi 30 novembre, date quelconque et inaperçue pour la majorité des êtres si divers que Constantinople voit s’agiter dans ses foules ; mais, pour Djénane, pour André, date marquant un de ces tournants brusques où la vie change.

À l’aube froide et grise, tous deux s’éveillèrent presque en même temps, tous deux sous le même ciel, dans la même ville pour quelques heures encore, séparés seulement par un ravin empli d’habitations humaines et par un bois de cyprès empli de morts, — mais en réalité très loin l’un de l’autre à cause d’invisibles barrières. Lui, fut saisi par l’impression du départ, dès qu’il rouvrit les yeux, car il n’habitait plus sa maison, mais campait à l’hôtel ; il s’y était du reste perché le plus haut possible, pour fuir le tapage d’en bas, les casquettes des globe-trotters d’Amérique et les élégances des aigrefins de Syrie ; et surtout pour avoir vue encore sur Stamboul, avec Eyoub au lointain.

Et tous deux, Djénane et André, interrogèrent d’abord l’horizon, l’épaisseur des nuées, la direction du vent d’automne, l’un de sa fenêtre largement ouverte, l’autre à travers l’oppressant, l’éternel quadrillage de bois où s’emprisonnent les harems.

Ils avaient souhaité pour ce jour un temps lumineux et le rayonnement nostalgique de ce soleil d’arrière-saison, qui parfois vient épandre sur Stamboul une tiédeur de serre. Lui, c’était pour emporter, dans ses yeux avides et affolés de couleur, une dernière vision magnifique de la ville aux minarets et aux coupoles.

Elle, c’était pour être plus sûre de réussir à l’apercevoir encore une fois, de ce quai de Galata, en passant le long de son navire en partance, — car autrement, rien ne lui causait plus intime mélancolie que ces pâles illuminations roses des beaux soirs de novembre, et depuis longtemps elle s’était dit que s’il fallait, après qu’il serait parti pour jamais, rentrer s’ensevelir chez soi par un de ces couchers de soleil languides et tout en or, ce serait plus intolérable que sous la morne tombée des crépuscules pluvieux. Mais voilà, par temps de pluie tout deviendrait plus compliqué et plus incertain : quel prétexte inventer alors pour une promenade, comment échapper à l’espionnage redoublé des eunuques noirs et des servantes ?…

Or, la pluie s’annonçait, à n’en pas douter, pour tout le jour. Un ciel obscur, remué et tourmenté par le vent de Russie ; de gros nuages qui couraient bas, presque à toucher la terre, enténébrant les lointains et inondant toutes choses ; du froid et de la mouillure.

Et Zeyneb aussi, par sa fenêtre aux vitres ouvertes, regardait le ciel, indifférente à sa propre conservation, aspirant longuement l’humidité glacée des hivers de Constantinople, qui déjà l’année précédente avait développé dans sa poitrine les germes de la mort. Puis tout à coup il lui sembla qu’elle gaspillait les minutes utiles ; ce n’était pourtant que ce soir à quatre heures, le départ d’André, mais elle ne se tint pas d’aller chez Djénane, comme elle l’avait promis hier ; toutes deux avaient à revoir ensemble leurs plans, à combiner de plus infaillibles ruses, afin de passer bien exactement à l’heure voulue sur ce quai des paquebots. Il demeurait encore là pour presque un jour, lui ; donc, l’agitation causée par sa présence, le trouble et le danger continuaient de les soutenir ; elles se sentaient actives et fébriles ; tandis qu’après, oh ! après ce serait la replongée soudaine dans ce calme où il n’y aurait plus rien…

Pour André au contraire, la journée commençait dans la mélancolie plutôt tranquille. L’immense lassitude d’avoir tant vécu, tant aimé et tant de fois dit adieu, endormait décidément son âme à l’heure de ce départ, que d’avance il s’était représenté plus cruel. Avec surprise, presque avec remords, il constatait déjà en soi-même une sorte de détachement avant d’être en route… « D’ailleurs il fallait couper court, se disait-il : quand je serai loin, tout ira mieux pour elle ; tout s’arrangera, hélas ! sous les caresses de Hamdi… »

Mais quel ciel décevant, pour le dernier jour ! Il avait compté, dans une flânerie triste et douce au soleil de novembre, aller encore jusqu’à Stamboul. Mais non, impossible, avec ce temps d’hiver ; ce serait finir sur des images trop décolorées… Il ne passerait donc pas les ponts, — plus jamais, — et resterait dans ce Péra insipide et crotté, à s’ennuyer en attendant l’heure.


