Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 410-435).

CHAPITRE XVII

LES PERPLEXITÉS DE FRANÇOIS STUREL

Au lendemain de cette mystérieuse et abondante soirée, les journaux publièrent des nouvelles plus inquiétantes de Victor Hugo : l’illustre vieillard par instants souffrait d’oppression et d’une grande agitation ; on le piquait à la morphine ; il buvait un peu de bouillon, embrassait ses petits-enfants, serrait la main de ses amis.

La France avec angoisse, assistait à ces apprêts de la mort magnifiés par une presse idolâtre. Les poètes avaient passé plusieurs nuits chez le marchand de vins devant la maison du grand homme. Ils buvaient et récitaient ses vers. D’heure en heure, ils venaient sous les fenêtres, d’où on leur jetait des nouvelles. Les comités politiques, sur tout le territoire, étudiaient des mesures de deuil. Dans la matinée, des bruits pires encore circulèrent : qu’il avait dit adieu a sa petite-fille Jeanne et qu’il entrait en agonie. À cet époque, un certain journal paraissait à midi qui continuait obscurément le journal de Mirbeau, Paris-Midi, Paris-Minuit. Ce 22 mai, tout Paris l’attendait. Sturel, allant au Luxembourg après son déjeuner, l’acheta. En caractères gras, à la « dernière heure », se détachait, signée des trois médecins, cette seule ligne :

« Situation extrêmement grave. 9 heures 20. »

Et tout à côté, un fait divers :

« Ce matin, au petit jour, dans les terrains vagues de Billancourt, on a trouvé le cadavre d’une femme décapitée et dépouillée de ses vêtements. Les passants qui relevèrent ce corps nu ont été frappés de sa merveilleuse beauté. On n’a pu établir jusqu’ici l’identité de la victime. »

Des gouttes de sueur se formèrent sur le front de Sturel. Il rentra rue Sainte-Beuve et verrouilla sa porte. Ses gestes étaient automatiques. Comme un malade demi-anesthésié subit presque en étranger les contractions de sa douleur, il sentait une idée affreuse se former en lui. Il était dans un carrefour de l’inconnu : vingt avenues, où il craignait de s’engager. Un oiseau qui a reçu du plomb, emploie toute son énergie à se maintenir dans l’air sans choix de direction : il ne voulait pas aller où de tout son poids son imagination se précipitait. À cinq heures, il se dirigea vers la Morgue, Au coin de la rue Notre-Dame-des-Champs et de la rue Vavin, il entendit le cri, lut le titre en manchettes : « Mort de Victor Hugo ! » Son cœur se gonfla dans sa poitrine. Il rejeta tous ses soucis précaires, parce qu’il avait un dieu à créer d’accord avec un groupe important de l’humanité. Aucune réalité, si tragique qu’il la pressentît, ne pouvait l’émouvoir comme la mort du seul homme qui, dans une époque médiocre, donnait la sensation du hors de pair, et semblait essentiel pour maintenir l’unité, la fraternité françaises.

Vendredi 22 mai 1885, la matinée de l’agonie ! Un témoin a dit : « Le râle était extrêmement douloureux à entendre ; c’était d’abord un bruit rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis il s’est affaibli, puis il a cessé. » Quelqu’un s’approcha d’une pendule, en brisa le ressort : une heure vingt-sept minutes de l’après-midi.

À la Chambre, bien qu’on ne siégeât pas, la salle des Pas-Perdus et les couloirs grouillaient ; députés et journalistes piétinaient en attendant les nouvelles. À une heure cinquante, on affichait cette phrase laconique, plus émouvante qu’aucun pathos travaillé : « Victor Hugo est mort à une heure et demie. » Le Palais-Bourbon se vida sur la maison mortuaire ; les parlementaires couraient au cadavre, pour lui emprunter de l’importance. Le Conseil municipal s’y rendait en corps après avoir levé sa séance. Déjà l’on disait que le maître, l’Aïeul, le Père serait enterré aux frais de l’État, exposé sous l’Arc de Triomphe et enseveli au Panthéon… Dans tout l’univers, averti par les dépêches, les témoignages se composaient, bientôt allaient affluer, bienfaisants : car, à les lire, et d’amour pour la gloire, des larmes ont monté de certains cœurs.

Ce serait une impardonnable mesquinerie, pensa Sturel, de se distraire de cette mort importante qui est une fermentation, un événement en train de développer des conséquences infinies, au profit d’un cadavre de jeune femme, d’une petite chose finie. Il est bien vrai que l’accidentel parfois peut arriver à nous posséder d’une manière impérieuse : madame Aravian a déposé en Sturel quelque chose qui ne périra pas ; mais ce fut une donation entre vifs, à quoi le décès de la donatrice n’ajoute rien. Le jeune homme a cent raisons d’espérer que ce cadavre nu sur une berge décriée n’est pas celui d’Astiné. Et, quand ce serait cette chère malheureuse, convient-il de s’attarder dans un deuil privé, dans l’égoïsme en somme, alors qu’il y a une occasion de communier avec un peuple ? Les mouvements de l’intérêt personnel ne doivent pas nous dévier de la raison droite.

Le lendemain 23, cette émotion nationale déjà ressentie par Sturel fut exprimée par les journaux avec des moyens si variés, si puissants, si redoublés, que leur lecture produisit sur tout le public et sur le jeune homme l’effet exaltant des pleureuses antiques ou des vocifératrices corses dans les cérémonies funéraires.

