Bibliothèque-Charpentier – Eugène Fasquelle Éditeur (p. 392-409).

CHAPITRE XVI

LA MYSTÉRIEUSE SOIRÉE DE BILLANCOURT

Racadot, puisqu’il est bachelier et qu’il fréquente les brasseries, a des idées générales, voire philosophiques, mais elles sont d’ordinaire limitées aux instants où il parle en public. Dans son privé, il pense plus économiquement, je veux dire par doit et avoir : ses méditations, au long de cette crise, ont été fort analogues au livre d’un commençant. Aujourd’hui qu’il est débilité par la lutte, la philosophie l’envahit tout, non pour le consoler, mais pour l’irriter. Voilà un homme qui, de famille, a du bon sens et même de la discipline ; pourtant il n’échappe pas — tant la mode est puissante ! — à se considérer comme une victime.

C’est vrai qu’envers ce jeune paysan l’État a assumé un rôle si providentiel pendant ses années universitaires, et lui a donné des notions si exagérées de la place occupée dans le monde par les idées de droit, de justice, de devoir, qu’il reçoit une tape un peu trop forte quand il se trouve soumis à la grande loi pratique : « Si vous réussissez, vous aurez des amis, du talent, de l’honneur, et les idées de droit, de justice, de devoir souffriraient de se trouver en opposition avec vous ; — quand par malchance cela arriverait, elles sauraient s’effacer bien vite et passer dans votre camp. Si vous échouez, au contraire, elles ne voudront pas se compromettre par votre échec, et tiendront à marquer que vous êtes puni de les avoir offensées. » Racadot, qui vérifie ces principes dans son cas et qui ignore leur caractère universel, se cabre et sincèrement se croit une victime sociale.

C’est affaire de point de vue. Un sociologue le tiendrait pour un parasite social ; un juge d’instruction, pour un maître chanteur ; quant à ses amis, ils le fuient maintenant comme un maître tapeur. Petit à petit, il ne prête plus qu’à des associations d’images désagréables. Ces garçons intelligents, ayant décidé qu’ils ne pouvaient rien pour son salut, jugent oiseux et simplement pénible de penser à lui.

À la Conférence Molé, — où la Vraie République avait tenu l’emploi de moniteur officiel, — on fît cette remarque ; Suret-Lefort qui, jadis, aimait à donner Racadot pour son alter ego, désormais affecta d’entendre ce nom comme un assemblage de syllabes inconnues. « Eh bien ! quoi ? semblait-il dire. Ra-ca-dot ! qu’ai-je de commun avec cet individu ?  »

Il faut l’avouer, ce camarade ne leur valait jamais de compliments. Madame Alison, qui appréciait mal Sturel, parce qu’elle le trouvait « peu naturel », revint dans ce temps-là sur l’incident mesquinement soulevé par le baron de Nelles sur les fonds secrets.

— Avez-vous obtenu votre subvention pour votre journal, monsieur Sturel ?

— Je ne le verrais plus ! s’écria la jeune fille.

Sturel fut froissé qu’elle admît une hypothèse où elle l’écarterait.

Il répondit :

— Je ne fais plus partie de la Vraie République.

— Il l’a supprimée, dit la jeune fille à sa mère.

— Je crois que son organisateur veut la maintenir, — rectifia le jeune homme. — Mais je n’ai plus rien à y voir.

— C’est beaucoup à nourrir pour un homme qui n’est pas sûr de son dîner, — fit observer madame Alison avec la blessante supériorité du bon sens.

— Enfin, dit la jeune fille, M. Sturel n’est pas solidaire des gens dont il est moins l’ami que le bienfaiteur.

— Mais qui l’accuse ? Je regrette seulement que M. Sturel perde une occasion de s’occuper selon ses goûts.

Grondée par sa fille et n’ayant aucune méchanceté, madame Alison, pour effacer le souvenir de quelques piques de cette sorte, invita François Sturel à une promenade du soir au bois de Boulogne. Madame de Coulonvaux fut de la partie, en sorte que les deux jeunes gens purent s’occuper d’eux seuls. C’était le 21 mai, à quatre jours de cette triste pluie qu’ont supportée Racadot, Mouchefrin, la Léontine jetés sur la voie publique. Mais cette pluie, qui avait augmenté la misère de ces trois malheureux et qui collaborait ainsi à d’irréparables malheurs, doit ici être dite excellente, parce qu’elle a dégagé, fait éclore le printemps sur Neuilly, Sèvres, Boulogne et Saint-Cloud.