Deux heures, temps de quitter l’hôtel pour se diriger vers la mer. Avant de descendre, il y eut cependant l’infinie tristesse du dernier regard jeté de la fenêtre, vers cet Eyoub et ces grands champs des morts que l’on n’apercevrait plus d’en bas, ni de Galata, ni de nulle part : tout au loin, dans le brouillard, au-delà de Stamboul, quelque chose comme une crinière noire dressée sur l’horizon, une crinière de mille cyprès que, malgré la distance, on voyait aujourd’hui remuer, tant le vent les tourmentait…

Après qu’il eut regardé, il descendit donc vers ce quartier bas de Galata, toujours encombré d’une vile populace Levantine, qui est la partie de Constantinople la plus ulcérée par le perpétuel contact des paquebots, et par les gens qu’ils amènent, et par la pacotille moderne qu’ils vomissent sans trêve sur la ville des Khalifes.

Ciel sombre, ruelles feutrées de boue gluante, cabarets immondes empestant la fumée et l’alcool anisé des Grecs, cohue de portefaix en haillons, et troupes de chiens galeux. — De tout cela, le soleil magicien parvient encore à faire de la beauté, parfois ; mais aujourd’hui, quelle dérision, sous la mouillure de l’hiver !


Quatre heures maintenant ; on sent déjà baisser le jour de novembre derrière l’épaisseur des nuages. C’est l’heure officielle du départ, — et l’heure aussi où doit passer lentement la voiture de Djénane pour le grand adieu. André, sa cabine choisie, ses bagages placés, se tient à l’arrière sur la dunette, entouré d’aimables gens des ambassades qui sont venus pour le conduire, tantôt distrait de ce qu’on lui dit par l’attente de cette voiture, tantôt oubliant un peu celles qui vont passer, pour répondre en riant à ceux qui lui parlent.

Le quai, comme toujours, est bondé de monde. Il ne pleut plus. L’air est plein du bruit des machines, des treuils à vapeur, et des appels, des cris lancés par les portefaix ou les matelots, en toutes les langues du Levant. Cette foule mouillée, qui hurle et se coudoie, c’est un méli-mélo de costumes turcs et de loques européennes, mais les fez bien rouges sur toutes les têtes font quand même l’ensemble encore oriental. Le long de la rue, derrière tout ce monde, les cafés regorgent de Levantins, des figures coiffées de bonnets rouges garnissent chaque fenêtre de ces maisons en bois, perpétuellement remplies de musiquettes orientales et de fumées de narguilés. Et ces gens regardent, comme toujours, le paquebot en partance. Mais, au-delà de ce quartier interlope, de cette bigarrure de costumes et de ce bruit, au-delà, séparé par les eaux d’un golfe qui supporte une forêt de navires, le grand Stamboul érige ses mosquées dans la brume ; sa silhouette toujours souveraine écrase les laideurs proches, domine de son silence le grossier tumulte…

Ne viendront-elles pas, les pauvres petites ?… Voici qu’André les oublie presque, dans cette griserie inévitable des départs, occupé qu’il est à distribuer des poignées de main, à répondre à des propos d’insouciante gaieté. Et puis, il n’est plus bien certain si c’est lui en personne qui s’en va : tant de fois il est monté sur ces mêmes paquebots, en face de ce même quai et de ces mêmes foules, venant reconduire ou recevoir des amis, comme c’est l’usage à Constantinople. Du reste, cette ville de Stamboul, profilée là-bas, est tellement sienne, presque sa ville à lui depuis plus d’un quart de siècle ; est-ce possible qu’il la quitte bien réellement ? Non, il lui semble que demain il y retournera comme d’habitude, retrouvant les endroits si familiers et les visages si connus…