Mêlés à l’énumération des titres du mort et des regrets de l’humanité, il lut de nouveaux renseignements « sur le crime de Billancourt ». Faute de la tête et des vêtements, on n’arrivait pas à établir l’identité ; on fouillait la Seine et toute la région. Il consulta la Vraie République. Dans ces quatre pages, établies tant bien que mal avec des blocs empruntés à d’autres journaux, il trouva que la conférence de Racadot aurait lieu le mardi 26. Sturel se promena jusqu’à la Morgue et crut défaillir…

La subsistance dans la mort des apparences de la vie affole tout notre être, qui n’accepte d’expirer qu’avec l’idée de se dissoudre. N’exister plus et demeurer, gésir sans défense exposé aux injures, affecter encore de quelque façon les vivants, c’est infiniment triste. Quelle humiliation déjà d’avoir été jeune, sympathique, confiant, et de mourir, comme c’est la vieillesse, successivement, organe par organe ! Du moins faut-il, après le dernier souffle, s’anéantir. Si de belles formes que nous avons aimées deviennent un jouet et n’obtiennent point pour se défaire le silence ni l’obscurité, voilà l’impardonnable insulte. Sturel regarda ce corps charmant qui se dénonçait mal sous un linge jeté ; et si terrible que fut son trouble, le cri qui montait à ses lèvres, il ne pensa pas à demander au bureau du greffe qu’on lui facilitât la reconnaissance de cette assassinée. Il n’imaginait pas que nul homme pût être son confident. Que sur du papier administratif, un indifférent notât ses hypothèses, et toute la confrontation de ce pâle cadavre avec certaine splendide image conservée dans sa mémoire, c’était inadmissible ; le jeune homme n’eût pas trouvé les termes exacts pour libeller ce qu’il reconnaissait et pourquoi il le reconnaissait. Nécessité fort délicate pour un galant homme de mettre un nom propre sur une femme dont on lui montre tout le corps en lui cachant la tête.

Il rentra chez lui, et, les jours qui suivirent, il se détourna même des dames Alison. Il se prit à aimer la nature qui seule reposait sa pensée autant que le vert repose les yeux.

Les journaux du mardi 26 détruisirent les derniers doutes où il se réfugiait : Astiné, grâce à des découvertes complémentaires, était reconnue. Avec quelle rude précision se vérifiait la première partie du cauchemar de Sturel ! Il y a une distance immense entre les probabilités les plus pressantes et le fait accompli. Le « ça y est » que nous murmurons en face d’une réalité décisive, étrangle des milliers d’espérances qui, durant les pires crises et contre tout bon sens, se blottissent dans quelque coin de notre âme. Il s’aperçut qu’il aimait toujours son Asiatique ; cependant il jugeait enfantin et contre nature de quereller une destinée pour laquelle cette sœur malheureuse était si évidemment marquée. Quand elle vivait, Sturel semblait prendre son parti de leur séparation : c’est qu’il avait la plus irréfléchie confiance dans la vie ; il ne doutait pas de retrouver un jour cette nomade, demeurée si près de son cœur. Certaines façons de sentir propres à Sturel ne pouvaient être appréciées que par Astiné, qui les avait favorisées. Dès l’instant qu’elle meurt, ces sources intérieures soudain vont être envahies par la glace. Sturel se sent plus isolé et plus secret. Il ne peut pourtant jouir de la paix amère de son deuil ; fixé sur son amie, il s’interroge avec épouvante sur Racadot et Mouchefrin.

Ce mardi soir, le même attrait pour l’horreur qui conduit l’assassin à la Morgue contempler le cadavre, mena Sturel rue d’Assas, où devait parler Racadot. À huit heures, il trouva dans la salle des conférences une trentaine de personnes ; des clients de brasserie à qui Léontine avait placé des billets, des amis de Rœmerspacher, de Sturel, de Saint-Phlin. L’influence du journal n’avait pas décidé le vrai public. Tous ces individus étaient des complaisants qui s’excusaient, sur leur charité. Des petits groupes riaient, causaient, mettaient en commun leur mépris protecteur de celui qu’ils allaient entendre. Rœmerspacher vint s’asseoir près de Sturel et lui montra, courbé dans l’ombre d’un pilier, Mouchefrin dont luisaient comme une dure crinière de bête, les mèches de cheveux en épis.

— Jamais je ne l’ai vu scrofuleux comme aujourd’hui !

Sturel avait froid au cœur, dans l’attente de choses extraordinaires. Rœmerspacher pensa qu’il était distrait ou préoccupé et n’insista pas. À neuf heures, on ouvrit la porte à qui voulait. Vers la demie, on était quarante, Racadot enfin gagna l’estrade et la petite table au tapis vert : il avait coupé sa barbe ; cela déjà le changeait ; en outre, il fit à ses camarades l’effet pénible d’un homme qu’on a vu jadis plein de vie et qui, réapparaissant après une légère bronchite, déclare : « Les médecins me disent phtisique. » Il disposa quelques papiers, puis commença de parler.