À travers le bois de Boulogne, la voiture les conduisit d’abord au pont de Saint-Cloud. Thérèse Alison et François Sturel, laissant les deux vieilles dames, mirent pied à terre et suivirent lentement le parapet. Ils s’émerveillaient sans mot dire des mouvements enivrants, rapides comme des bras d’amoureuses voilées et qui se pâment, que font les flots de la Seine en fuyant sous la lune. Oui, la lune, que jusqu’alors François Sturel n’avait pas pensé à regarder, lui paraît comme elle l’est quelque soir dans la vie de tous les hommes, la magicienne incomparable, quand il voit que pour la jeune fille ces lueurs et ces silences sont des regards et des choses amicales. Si frémissante sous ces contacts de la nuit, au bord de l’eau pleine d’ombre, Thérèse devient pour lui une petite fée à laquelle il se sent enchaînée comme un esclave grossier. Ses soins, ses sentiments enveloppent la jeune fille d’un manteau de protection, de dévouement et d’admiration. En été, des cafés violemment éclairés bordent la Place d’Armes à Saint-Cloud, en tête du pont ; elle voulut éviter toutes ces grossièretés, et faisant un geste amical d’indépendance à la voiture, ils entrèrent dans l’allée française par où le parc débouche sur le quai.

Les premiers bancs étaient pris par des couples aux occupations mystérieuses et confuses, mais auxquelles les premières tiédeurs du printemps donnent un sens, fût-ce pour les jeunes gens les moins avertis. Sturel en lui-même ne veut pas de mal à ces personnages, parce que tout autour d’une noble image de l’amour un peintre peut grouper les indécences innocentes des bêtes, oui, d’honnêtes bestialités. Ils marchent une cinquantaine de mètres, puis ils trouvent enfin où s’asseoir. Les arbres, qui se confondent au-dessus d’eux dans la nuit, ont une senteur mouillée de verdure : l’atmosphère est opalisée par la molle clarté, tout respire dans un mélange délicieux d’oppression et d’allégresse : ainsi la force voluptueuse qui est en eux, et n’ose se manifester, les gêne et les transporte. Dans ces tendres ténèbres, son regard ne distingue plus les perfections du corps de la jeune fille, mais sa sympathie les lui fait percevoir avec une vivacité qui le trouble et le contraint au silence. Elle lui raconte alors que sur ce même banc, l’année précédente, elle est venue s’asseoir ; elle dit, puis se tait, il suppose qu’elle calcule combien d’âme il ajoute aux plus beaux soirs de mai.

… Dans la voiture qui stationne sur la place, les deux dames doivent s’impatienter. Les jeunes gens se rapprochent, mais, cette fois encore, veulent traverser à pied le pont pour revoir les vagues douloureuses qui contrastent avec la sérénité inexprimable du ciel. Les rais de lune sur la Seine à Saint-Cloud ne sont pas plus divins que sur la Moselle, et pourtant Sturel ne songera jamais à les comparer.

Deux voyous qui passaient firent une réflexion sur l’odeur qu’exhalait le vêtement de la jeune fille. Elle ne parut pas entendre, mais, un peu après, elle dit avec une petite inquiétude :

— Je ne sais pas pourquoi la couturière a fourré du parfum dans mon collet. Elle sait bien que je n’en porte jamais : je trouve cela grossier.

Voilà qui est touchant et la marque d’une amoureuse de craindre une diminution dans l’esprit de son compagnon à cause du jugement de deux amateurs de Billancourt !… Sturel songe avec une volupté égoïste que leur bonheur s’évaporera dans la vie comme ce parfum dans le courant d’air de la Seine. Le sentiment que de tels instants ne peuvent être fixés leur ajoute une force de mélancolie qui le tint longtemps silencieux.

Les vieilles dames, auprès de qui les deux jeunes gens sont remontés, causent de Victor Hugo, dont les journaux depuis quatre jours disent la santé inquiétante : un vieillard de quatre-vingt-trois ans, et le cœur hypertrophié, supportera mal une congestion pulmonaire. Sturel s’entête à considérer que le héros qui maintient le mieux l’unité française ne voudra pas abandonner la patrie avant qu’un homme ou une passion dominante puisse tenir l’emploi qu’en mourant il déserterait. Les dames se mettent à parler de la fraîcheur, car elles sont à l’âge où les paysages lunaires, sans cesser d’agir sur l’organisme, n’y mettent plus d’inquiétudes, que rhumatismales. Mais la soirée est chaude. On file le long du quai jusqu’à Boulogne, pour rentrer par le Point-du-Jour. Chacun jouit du bien-être, et toute conversation s’est tue, quand madame Alison soudain se penche et dit :