Cependant le second coup de la cloche du départ achève de sonner ; les amis qui le reconduisaient s’en vont, la dunette se vide ; ceux-là seuls qui doivent prendre la mer restent en face les uns des autres et s’observent. — Il n’y a pas à dire, il a tinté un peu lugubrement, ce second coup de cloche, le dernier, — et André alors se ressaisit…

Ah ! cette voiture là-bas, ce doit être cela. Un coupé de louage, — bien quelconque, mais elle l’avait annoncé tel, — et qui avance avec plus de lenteur encore que l’encombrement ne l’exigerait. Il va passer tout près ; la glace est baissée ; là-dedans ce sont bien deux femmes voilées de noir… Et l’une soulève brusquement son voile. Djénane !… Djénane qui a voulu être vue ; Djénane qui le regarde, la durée d’une seconde, avec une de ces expressions d’angoisse qui ne peuvent plus s’oublier jamais…

Ses yeux resplendissaient au milieu de ses larmes ; mais déjà ils n’y sont plus… Le voile est retombé, et cette fois André a senti que c’était quelque chose de définitif et d’éternel, comme lorsqu’on vous cache une figure aimée sous le couvercle d’un cercueil… Elle ne s’est point penchée à la portière, elle n’a pas fait un adieu de la main, pas un signe ; rien que ce regard, qui suffisait du reste pour mettre une femme turque en danger grave. Et maintenant le coupé de louage continue lentement sa marche, il s’éloigne à travers la foule pressée…

Cependant ce regard-là vient de pénétrer plus avant dans le cœur d’André que toutes les paroles et toutes les lettres. Sur le quai, ces groupes de gens, qui lui disent adieu de la main ou du chapeau, n’existent plus pour lui ; il n’y a au monde à présent que cette voiture là-bas, qui s’en retourne lentement vers un harem. Et ses yeux, qui voudraient au moins la suivre, tout à coup s’embrument, voient les choses comme oscillantes et troubles…

Mais quoi ? alors, c’est qu’il rêve ! La voiture, qui cheminait toujours au pas, on dirait qu’elle s’éloigne rapidement quand même, et dans un sens différent de celui où les chevaux marchent ! Elle s’en va par le travers, comme une image que l’on emporte, et tout s’en va avec elle, les gens, ce grouillement de peuple, les maisons, la ville… Ah ! c’est le paquebot qui est parti !… Sans un bruit, sans une secousse, sans qu’on ait entendu tourner son hélice… La pensée ailleurs, il n’y avait pas pris garde… Le grand paquebot, entraîne par des remorqueurs, s’éloigne du quai sans qu’on le sente remuer ; on dirait que c’est le quai qui fuit, qui se dérobe très vite, avec sa laideur, avec ses foules, tandis que le grand Stamboul, étant plus haut et plus lointain, ne bouge pas encore. La clameur des voix se perd, on ne distingue plus les mains qui disent adieu, — ni la caisse noire de cette voiture, au milieu des mille points rouges qui sont des fez turcs.

Toujours sans que rien n’ait semblé remuer à bord, et dans un silence presque soudain que l’on n’attendait pas, Stamboul lui-même commence de s’estomper sous le brouillard et le crépuscule ; toute cette Turquie s’efface, avec une sorte de majesté funèbre, dans le lointain, — bientôt dans le passé.

Et André ne cesse de regarder, aussi longtemps qu’un vague contour de Stamboul reste dessiné au fond des grisailles du soir. Pour lui, de ce côté-là de l’horizon, persiste un charme d’âmes et de formes féminines, — de celles qui s’en allaient tout à l’heure dans cette voiture, et des autres déjà dissoutes par la mort…


La tombée de la nuit, dans la Marmara…

André songe : « À cette heure-ci, elles viennent d’arriver chez elles. » Et il se représente ce qu’a dû être leur trajet de retour, puis leur rentrée à la maison sous des regards inquisiteurs, et enfin leur enfermement, leur solitude ce même soir…

On est encore tout près : ce phare, qui vient de s’allumer à petite distance, et brille sur l’obscurité de la mer, c’est celui de la Pointe-du-Sérail. Mais André a l’impression d’être déjà infiniment loin ; ce départ a tranché comme d’un coup de hache les fils qui reliaient sa vie turque à l’heure présente, et alors cette période, en réalité si proche mais qui n’est plus retenue par rien, se détache, tombe, tombe tout à coup au fond de l’abîme où s’anéantissent les choses absolument passées…