Nous connaissons les lettres de Racadot à son père. Elles montrent un jeune paysan en redingote et nulle philosophie ; c’est qu’il les écrivait dans un instant où l’on ne trouve plus à sa disposition que ses caractères de fond. C’est un appel au pays natal, à la famille, à la nature, quand tout lui manque. C’est le « Maman ! maman ! » que peut jeter un homme terrifié à l’improviste. Les gestes que fait un individu dans la minute où une bombe éclate, et si l’on crie « au feu ! » nous renseignent mieux sur ses nerfs et sur son âme que ne fait sa manière de traverser un salon pour saluer une femme. Tous les actes de Racadot, son année de luttes, sa quinzaine de crise, sa mystérieuse soirée enfin, nous l’ont bien fait connaître. Quand il est sur son estrade de conférencier et qu’il parle avec des notes çà et là colligées, vous n’avez guère plus affaire au vrai Racadot qu’à madame Sarah Bernhardt quand elle joue Phèdre. C’est un rôle… Mais c’est un rôle qu’il a choisi, c’est la façon dont il veut nous étonner, nous intéresser, nous plaire. Par là, s’il ne nous renseigne pas directement sur lui, il nous éclaire beaucoup sur le personnage qu’il veut paraître et aussi sur son cerveau.

— Un juge d’instruction à qui son caractère et sa compétence ont acquis l’estime générale, M. Guillot, remet au prévenu une plume, de l’encre, du papier : « Ecrivez-moi, racontez-moi votre vie. » Le misérable, dans les loisirs du cachot, aime à tracer sa biographie, à donner ses raisons, à se mettre en valeur. Peut-être se souvient-il des romans qui lui touchèrent l’imagination, mais ses mensonges, autant que les documents exacts qu’on a par ailleurs sur son crime, aident à cerner la vérité, permettent d’approcher son âme. Nos vaines prétentions sont une des parties les plus réelles de notre être.

Racadot, des articles publiés à la Vraie République par Rœmerspacher et Sturel, avait extrait et mis bout à bout un certain nombre de fragments. Il les lisait et il parlait assis. Avec sa puissance naturelle, il eût été mieux à l’aise debout, la poitrine développée, osant des gestes et déchargeant tout le fiel amassé dans son cœur épouvanté. Son sujet un peu abstrait, c’était la Nouvelle vérité morale, mais il le fît « actuel », en exposant sur Victor Hugo des idées que lui avait suggérées le matin même un journal de M. Lissagaray (genre Pyat et Vallès).

— Je voudrais, commença-t-il, vous parler de Victor Hugo. Les nécrologues sont inspirés par l’entourage du mort, et c’était une cour d’une incroyable médiocrité intellectuelle… (Une protestation légère courut sur les bancs). Je ne traiterai pas de son vocabulaire, de ses rythmes, mais de son œuvre en tant qu’elle prétend nous donner le sens moral de l’univers.

« Victor Hugo exprimait, non la vérité d’aujourd’hui, mais ce qui parut digne de ce nom aux personnes peu instruites vers 1848. Il est fâcheux qu’il ne soit pas décédé à cette date où l’on aurait pu avec une certaine justice lui rendre hommage. Et très probablement, nous ne perdrions pas notre temps à reviser les louanges de cimetière qu’on lui eût décernées. Mais aujourd’hui, quand nous ne serions que quarante, ayons la clairvoyance et le courage de dire combien fut fâcheuse pour lui et pour tout le monde sa longévité… »

Des exclamations intolérantes avaient déjà haché le discours ; il y eut ici une huée, puis la curiosité domina. On n’allait donc pas s’ennuyer ! Vingt personnes crièrent :

— Écoutez !

Racadot ne parut nullement troublé par les protestations ; bien au contraire. Évidemment, s’il s’était livré à sa fureur de surmené, il eût été supérieur. Sa riposte, servie par sa figure fébrile, avait plus de ton que ses petits papiers, où l’on croit entendre Sturel, Rœmerspacher…

— Eh bien ! quoi, — disait-il avec une grossièreté assez savoureuse, — Hugo ! ses grandes flatteries à Paris ne me touchent pas : je ne suis pas d’ici ; et quant à sa belle et constante promesse de détruire la misère, le mal, par l’instruction, je pense que j’en suis juge. Or, voilà un non-sens… Hugo ! je le tiens pour un endormeur…

Un rire de joie l’interrompit. Evidemment, Racadot était seul à contredire la France, à sortir de cette unité nationale qui se resserrait autour de l’aïeul. Mais on entendit une voix perçante, qui criait :

— Continuez, monsieur Racadot ! Les imbéciles, les réactionnaires n’ont qu’à sortir !

Chacun chercha d’où venait cette voix, et on découvrit l’enfant Fanfournot, chétif et hérissé. L’amusement redoubla. En somme, de ces jeunes bourgeois, nul ne s’irritait, parce que c’eût été accorder du sérieux à l’orateur à qui déjà l’on donnait l’aumône. De son air provocant, Racadot put ainsi, au milieu de protestations modérées, exposer des idées évidemment antipathiques ; avec des dons oratoires, il n’avait aucune habitude de la parole ; au lieu de conquérir cette petite assemblée, il appliquait tout son effort à s’affirmer en face d’elle, à s’isoler. Il exprima d’abord son mépris pour Victor Hugo.