— Oh ! la pauvre dame ! Si elle espère trouver ici une voiture !…

Sur le côté du chemin, une femme, en effet, de silhouette élégante, avec son ombrelle, fait signe au cocher. Deux individus l’accompagnent, qui ne s’associent pas à ses signaux, mais se tiennent plutôt à l’écart… C’est un petit tableau qu’à l’appel de madame Alison chacun depuis le landau entrevoit ; et, si le geste d’un piéton qui fait un vain appel est le plus banal des rues de Paris, à cette heure, dans ce désert, cette femme harassée fait un peu pitié. Elle est bien à cinq kilomètres de la plus proche station de fiacres. Cela pourtant ne suffit pas à m’expliquer que François Sturel ait tressailli.

— Mais — dit madame de Coulonvaux, en Parisienne qui connaît les rues, les fiacres, les tramways et le bois, — ils continuent vers Billancourt : ils tournent le dos à Paris… Peut-être qu’ils ignorent leur chemin.

— On devait au moins les prévenir, dit la jeune fille.

Et elle s’étonne secrètement que son ami n’ait pas offert de monter à côté du cocher pour donner place à cette inconnue. Une fois, à Carlsbad, des étrangers les ont ainsi recueillies, elle et sa mère, qui s’étaient égarées. « C’est sans doute par délicatesse, il ne veut pas mêler à nous n’importe qui ! »

Mais pour François Sturel, ce n’est pas une inconnue. Il est loisible à ces dames d’oublier ; lui ne s’y trompe pas. L’éclair des lanternes, passant moins d’une seconde sur ce visage, lui a révélé madame Astiné Aravian. Il ne l’a pas clairement reconnue, il l’a devinée d’amour. Mais jamais ce visage, il ne le vit marqué de cette inexprimable angoisse. Et ces-deux hommes qui se tenaient en arrière, qui baissaient leur chapeau au passage de l’étroit rayon de lumière, n’est-ce pas Mouchefrin, Racadot, avec son éternelle serviette sous le bras ?

Thérèse Alison est triste de s’être montrée égoïste dans son bonheur. L’excellent petit être voudrait avoir rendu service à cette inconnue. Mais Sturel est dominé par le fort symbolisme de cette apparition. Ce n’est point un mouvement de sensiblerie pour des personnes qui, après tout, à dix heures du soir, ne courent aucun risque à trois ; mais il a cru voir son amie toute pâle, exténuée d’une longue course, ses deux camarades dégradés ; et quand il passait avec son bonheur, il les a laissés dans le fossé du chemin ! Sans un geste, la tête détournée vers l’ombre, ils ont donné une impression tragique et glacée à Sturel. Elle, c’est pire, lui a livré d’elle-même une image qui le désespère. Cette main du noyé dans la nuit ! Comment put-il se taire à son geste d’appel, quand en soi-même, toujours il la sent si vivante ? Parfois, soudain évanouie, il pouvait croire qu’elle n’était plus, puis elle renaissait — comme un drapeau qui flotte et retombe sur sa hampe, s’affirme et se renie au gré du vent, mais domine toujours la situation. — Cette étrangère n’est-elle pas mêlée à ses pensées et les nuançant toutes, au point que tout à l’heure, quand auprès de Thérèse il respirait avec complaisance l’atmosphère impure de l’allée de Saint-Cloud, et quand il se réjouissait de mêler l’idée de périssable à leur sentiment, c’était vraiment le poison d’Astiné qui agissait dans son sang ! Où qu’il marche, il la porte en lui. En vérité, à cette date, si elle a accompli sa destinée propre, elle pourra bénéficier en Sturel d’un prolongement de vie. Et c’est peut-être son appétit de se détruire, son perpétuel don de soi au milieu de sa débauche, qui mériteront à cette rare jeune femme de se survivre.

Mais, l’infortunée, comment subira-t-elle sa sentence ?