LIV


À son arrivée en France, il reçut ces quelques mots de Djénane :


Quand vous étiez dans notre pays, André, quand nous respirions le même air, il semblait encore que vous nous apparteniez un peu. Mais à présent vous êtes perdu pour nous ; tout ce qui vous touche, tout ce qui vous entoure nous est inconnu,… et de pus en plus votre cœur, votre pensée distraite nous échappent. Vous fuyez, — ou plutôt c’est nous qui pâlissons, jusqu’à disparaître bientôt. C’est affreux de tristesse.

Quelque temps encore votre livre vous obligera de vous souvenir. Mais après ?… J’ai cette grâce à vous demander : vous m’en enverrez tout de suite les premiers feuillets manuscrits, n’est-ce pas ? Hâtez-vous. Ils ne me quitteront jamais ; où que j’aille, même dans la terre, je les emporterai avec moi… Oh ! la triste chose que le roman de ce roman : il est aujourd’hui le seul terrain où je me sente sûre de vous rencontrer ; il sera demain tout ce qui survivra d’une période à jamais finie…

DJÉNANE.


André aussitôt envoya les feuillets demandés. Mais plus de réponse, plus rien pendant cinq semaines, jusqu’à cette lettre de Zeyneb :


Khassim-Pacha, le 13 Zilkada 1323.

André, c’est demain matin que l’on doit conduire notre chère Djénane à Stamboul, dans la maison de Hamdi Bey une seconde fois, avec le cérémonial usité pour les mariées. Tout a été conclu singulièrement vite, toutes les difficultés aplanies ; les deux familles ont combiné leurs démarches auprès de Sa Majesté Impériale pour que l’iradé de séparation fût rapporté ; elle n’a eu personne pour la défendre.

Hamdi Bey lui a envoyé aujourd’hui les plus magnifiques gerbes de roses de Nice ; mais ils ne se sont pas même revus encore, car elle avait chargé Émiré Hanum de lui demander comme seule grâce d’attendre après la cérémonie de demain. Elle a été comblée de fleurs, si vous pouviez voir sa chambre, où vous êtes entré une fois, elle a voulu les y faire porter toutes, et on dirait un jardin d’enchantement.

Ce soir, je l’ai trouvée stupéfiante de calme, mais je sens bien que ce n’est que lassitude et résignation. Dans la matinée de ce jour, où il faisait étrangement beau, je sais qu’elle a pu sortir accompagnée seulement de Kondjé-Gul, pour aller aux tombes de Mélek et de votre Nedjibé, et, sur la hauteur d’Eyoub, à ce coin du cimetière où ma pauvre petite sœur vous avait photographiés ensemble, vous en souvenez-vous ? Je voulais passer cette dernière soirée auprès d’elle, nous avions fait ainsi, Mélek et moi, la veille de son premier mariage ; mais j’ai compris qu’elle préférait être seule ; je me suis donc retirée avant la nuit, le cœur meurtri de détresse.

Et maintenant me voilà rentrée au logis, dans un isolement affreux ; je la sens plus perdue que la première fois, parce que mon influence est suspecte à Hamdi, on me tiendra à l’écart, je ne la verrai plus… Je ne croyais pas, André, que l’on pouvait tant souffrir ; si vous étiez quelqu’un qui prie, je vous dirais priez pour moi ; je me borne à vous dire ayez pitié, une grande pitié de vos humbles amies, des deux qui restent.

ZEYNEB.


Oh ! ne croyez pas qu’elle vous oublie ; le 27 Ramazan, notre jour des morts, elle a voulu que nous allions ensemble à la tombe de votre Nedjibé, lui porter des fleurs… et nos prières, ce qui nous reste de notre foi perdue… Si vous n’avez pas reçu de lettres depuis plusieurs jours, c’est qu’elle était souffrante et torturée ; mais je sais qu’elle a l’intention de vous écrire longuement ce soir, avant de s’endormir ; en me quittant, elle me la dit.