— Ce personnage a vainement outragé tous les dogmes : il a gardé intacte leur doctrine et nous a traduit en métaphores accumulées des sermons de curé. Il y a pour chacun de nous une nécessité absolue à persister dans l’existence. Voilà « le devoir » — laissons cette expression équivoque et surannée, — voilà l’instinct que la nature dépose en nous et l’exemple qu’elle nous donne. Comment le « contemplateur » n’a-t-il pas vu cela : que chacun, minéral, végétal, animal, se comporte comme si sa propre durée était l’unique objet de la vie universelle, comme si tous les autres n’étaient que des moyens ? Vivre aux dépens d’autrui et par tous les moyens, tel est l’enseignement de la nature. À « fraternité », mot vide et mensonger, il faut substituer « parasitisme ». C’est à chanter ce mot que Hugo, s’il n’avait été prisonnier des vieux dogmes qu’il affectait d’outrager, aurait dû se consacrer. Eh transportant cette formule dans l’éthique, nous détruirons le mal. Le problème n’est pas de changer un état de lutte qui ne peut être modifié puisqu’il est la loi même du monde, mais de renoncer à le considérer comme mal…

Pour fortifier une thèse qu’il lui empruntait avec de si étranges libertés de commentaires, Racadot invoqua l’autorité d’« un des plus brillants rédacteurs de la Vraie République, M. Maurice Rœmerspacher, qui, dans vingt articles, a développé brillamment la nécessité pour l’homme vraiment moral de se conformer aux lois de la nature et qui souvent entretint ses amis de la pleine approbation donnée par M. Taine à certain arbre du square des Invalides » :

— Eh bien ! messieurs, j’ai étudié ce platane, dont le développement vaut selon le célèbre philosophe comme règle de vie : il n’a pu se conserver à l’existence qu’en opprimant deux de ses voisins, et j’ai lieu de croire qu’il en a supprimé, étouffé un troisième que l’administration des Promenades a dû faire enlever.

Parmi ces jeunes gens qui tous se connaissaient, quelques-uns riaient de cette bonne charge. Rœmerspacher se pencha à l’oreille de Sturel :

— Il y a du vrai dans tout cela ; il faut trouver un nouveau fondement à la morale ; mais que c’est senti avec bassesse. Le pauvre garçon a une complète anesthésie des facultés délicates.

Sturel tressaillit. Il avait regardé Racadot avec avidité, sans l’écouter. Il ne le reconnaissait plus. Cette figure, cette main qui s’agite, ne lui fournissent plus aucune des associations d’idées que durant tant d’années il a classées sous le nom de Racadot. À ce personnage qui parle et qui gesticule, il est relié seulement par son ardente curiosité, et d’un objet unique. C’est ainsi que, dans un duel au pistolet, la physionomie de l’adversaire, ses vêtements, sa tenue même, deviennent d’infimes détails pour celui qui qui n’a pas l’habilude du terrain et, bien qu’il les constate, il ne se distrait pas à les apprécier, car il est tout à se dire : « A-t-il tiré ?… » Sturel, lui, de Racadot, se demandait ceci seulement : « A-t-il tué ? »

L’antipathique conférencier termina en affirmant que, pendant des siècles, les hommes ont vécu malheureux par leur obstination à contrarier la vérité naturelle. Certes, leurs actes s’y conformaient. Il ne dépend pas de notre volonté de nous soustraire au « parasitisme » général. Mais en y cédant, nous nous en faisions mille douloureux reproches. Victor Hugo aura été un de ces plus obstinés jeteurs de scrupules. Comme le minéral, comme le végétal, comme l’animal, nous serions heureux si notre intelligence, au lieu de nous créer de fausses et impuissantes délicatesses morales, affirmait avec la science que tout être a le droit de « césariser ».

— « Césariser ! » dit Rœmerspacher à Sturel. Ici, c’est toi l’auteur responsable. Il nous rend ta conférence du Tombeau de Napoléon.

Cette brève parole dite doucement, et avec l’intonation lorraine, un peu traînarde, qui réapparaît surtout dans les phrases ironiques, allait indéfiniment se prolonger en Sturel. Comme il arrive aux orateurs qui n’ont pas l’usage de la tribune et aux écrivains maladroits, Racadot n’avait pas un riche écrin de synonymes et, pendant les dix minutes de sa conclusion, le mot « césarier », comme plus haut « l’arbre de M. Taine », revint plus de trente fois sur ses lèvres.

Aucun applaudissement, sinon de Fanfournot, quand l’orateur rassembla ses papiers ; mais Rœmerspacher s’approcha et Sturel suivit. À vingt-quatre ans. c’est un tel bonheur d’avoir des émotions, et dans cet âge le choix en est si maigre que Sturel jouissait violemment de son anxiété. Comme certains jeunes gens vigoureux et braves, plus que dans un morne bien-être, se plaisent à recevoir des coups atroces, certains nerveux ne goûtent jamais mieux la vie que dans des angoisses exaltantes. D’ailleurs, en toute bonne foi, il eût nié l’attrait de cette tragédie aux secousses violentes : elle le possédait si fort qu’il ne s’analysait pas. — Renaudin avait su que Racadot payait les mois échus de la Vraie République, et, jugeant inutile cette brouille avec un camarade, il avait assisté à la conférence. Il s’avançait pour le féliciter : Racadot lui serra la main, mais la Léontine lui tourna le dos. — Le petit Fanfournot, désignant avec haine la sortie silencieuse des quarante auditeurs, disait :

— Vous leur avez jeté leurs vérités à la face, monsieur Racadot !

On escomptait un mot élogieux de Rœmerspacher… C’est vrai qu’il est un partisan déterminé de l’explication scientifique du monde. Mais il n’y a pas de désaccord entre sa sensibilité et sa culture ; il est au degré voulu pour que des interprétations qui peuvent révolutionner certaines âmes, pas encore à point, fassent en lui l’effet toujours bienfaisant de la vérité. En Rœmerspacher, nul de ces désirs romantiques qui, joints à la cruauté de la « connaissance positive », forment les mélanges détonants.