… Ce soir-là, vers les huit heures, dans la rue, madame Aravian a été abordée par Racadot et Mouchefrin qui la guettaient. Elle allait surprendre à leur hôtel des amis pour les mener au théâtre. Un oiseau, un lophophore, vert et bleu, de ses ailes repliées, la coiffait. Sur une robe de dentelle noire, ouverte en carré et dont les manches venaient au coude, elle avait une jaquette de velours à côtes, de nuance tourterelle. La jupe de dessous à volants était relevée de loin en loin par des nœuds jaunes, tandis que des nœuds jaunes encore ramenaient sur la hanche gauche la jupe de dessus. La ceinture était jaune, et les longs gants de Suède, selon la grande mode de 1885, de couleur bois clair et parfumés au bois de Liban. Troublés par cette harmonieuse créature, ils surent pourtant lui proposer et lui faire accepter une excursion comme elle les aimait, sur la berge de Billancourt. L’idée d’errer la séduisait plus qu’aucune amitié et que nul spectacle. Pour qu’elle ne prévînt personne, Racadot la mit lui-même en fiacre et s’assura qu’elle indiquait au cocher le Pont de Neuilly, lieu convenu du rendez-vous. Prétextant, pour ne point l’accompagner, qu’ils avaient à s’informer d’une adresse, ils gagnèrent le but séparément, par le train de petite ceinture et le tramway Porte-Maillot-Courbevoie.

C’était dix heures passées quand elle descendit de fiacre et apporta son mystérieux et complexe enchantement sur le quai où viennent aboutir les profonds jardins des maisons de Saint-James. Dans cette nuit et ce silence, ils l’abordèrent en s’arrangeant pour cacher leurs figures au cocher. La masse sombre des arbres dans l’île de Puteaux se penchait, en frissonnant, vers elle au-dessus de la Seine.

Ils marchèrent vers Sèvres et Saint-Cloud, en longeant le fleuve. Elle ne tarda pas à regretter qu’ils eussent renvoyé la voiture. Ils reconnurent s’être trompés et qu’il faudrait encore une demi-heure pour atteindre les bouges où ils la menaient. Au bout d’une heure elle leur ordonna de trouver un fiacre. En ricanant ils s’offrirent à la porter. Sur sa menace d’appeler le premier passant et comme il n’était pas minuit, ils cessèrent leurs goujateries ; Racadot assura qu’on approchait du Point-du-Jour. Par deux fois, malgré la volonté de ses compagnons, elle avait essayé d’arrêter des cochers. Maintenant s’étendait une solitude menaçante. Elle eût voulu retourner vers Saint-Cloud dont les lumières déjà l’avaient attirée. Ils s’y refusèrent, prétextant les cafés fermés et les voitures remisées.

— On dirait que vous avez peur, ajouta Mouchefrin ; aurez-vous bientôt fini de nous insulter ?

Ils prirent pour thème de leurs propos qu’« évidemment c’est plus commode d’être dans son lit », et ils développèrent cette imagination avec une extraordinaire liberté dont elle était suffoquée comme d’une révolte de domestiques. Elle espéra qu’ils étaient ivres.

— Allons, dit-elle. Monsieur Racadot, soyons bons amis ; si vous me ramenez rapidement chez moi, je vous promets une subvention pour votre journal. Il parut se rendre à ce désir.

— Appuyez-vous sur nous, disait-il, ne craignez rien, nous sommes solides.

De force, ces bandits mal soignés prirent chacun par un bras la belle aventurière et l’entraînèrent si vite que par deux fois elle déchira sa jupe de dentelle. Elle se taisait. Ils marchaient toujours sur la chaussée qui, sans parapet, surplombe la Seine d’une hauteur de cinq mètres environ. Depuis vingt minutes ils n’avaient rencontré personne. Comme toute l’eau du fleuve était ridée par le même souffle, ainsi leurs trois cœurs étaient contractés par le même sentiment. Le nabot Mouchefrin en serrant le bras de madame Aravian sous le sien la faisait se pencher. Elle lui dit :

— Vous voyez bien que vous êtes encore trop petit pour tenir les femmes autrement que par le jupon. Dans cette minute, Racadot, heureux d’entendre un homme humilié par une femme qui le ménageait, subit le charme de madame Aravian. Il ne parvint à haïr cette beauté parfumée qu’en se représentant la pauvre Léontine laide, en guenilles et méprisée. Excité par l’offense reçue et par la douceur de la jaquette de velours, Mouchefrin égrenait un chapelet d’horreurs.

— Assez de paroles, Antoine ! dit la voix basse, presque méconnaissable de Racadot.

En même temps, pour fouiller dans sa serviette de cuir, il lâchait le bras de Madame Aravian. Mouchefrin fut envahi d’une peur immense et sa mâchoire inférieure commença de claquer d’une manière convulsive. Brusquement la femme se dégagea, courut…

Son mouvement, sa fuite avaient été si prompts, si vigoureux, que les deux hommes n’avaient pu les prévoir ni les éviter. Ils ne poussèrent pas un cri, mais aussitôt la poursuivirent.