Z…

LV


Mais le surlendemain arriva ce faire-part[2] manuscrit, dans lequel André, dès qu’il déchira l’enveloppe, crut reconnaître l’écriture de Djavidé Hanum :


Allah !
Feridé-Azâdé-Djénane,
fille de Tewfik Pacha Darihan Zâdé et de Seniha Hanum Kerissen, vient de mourir ce 14 Zilkada 1323.

Elle était née le 22 Redjeb 1297, à Karadjiamir.

Suivant sa volonté, elle a été inhumée dans le Turbé des vénérés Sivassi d’Eyoub, pour y dormir son dernier sommeil.

Mais ses yeux, qui étaient purs et beaux, se sont rouverts déjà, et Dieu, qui l’a beaucoup aimée, a dirigé son regard vers les jardins du paradis, où Mahomet, notre prophète, attend ses fidèles.

Nous tous qui mourrons, notre prière monte vers toi, ô Djénane-Feridé-Azâdé, et te demande de ne pas nous oublier dans ton appel. Et nous, tes humbles amies, nous suivrons la voie lumineuse que tu nous auras tracée.

Ô Djénane-Feridé-Azâdé,

que le rahmet[3] d’Allah descende sur toi !

Khassim-Pacha, 15 Zilkada 1323.


Il avait lu avec hâte et avec trouble ; d’abord la forme orientale de cette note ne lui était pas familière, et puis, tous ces noms différents qu’avait Djénane, il ne les connaissait pas à première vue ils le déroutaient… Et il fallut presque des minutes avant qu’il eût bien irrévocablement entendu qu’il s’agissait d’elle…


LVI


Une longue lettre de Zeyneb lui parvint trois jours après, contenant une enveloppe fermée, sur laquelle son nom, « André », avait été écrit encore de la main de Djénane.


LETTRE DE ZEYNEB

André, toutes mes souffrances, toutes mes détresses n’étaient que joie tant que son sourire les éclairait ; tous mes jours noirs s’illuminaient d’elle : je le comprends à présent qu’elle n’y est plus…

Voici une semaine bientôt qu’elle est couchée sous de la terre… Jamais je ne reverrai ses yeux profonds et graves où son âme paraissait, jamais je n’entendrai plus sa voix, ni son rire d’enfant ; tout sera morne autour de moi jusqu’à la fin : Djénane est couchée dans la terre… Je ne le crois pas encore, André, et pourtant j’ai touché ses petites mains froides, j’ai vu son sourire figé, ses dents nacrées entre ses lèvres de marbre… C’est moi qui suis allée près d’elle la première, qui ai pris la suprême lettre qu’elle avait écrite, la lettre pour vous, froissée et tordue entre ses doigts… Je ne le crois pas encore, et pourtant je l’ai vue raidie et blanche ; j’ai tenu dans mes mains ses mains de morte… Je ne le crois pas, mais cela est, et je l’ai vu, et j’ai vu son cercueil enveloppé du Validé-Châle, avec un voile vert de la Mecque, et j’ai entendu l’Imam dire pour elle la prière des morts…

Jeudi, ce jour même où nous devions la reconduire à Hamdi Bey, j’ai reçu un mot à l’aube, avec une clef de sa chambre… (Cette serrure qu’elle était si contente d’avoir obtenue, vous vous rappelez ?) C’est Kondja-Gul qui m’apportait cela, et pourquoi de si bonne heure ?… J’avais de l’effroi déjà en déchirant l’enveloppe… Et j’ai lu : « Viens, tu me trouveras morte. Tu entreras la première et seule dans ma chambre ; près de moi tu chercheras une lettre ; tu la cacheras dans ta robe, et ensuite tu l’enverras à mon ami.

Et j’y suis allée en courant, je suis entrée seule dans cette chambre… Oh ! André, l’horreur d’entrer là… L’horreur du premier regard jeté là-dedans !… Où serait-elle ? Dans quelle pose,… tombée, couchée ?… Ah ! là, dans ce fauteuil, devant son bureau, cette tête renversée, toute blanche, qui avait l’air de regarder le jour levant… Et je ne devais pas appeler, pas crier… Non, la lettre, je devais chercher la lettre… Des lettres, j’en voyais cinq ou six cachetées sur ce bureau près d’elle ; sans doute ses adieux, Mais il y avait aussi des feuillets épars, ce devait être ça, avec cette enveloppe prête qui portait votre nom… Et le dernier feuillet, celui que vous verrez froissé, je l’ai pris dans sa main gauche qui le tenait, crispée… J’ai caché tout cela, et, quand j’ai eu fait comme elle voulait, alors seulement j’ai crié de toute ma voix, et on est venu…