— Ton « parasitisme », loi de la vie, ta nature qui nous invite à « césariser », tout cela peut être vrai en théorie, pour un monstre imaginaire, pour un homme hypothétique qui vivrait isolé, hors de tout groupement ; mais l’homme est un animal politique, une bête sociale, et ce qu’il a de mieux à faire pour sa sauvegarde, c’est de respecter la société dont il tire tout et qui, d’ailleurs, saurait bien l’y contraindre.

Il parla ainsi en conscience et parce que son camarade l’avait mis en cause ; mais gêné de blâmer un pauvre diable qui se donnait tant de mal pour gagner trente francs, il lui tapa sur l’épaule :

— Eh bien ! Racadot, tu dois avoir soif ? Allons boire un bock.

Racadot s’excusa sur ce qu’il était avec la Léontine ; Rœmerspacher, qui ne lui connaissait pas ces délicatesses, les força l’un et l’autre à accepter. Sturel, Suret-Lefort, Renaudin et Fanfournot les accompagnèrent précisément à cette brasserie de la rue Médicis, où plusieurs d’entre eux, pour la première fois, s’étaient rencontrés dans Paris. Mouchefrin avait disparu.

— C’est pourtant vrai ce que j’ai raconté ! dit Racadot.

— Ecoute, dit Rœmerspacher ; c’est oiseux de discuter si l’on doit se conduire d’après telle théorie. Fût-elle juste, il ne s’ensuit pas qu’elle soit une vérité qui nous influence. Ce qui détermine nos actes est plus profond, antérieur à nos acquisitions d’étudiants. Quand il s’agit de prendre une décision, ce que nous appelons « la vérité », c’est une façon de voir que nous tenons de nos parents, de notre petite enfance, de notre maîtresse, et qui par là possède une telle force sentimentale que nous lui attribuons le caractère d’évidence.

— Mes parents, ma petite enfance ! je ne me rappelle rien au delà du lycée. Et le lycée, ce n’est ni Virgile, ni Bossuet, c’est Bouteiller, c’est vous tous. Qu’est-ce que vous m’enseignez ? Que chacun, pour son compte, se doit tirer d’affaire ! et que, si l’on a des rentes, on ne les partage pas avec moi ! Rœmerspacher, avec une moue expressive, leva les mains en l’air, à la façon d’un homme qui ne saisit pas la logique de son interlocuteur. Il tint Racadot pour un imbécile aigri. On se tut. La Léontine, jadis très sûre d’elle et qui n’eût pas manqué de se lancer dans la discussion, faisait pitié. Renaudin pour égayer cette triste table dit :

— Tu sais, Racadot, on raconte que la femme assassinée écrivait à la Vraie République.

Le reporter, en 1883, ne fréquentait pas la villa Coulonvaux. Il avait mal connu l’amitié de Sturel et de madame Aravian, et n’identifiait pas la victime. Rœmerspacher et Suret-Lefort, qui s’en étaient entretenus à part, ne se permirent pas de questionner Sturel, dont la pâleur les émouvait. Racadot, appuyé des deux épaules contre la banquette, ses mains courtes et grosses à plat sur la table de marbre, et la paupière à demi fermée eut donné à un observateur averti la tragique impression d’un homme dont le cœur bat à tout rompre, mais qui se campe pour une lutte inévitable. Au bout d’un instant :

— Mais cette femme, dit-il à Sturel, tu la connais ? Tu t’en souviens… La voyais-tu encore quelquefois ?

Le jeune homme répondit par un geste négatif et fixa avec persistance la physionomie de Racadot, où la ruse s’était faite plus sensible depuis quelques mois, à mesure que les soucis en chassaient l’expression de force. Le serf, qui jadis parlait d’une voix lourde et sans qu’un de ses muscles bougeât, commença à donner d’abondantes explications, et il grimaçait presque autant qu’eût fait le chétif descendant d’une famille opulente.

— Il n’est pas tout à fait exact qu’elle ait collaboré à la Vraie République… Je lui ai rendu quelques services… Je me propose, d’ailleurs, de porter mes renseignements au juge… Suret-Lefort va me guider…

— Il y aurait peut-être une jolie interview à te prendre, dit Renaudin.

— Merci ! La Vraie République va réapparaître : j’étudie une combinaison.

Ils crurent à une vantardise. Chaque parole aggravait cette lourde soirée. Le nom de madame Aravian terrifiait ou gênait quelques-uns d’eux, le nom de la Vraie République leur était pénible à tous, car elle évoquait des déceptions, des trahisons, leur impuissance : — en un mot, elle avait été leur premier acte. Pour réagir, Rœmerspacher, levant son verre, dit, avec bonhomie :

— À la prospérité de la Vraie République ! La Léontine se mit à pleurer.

— Pourquoi es-tu triste ?

— Honoré, j’aimais mieux le temps où l’on ne te faisait pas d’ovation !

— Après-demain nous irons à la campagne toute la journée.

— Vous m’emmènerez, monsieur Racadot ? demanda Fanfournot.

— Ça lui fera du bien, à cet enfant ! dit la Léontine en passant la main sur les cheveux du gamin. Louis Fanfournot, à dix-sept ans, en paraissait treize, parce qu’il mangeait rarement… Une revendeuse de fleurs fanées ne voulait pas s’éloigner ; Rœmerspacher offrit des roses à la maîtresse de Racadot.

— Jeudi soir, n’étiez-vous pas déjà à la campagne ? dit Sturel à Racadot et d’un ton dur qui choqua.

— Non, j’ai passé la journée et toute la soirée avec la Léontine.

Et tandis que celle-ci pleurait de nouveau, Racadot, qui avait pu répondre de la manière la plus paisible à Sturel, fit subitement une scène grossière au garçon, parce qu’il tardait à lui apporter de « quoi écrire ».

L’atmosphère devenait mal respirable pour tous. Suret-Lefort ayant cherché dans un journal le nom du juge chargé de l’instruction, dictait à Racadot le modèle d’une demande d’audience, quand Sturel, sans une phrase, quitta le café.

Comme elle s’élargit tous les jours, la vie de François Sturel ! Successivement il embrasse de plus grands problèmes : par la Vraie République il semblait toucher aux relations sociales, à la politique ; mais, non, il n’avait fait que se donner un but de vie. Maintenant, dans cette petite chambre, toujours la même depuis son arrivée à Paris, sous ce coin de ciel grisâtre découpé par la fenêtre, vient de s’introduire l’élément nouveau : la question des rapports avec la collectivité…

Si personnel jusqu’alors, dans ses instants les plus vertueux il s’était préoccupé seulement de s’exalter vers son type. Il n’était pas encore à l’âge où l’on regarde la vie d’un point de vue moral. Cette période où, avec des sens épointés, une énergie moins aventureuse, nous commençons à accepter notre existence telle quelle, ses charges, ses responsabilités, c’est la préparation à la mort. Sturel, jusque-là, se préparait à la vie… Eh bien ! la voici, la vie ! Cette crise, c’est proprement la première action où il est engagé. Il a un rapport à créer entre lui et les hommes, une décision à prendre, une influence à exercer. N’est-ce pas ce qui s’appelle agir ? Cet admirateur de Napoléon n’est pas précisément à son aise.

On assassine sur les berges de Billancourt, et les circonstances l’en font juge… Son angoisse étonnera des esprits honnêtes qui le trouveront bien hésitant. Celui qui se laisse façonner par la société, qui adopte pour règle de ses jugements l’opinion, pour limite de ses actes la coutume, se maintient à mi-côte des grandes vertus et des grandes fautes, et se préserve de ces pénibles vertiges de la conscience. L’idéaliste qui revise chacun de ses actes est dans la pénible situation d’un Robinson Crusoé recréant toute la civilisation dans son île. François Sturel, souvent, sait mal soutenir son opinion, parce qu’il comprend comment ses contradicteurs se figurent avoir raison. Cet honnête garçon risque de paraître moins convaincu qu’un imbécile qui n’a que des opinions de vanité. C’est une faiblesse dans la discussion, cette supériorité, — qui d’ailleurs n’est qu’une demi-supériorité, car, à un degré plus haut, Sturel, sur de tels débats, aurait par avance son parti pris. — Aujourd’hui, il croit connaître des assassins. Ce sont ses amis : même, il a peu d’amis de cette intimité. Non qu’il leur soit lié par une vive affection, mais ils ont de nombreuses parties communes : on ne vit pas ensemble quinze années, surtout dans l’âge où l’on se forme, en gardant son autonomie. Si l’on coupe la tête à Racadot, à Mouchefrin, on anéantira des cellules très nombreuses qui ont été excitées à la vie par des idées de Sturel. Ce mot « césariser » de qui Racadot le tient-il ?

La gravité de son rôle, dès la première heure, lui apparut : c’est lui le témoin décisif. Il différait de prendre une résolution jusqu’à ce que se fussent vérifiées ou dissipées les tragiques hypothèses qu’il ébauchait depuis quatre jours. Aujourd’hui son pressentiment, qui jusqu’alors tremblait, vient de se solidifier en certitude. Il va donc conclure son réquisitoire intérieur et juger ces deux hommes ? Non pas ; il rejette des circonstances qui veulent le salir, le troubler. « Qu’ai-je à me mêler à cette ignominie ? Quelle est cette destinée d’être associé à des bandits ? Et dans la semaine où je participe avec une si bienfaisante vivacité à la gloire de Victor Hugo ! » À tout prix il sortira de soi-même et de cette Morgue pour se jeter dans l’atmosphère du cadavre héroïque. Vain projet d’évasion ; en réalité, il piétine. Tout à l’heure, il n’a pas poussé Racadot ; il n’osa pas, les yeux dans les yeux, lui dire : « Mon garçon, je t’ai rencontré, avec Mouchefrin et madame Aravian, sur la berge de Billancourt. » Il se gardait cet argument de se prétendre trop mal informé pour agir.

Sans doute, il serait beau qu’en la conjoncture il trouvât une règle certaine. On pensera que chaque jour, en présence d’un crime, des braves gens crient : « À l’assassin ! » et qu’il n’est pas besoin de tant subtiliser pour appeler le gendarme. Certes, il déteste ces bêtes féroces et n’empêcherait pas qu’on ne les abattît, mais il les connaît, il sait bien que ce n’est pas de gaieté de cœur et par plaisir qu’ils en vinrent là. Quand on les porterait à Mazas, à la Conciergerie, à la Roquette, au Champ-des-Navets, ce serait besogne utile, mais de voirie, plus que de justice. Du moins, s’il hésite, n’est-ce pas pour s’éviter des tracas, et chaque jour nous nous gardons d’intervenir dans des infamies, grandes ou petites, parce que le sage ne se mêle pas aux affaires des autres.