Djénane, mon unique amie, ma sœur… Pour moi, il n’y a plus rien, en dehors d’elle, après elle, ni joie, ni tendresse, ni lumière du jour ; elle a tout emporté au fond de sa tombe, où se dressera bientôt une pierre verte, là-bas, vous savez, dans cet Eyoub que vous aimiez tous deux…

Et elle aurait vécu, si elle était restée la petite barbare, la petite princesse des plaines d’Asie ! Elle n’aurait rien su du néant des choses… C’est de trop penser et de trop savoir, qui l’a empoisonnée chaque jour un peu… C’est l’Occident qui l’a tuée, André… Si on l’avait laissée primitive et ignorante, belle seulement, je la verrais là près de moi, et j’entendrais sa voix… Et mes yeux n’auraient pas pleuré, comme ils pleureront des jours et des nuits encore… Je n’aurais pas eu ce désespoir, André, si elle était restée la petite princesse des plaines d’Asie…

ZEYNEB.


La lettre de Djénane, André avait une pieuse frayeur de l’ouvrir.

Ce n’était plus comme le faire-part, décacheté si distraitement. Cette fois il était averti ; depuis des jours, il avait pris le deuil pour elle ; la tristesse de l’avoir perdue était entrée en lui par degrés avec une pénétration lente et profonde ; il avait eu le temps aussi de méditer sur la part de responsabilité qui lui revenait dans ce désespoir.

Donc, avant de déchirer cette enveloppe, il s’enferma seul, pour n’être troublé par rien dans son tête-à-tête avec elle.

Plusieurs feuillets… Et le dernier, celui d’en dessous, en effet, les doigts le sentaient tout froissé et meurtri.

D’abord il vit que c’était son écriture des lettres habituelles, toujours sa même écriture aussi nette. Elle avait donc été bien maîtresse d’elle-même devant la mort ! Et elle commençait par ces phrases un peu rythmées qui étaient dans sa manière ; des phrases d’abord si calmes, qu’André eût douté presque, lui qui ne l’avait pas vue « raidie et blanche », lui qui n’avait pas eu le contact de « sa main de morte ».


LA LETTRE

Mon ami, l’heure est venue de nous dire adieu. L’iradé par lequel je me croyais protégée a été rapporté, Zeyneb a dû vous l’apprendre. Ma grand’mère et mes oncles ont tout préparé pour mon mariage, et demain doit me rendre à l’homme que vous savez.

Il est minuit et, dans la paix de la maison close, point d’autre bruit que le grincement de ma plume ; rien ne veille, hors ma souffrance. Pour moi, le monde s’est évanoui ; j’ai déjà pris congé de tout ce qui m’y était cher, j’ai écrit mes dernières volontés et mes adieux. J’ai débarrassé mon âme de tout ce qui n’en est pas l’essence, j’en ai voulu chasser toutes les images — pour que rien ne demeure entre vous et moi, pour ne donner qu’à vous les dernières heures de ma vie, et que ce soit vous seul qui sentiez s’arrêter le dernier battement de mon cœur.

Car, mon ami, je vais mourir… Oh ! d’une mort paisible, semblable à un sommeil, et qui me gardera jolie. Le repos, l’oubli sont là, dans un flacon à portée de ma main. C’est un toxique arabe très doux qui, dit-on, donne à la mort l’illusion de l’amour.

André, avant de m’en aller de la vie, j’ai fait un pèlerinage à la petite tombe qui vous est chère. J’ai voulu prier là et demander à celle que vous avez aimée de me secourir à l’heure du départ, — et aussi de permettre à mon souvenir de se mêler au sien dans votre cœur. Et tantôt je me suis rendue à Eyoub, seule avec ma vieille esclave, demander aux morts de me faire accueil. Parmi les tombes j’ai erré, choisissant ma place. Dans ce coin où nous nous étions assis ensemble, je me suis reposée seule. Ce jour d’hiver avait la douceur de l’avril où mon âme, en ce même lieu, s’était donnée… Dans la Corne-d’Or, au retour, du ciel il pleuvait des roses. Oh ! mon pays, si beau dans ta pourpre du soir ! J’ai clos mes yeux pour emporter dans l’autre vie ta vision !…

Zeyneb m’avait conseillé la fuite, quand l’annulation de l’iradé nous a été signifiée. Cependant, je n’ai pu m’y résoudre. Peut-être, si j’avais su trouver, sous un autre ciel, l’amour pour m’accueillir… Mais je n’avais droit de prétendre qu’à une pitié affectueuse. J’aime mieux la mort, je suis lasse.

Un calme étrange règne en moi… J’ai fait apporter dans ma chambre, — ma chambre de jeune fille où vous êtes entré un jour, — toutes les fleurs envoyées par mes amies pour la « fête » de demain. En les disposant autour de mon lit, de la table sur laquelle j’écris, c’est à vous, ami, que je pense. Je vous évoque. Cette nuit, vous êtes mon compagnon. Si je ferme les yeux, vous voici, froid, immobile ; mais vos yeux à vous, — ces yeux dont je n’aurai jamais sondé le mystère, — percent mes paupières closes et me brûlent le cœur. Et si je rouvre mes yeux, vous êtes là encore : parmi les fleurs, votre portrait me regarde.

Et votre livre, — notre livre — à part ces feuillets que vous m’avez donnés et qui me suivront demain, je m’en vais donc sans l’avoir lu ! Ainsi je n’aurai pas même su votre exacte pensée. Aurez-vous bien senti la tristesse de notre vie. Aurez-vous bien compris le crime d’éveiller des âmes qui dorment et puis de les briser si elles s’envolent, l’infamie de réduire des femmes à la passivité des choses ?… Dites-le, vous, que nos existences sont comme enlizées dans du sable, et pareilles à de lentes agonies… Oh ! dites-le ! Que ma mort serve au moins à mes sœurs musulmanes ! J’aurais tant voulu leur faire du bien quand je vivais !… J’avais caressé ce rêve autrefois, de tenter de les réveiller toutes… Oh ! non, dormez, dormez, pauvres âmes. Ne vous avisez jamais que vous avez des ailes !… Mais celles-là qui déjà ont pris leur essor, qui ont entrevu d’autres horizons que celui du harem, oh ! André, je vous les confie ; parlez d’elles et parlez pour elles. Soyez leur défenseur dans le monde où l’on pense. Et que leurs larmes à toutes, que mon angoisse de cette heure, touchent enfin les pauvres aveuglés, qui nous aiment pourtant, mais qui nous oppriment !…


L’écriture maintenant changeait tout à coup, devenait moins assurée, presque tremblante :


Il est trois heures du matin et je reprends ma lettre. J’ai pleuré, tant pleuré, que je n’y vois plus bien. Oh ! André ! André ! est-ce donc possible d’être jeune, d’aimer, et cependant d’être poussée à la mort ? Oh ! quelque chose me serre à la gorge et m’étouffe… J’avais le droit de vivre et d’être heureuse… Un rêve de vie et de lumière plane encore autour de moi… Mais demain, le soleil de demain, c’est le maître qu’on m’impose, ce sont ses bras qui vont m’enlacer… Et où sont-ils, les bras que j’aurais aimés…


Un intervalle, témoignant d’un autre temps d’arrêt : l’hésitation suprême sans doute et puis l’accomplissement de l’acte irrévocable. Et la lettre, pour quelques secondes encore, reprenait sa tranquillité harmonieuse. Mais cette tranquillité-là donnait le frisson…


C’est fini, il ne fallait qu’un peu de courage. Le petit flacon d’oubli est vide. Je suis déjà une chose du passé. En une minute, j’ai franchi la vie, il ne m’en reste qu’un goût amer de fleurs aux lèvres. La terre me paraît lointaine, et tout se brouille et de dissout ? — tout sauf l’ami que j’aimais, que j’appelle, que je veux près de moi jusqu’à la fin.