Le mercredi 27, au matin, il se persuada que, la veille, il s’était tracé un programme : attendre le résultat de la démarche de Racadot au Palais. Ce 27, le 28 et le 29, il ne put tenir en place ; à plusieurs reprises, au café Voltaire, on le vit entrer, écouter ses amis, ressortir, revenir encore. Renaudin s’intéressait vivement aux démêlés d’un certain général Boulanger avec le résident général à Tunis ; Rœmerspacher querellait Suret-Lefort, qui haussait les épaules à l’idée que Hugo, mieux que Grévy, aurait servi la République à l’Élysée : « Vous auriez donné aux idées françaises une puissance inouïe de propagande… » Sturel demeurait dans la perplexité ; il se retournait de tous côtés et se voyait seul. Nul ne s’intéressait à son débat, nul n’en partageait l’horreur. L’univers et sa propre conscience ne savaient pas le conseiller. Il se désaffectionnait de soi-même. Il se jeta hors de la vie individuelle, dans la vie de la collectivité : épouvanté de ce que lui proposait de pénible son cas, il prétendait sortir de ses sentiments particuliers, se laisser emporter par le courant général de l’opinion, par le fleuve national.

Le crime de Billancourt n’occupait guère Paris. Les grandes nouvelles étaient ceci : on fermera trois côtés de l’Arc de Triomphe, on ne laissera ouverte que la porte sur les Champs-Elysées, pour installer sous la voûte le cadavre du héros. Toute la journée du dimanche 31 et la nuit, il sera exposé au public. Le lundi 1er  juin, à onze heures, le corbillard des pauvres viendra le chercher. L’église Sainte-Geneviève est enlevée aux prêtres et, sous le nom de Panthéon, rendue au culte des grands hommes. Dans son testament, il dit : « Je refuse l’oraison de toutes les églises ; je demande une prière à toutes les âmes. » Sturel aurait voulu ne pas être distrait de la prière qu’il donnait au poète.

Ce dimanche matin, dans son lit, le cri des vendeurs de journaux vint lui jeter la grande nouvelle : « Arrestation de l’assassin !… »

La veille, samedi 30, Racadot avait été convoqué au cabinet du juge d’instruction, à qui sa lettre écrite avec Suret-Lefort offrait des renseignements. Vers midi, il fit passer sa carte ; au bout d’une heure, il attendait encore dans ce long couloir éclairé par douze fenêtres sur la cour de la Sainte-Chapelle. Bien que tous ses raisonnements le rassurent, il préférerait en finir avec ce magistrat. Il se rapproche d’un huissier assis à une façon de bureau sur une petite estrade, analogue au pupitre du pion dans les classes, et d’un ton confiant : « Pensez-vous que j’attendrai longtemps ? » Son regard et son accent veulent dire : « Croyez-vous que c’est ennuyeux ! je me suis dérangé pour aider la justice : je viens volontiers, mais chacun ne devrait-il pas y mettre du sien ! » Cette diplomatie est inutile : les huissiers ne songent qu’à causer entre eux et avec les gardes ; leur curiosité blasée ne daigne pas démêler les innocents et les coupables. Racadot pensa que toute la sympathie qu’il inspirerait ne serait pas un fétu de paille dans le dur engrenage : et, quand même il fumerait des cigarettes avec les deux municipaux, ceux-ci ne sont là que pour l’arrêter au sortir de son audition, si le juge leur en donne mandat. Il se promena le long du couloir ; continuellement des avocats le croisaient, rats de prison qui trottinent allègrement dans leur domaine. À travers les vitres, il contempla la Sainte-Chapelle et surtout des passants qui ne semblaient pas jouir assez du bonheur d’être libres. Il s’efforçait d’oublier sa culpabilité pour se mettre exactement dans son rôle, pour être celui qui ignore les circonstances du drame, mais vient spontanément édifier la justice sur le caractère de la victime.

Qui donc pourrait le convaincre ?… Après le crime, et quand ils constatèrent que Boulogne est une souricière, ils s’étaient divisés. Racadot, avec bon sens, avait franchi de son pas le plus naturel l’octroi du Point-du-Jour, estimant que dans un passage si fréquenté les employés ne garderaient pas mémoire de sa physionomie. Et par surcroît, le lendemain, il prenait la précaution de se faire couper la barbe. La terreur rendit Mouchefrin absurde : il franchit le saut-de-loup du bois de Boulogne et courut dans le taillis. Et s’il avait été saisi par une des rondes qui, de nuit, traquent les fraudeurs, qu’aurait-il raconté ? L’aventure lui réussit. Il rentra dans Paris sans avoir rencontré personne… En argent, sur ce beau corps ensanglanté, ils avaient pris dix-huit cents francs, de quoi payer les deux échéances dues pour la Vraie République. À Mouchefrin, Racadot déclara simplement : « J’aurai toujours pour toi un louis. » Le nain, claquant de peur, ne songeait pas à défendre ses intérêts, mais sa tête… Quant aux perles et aux turquoises, Racadot les expédia, dans une cassette de fer, chez une amie de la Léontine, à Verdun. Enfin, sans mettre sa maîtresse au courant, il la persuada de jurer, quoi qu’il advînt, qu’il avait passé avec elle et avec Mouchefrin la soirée du 21… Voilà-t-il pas un ensemble de conditions bien faites pour rassurer Racadot ?