L’écriture commençait à s’en aller de travers comme celle des petits enfants. Puis, vers la fin de la nouvelle page, les lignes chevauchaient tout à fait. La pauvre petite main n’y était plus, ne savait plus, les lettres se rapetissaient trop, ou bien tout à coup devenaient très grandes, effrayantes d’être si grandes… C’était le dernier feuillet, celui qui avait été tordu et pétri pendant la convulsion de la mort, et les meurtrissures de ce papier ajoutaient à l’horreur de lire.


… l’ami que j’appelle, que je veux près de moi jusqu’à la fin… Mon bien-aimé, venez vite, car je veux vous le dire… Ne saviez-vous donc pas que je vous chérissais de tout mon être ? Quand on est mort, on peut tout avouer. Les règles du monde, il n’y en a plus. Pourquoi, en m’en allant, ne vous avouerais-je pas que je vous ai aimé…

André, ce jour où vous êtes assis là, devant ce bureau où je vous écris mon adieu, le hasard, comme je me penchais, m’a fait vous frôler ; alors j’ai fermé les yeux, et derrière mes yeux clos, quels beaux songes ont tout à coup passé ! Vos bras me pressaient contre votre cœur, et mes mains emplies d’amour touchaient doucement vos yeux et en chassaient la tristesse. Ah ! la mort aurait pu venir, et elle serait venue en même temps que pour vous la lassitude, mais comme elle eût été douce, et quelle âme joyeuse et reconnaissante elle eût emportée… Ah ! tout se brouille et tout se voile… On m’avait dit que je dormirais, mais je n’ai pas encore sommeil, seulement tout remue, tout se dédouble, tout danse, mes bougies sont comme des soleils, mes fleurs ont grandi, grandi, je suis dans une forêt de fleurs géantes…

Viens, André, viens près de moi, que fais-tu là parmi les roses ? Viens près de moi pendant que j’écris, je veux ton bras autour de moi et tes chers yeux près de mes lèvres. Là, mon amour, c’est ainsi que je veux dormir, tout près de toi, et te dire que je t’aime… Approche de moi tes yeux, car, de l’autre vie où je suis, on peut lire dans les âmes à travers les yeux… Et je suis une morte, André… Dans tes yeux clairs où je n’ai pas su voir, y a-t-il pour moi une larme ?… Je ne t’entends pas répondre parce que je suis morte… Pour cela je t’écris, tu n’entendrais pas ma voix lointaine…

Je t’aime, entends-tu au moins cela, je t’aime


Oh ! sentir ainsi, comme sous la main, cette agonie ! Être celui à qui elle s’était obstinée à parler quand même, pendant la minute de grand mystère où l’âme s’en va… Recueillir la dernière trace de sa chère pensée qui venait déjà du domaine des morts !…


Et je m’en vais, je m’envole, serre-moi !… André !… Oh ! t’aimera-t-on encore d’un amour si tendre… Ah ! le sommeil vient et la plume est lourde ?

Dans tes bras… mon bien-aimé…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ils se perdaient, tracés à peine, les derniers mots. Du reste, ni cela, ni rien, celui qui lisait ne pouvait plus lire… Sur le feuillet, froissé par la pauvre petite main qui ne savait plus, il appuya les lèvres, pieusement et passionnément. Et ce fut leur grand et leur seul baiser…


LVII


Ô Djénane-Feridé-Azâdé, que le rahmet d’Allah descende sur toi ! Que la paix soit à ton âme fière et blanche ! Et puissent tes sœurs de Turquie, à mon appel, pendant quelques années encore avant l’oubli, redire ton cher nom, le soir dans leurs prières !…


FIN
  1. « La illahé illallah Mohammedun Ressoulallah. Ech hedu en la illahé illallah vé ech hedu en le Mohammedul alihé hou ve ressoulouhou. »
  2. En Turquie, on n’envoie point de lettres de faire-part pour les morts. On avertit les amis éloignés par un entrefilet de journal, ou une note manuscrite, toujours à peu près dans la forme ci-dessus.
  3. Rahmet. (La suprême miséricorde, le grand pardon divin qui efface tout.) On dit toujours pour un mort dont le nom est cité : « Allah rahmet eylésun ! » (Dieu lui donne son rahmet !) comme on disait chez nous jadis : « Que Dieu ait son âme ! »