Au bout de deux heures, il attendait encore ; mais le juge sortit de son cabinet pour s’excuser et le prier de vouloir bien demeurer. Vers quatre heures, il se prit à espérer qu’on remettrait son audition au lendemain. Décidément il redoutait cette entrevue. Comme l’action des excitants fait défaut après un court délai, le courage qu’il s’était préparé lui manquait. Brusquement son nom retentit ; on l’introduisit dans une petite pièce, où il se trouva seul avec le greffier indifférent et le juge qui, poliment, disait :

— Monsieur Racadot, vous avez désiré être entendu pour donner des renseignements sur madame Astiné Aravian. Je ne vous demande pas le serment. Je verrai si je peux vous convoquer à titre de témoin. Voulez-vous dire ce que vous savez ?

Dans cette toute petite pièce, le pauvre Racadot se trouvait si éloigné, si distant de ces deux hommes ! Il aurait tant aimé, à cette minute, un bon sourire, une grosse plaisanterie ! On a toujours manqué de cordialité avec lui… Comme les fonctionnaires sont odieux !… Il parla, et le son de sa voix lui redonna du courage. Il raconta, en dénaturant un peu les faits pour éviter de mettre en cause Mouchefrin, comment madame Aravian, fort honorablement, était venue lui dépeindre la fâcheuse situation de nos compatriotes à X… : il avait pu servir des Français et obliger cette dame. Ensuite il avait eu le plaisir de lui faciliter des excursions dans les bas-fonds de Paris : un goût qu’elle partageait avec tous les grands-ducs et le prince de Galles. « Probablement, elle se sera mise en relation avec des rôdeurs… »

Le magistrat lui posa deux questions à peine, puis le remercia. De bien être, en cette minute, Racadot crut rajeunir ; il se leva, prit sa canne, s’inclina. En s’appliquant bien à ne pas se presser, il se dirigeait vers la porte, distante de trois pas, quand le magistrat, pour l’acquit de sa conscience professionnelle, presque pour soutenir la conversation, — il a raconté depuis qu’alors il était à mille lieues de rien supposer, — l’arrêta du geste et négligemment :

— Vous avez coupé votre barbe, monsieur Racadot ?

— Ma barbe ?… Non… oui…

Il se croyait déjà dehors et voilà que cette question… Il se rappela ce que l’on dit de la politesse, de la douceur des juges d’instruction, — et puis c’est au dernier moment, par une phrase, et d’un air détaché, qu’ils vous reprennent.

— Mais qu’avez-vous, monsieur Racadot ? vous pâlissez, vous allez tomber ! Asseyez-vous !

Et quand Racadot, livide, et des perles de sueur au front, fut tombé sur une chaise sans répondre, alors il ne lui dit pas d’une voix tonnante : « Malheureux, vous vous êtes livré ! » mais il se tut et le regarda. Enfin :

— Racadot, je suis obligé de vous garder… Je ne vous arrête pas, mais j’ai besoin de vous avoir à ma disposition. On ne vous conduira pas à Mazas ; vous demeurerez ici.

Il supplia, pleura, en s’essuyant toujours le front ; quand il sut que c’était inutile, ce gros garçon à la figure amaigrie se mit en une fureur terrible. Il traita de haut en bas le juge et mit en avant le nom de Bouteiller. Au greffier, il cria qu’il le ferait destituer ; il qualifia tout le Palais et ses « enjuponnés » de lupanar réactionnaire, et, saisissant le tapis vert, envoya rouler sur le plancher encriers, dossiers, plumes, buvards, et la montre du magistrat. L’aiguille s’arrêta sur une heure mauvaise pour Racadot.

— Je n’ai jamais vu un prévenu plus maladroit, dit avec conviction le greffier à son chef.

En réalité, c’est une bête puissante qui, prise au piège, voudrait s’en arracher la patte. Il écumait surtout qu’on l’arrêtât sans preuves, et comme on n’aurait pas traité le directeur d’une feuille tirant à cent mille exemplaires. Tel était son tapage que, derrière le mur, tant d’avocats qui flânent tout le jour dans les couloirs s’amassèrent ; et un sentiment de férocité les animait contre le journaliste, parce que deux corporations se croient toujours obligées de se haïr.

Enfin, la porte du juge s’ouvrit brusquement. Racadot apparut ; ses larmes, sa sueur non essuyée trempaient son visage pourpre et gonflé :

— Arrière les riches, les voleurs, les fainéants ! cria-t-il, les deux bras en l’air.

De plus en plus, il se tenait pour une victime de l’ordre social. Les témoins le huèrent. Il bouscula ses gardes qui coururent pour le rejoindre. Ils le dissuadèrent difficilement de préférer le chemin par où il était venu à la petite porte qu’ils ouvraient sur la gauche. Elle se referma sur lui, comme l’eau sur un noyé. Le rire immense des avocats accompagna sa disparition. Il était hors du monde et seul avec ses gardes : un faible avec des forts. Immédiatement, ils le battirent, le frappant de préférence dans la poitrine et dans la figure. Puis on l’entendit qui descendait le petit escalier tournant : pan ! pan ! en cadence. Il était calmé. Les gardes, dans l’intimité, ont la manière pour vous apaiser et vous faire l’âme résignée qui convient au prisonnier.

De ces détails Sturel connut une partie, le dimanche matin 31 mai. En bon contribuable, il fut assuré de la culpabilité de ses amis dont il avait douté tant qu’il n’avait eu que son propre témoignage. L’arrestation, c’est pour un Français plus probant qu’un flagrant délit.

Qu’allait-il faire de Mouchefrin ?