Teintes violettes d’un soir tragiques, sombres espaces, élan pour la tuer de ces jeunes gens qui l’eussent tant désirée. Leurs cris dans la nuit épandus ! Leur course avec les vêtements qui battent l’air ! Cet appel immense et puis des plaintes !… « Chien ! » dit-elle d’une voix époumonnée, quand rejointe et se retournant elle vit, le bras levé, et tout lancé en avant, Racadot avec ses yeux ronds et rouges dans un visage que la peur faisait implacable… Qu’il y en a déjà eu de ces appels d’assassinés et qui sont allés Dieu sait-où ! L’horreur profonde, c’est que ce spectacle est tout à fait exaltant ! Les hommes aiment à mordre, et de désir leur bouche se dessèche devant les choses effroyables.

La frénétique action ! Oh, la pire débauche ! Dans sa pleine énergie et capable de susciter encore la pleine énergie, elle roule à terre sous le marteau brutal qui lui brise une tempe et souille le lophophore vert et bleu. C’est Racadot qui frappa ; Mouchefrin la tenait par son petit cou qu’il était heureux de toucher. Ah ! malheureuse ! Bête de luxe, elle a irrité de désirs leur sang, avec son corps dédaigneux. Elle est tuée par deux pauvres, qui sont aussi des mâles orgueilleux. Ces deux caractères, quand ils ne s’excluent pas, constituent une espèce des plus dangereuses.

Les gémissements qui se prolongèrent pendant une dizaine de minutes, malgré le dur genou de Racadot, ne doivent pas être tenus pour un témoignage de la sensibilité propre d’Astiné Aravian ; il faut y reconnaître le murmure commun à toute âme qui s’enfuit. Ils ne révèlent pas plus notre vrai moi que certaines énergies partielles qui survivent dans l’organisme à la destruction de l’énergie principale : les battements du cœur qui persistent après la mort ne peuvent plus renseigner sur notre conscience propre, mais seulement sur les lois de l’humanité. La vraie personnalité d’Astiné s’exprima par ce dernier mot « chiens » avant qu’elle roulât à terre où ce fut la mêlée confuse, la chiennerie d’un assassinat. Sans doute, elle mit sur ses yeux sa main gantée de « bois clair », d’un geste de petite fille qui se donne pour la première fois, et d’un geste qu’on croyait bien qu’elle ne retrouverait jamais. Ainsi sanglante eut-elle le temps de penser dans la nuit : « Comme ça m’ennuie de mourir !… » Mais eût-elle aimé vieillir ? Les Orientales s’alourdissent si fort !

Ces choses-là se passèrent dans les ténèbres et s’y enfoncèrent définitivement avec la conscience qu’en put avoir Astiné. Les deux assassins en prirent une vue bien différente de ce que nous tenons pour la réalité. Éperdus de terreur, ils dépensaient, à frapper toujours, d’excessifs efforts, comme si elle eût été une idole invincible et leur pire ennemie. Les perles maintenant, perles des mains, perles des poignets, perles du col et ses turquoises « immortelles », qu’elle tenait des princes persans, toute cette gentille friperie de ses grâces, ils la lui arrachent avec leurs mains qui tâtent et qui tremblent. Et, courbés, ils complètent leur boucherie par une affreuse précaution : ils la dépouillent de sa jaquette tourterelle, de ses dentelles noires à nœuds jaunes, de toute sa soie parfumée, et leurs dures mains emportent cette tête désormais impure, qu’ils courent enfouir plus loin.

Ce beau corps, cette gorge de vierge qu’elle avait gardée, et que baigne le fleuve d’un sang encore vivant, ces jambes adorables, tout cela qui eut tant de plaisir à éveiller les instincts de la vie, ils l’ont jeté sur le dur gazon des berges de Billancourt. Ce cadavre, ce sang et ces beautés découvertes, dans ce tragique abandon, c’est l’éternelle Hélène « tant admirée, tant décriée » qui une fois encore est venue du rivage homérique, avec le trésor augmenté sans cesse de sa fabuleuse beauté, attiser dans notre sein une ardeur que rien ne satisfera. Hélène ! mais du moins, cette fois, pour que soit complète son atmosphère de volupté, il ne manque pas au tableau l’appareil du carnage.

Sturel, plus tard, comprendra que ces circonstances tragiques étaient de nécessité et les instruments atroces de la parfaite biographie d’Astiné Aravian. Il n’admettra pas qu’une hypothèse eût pu surgir où ce sang eût été épargné à son amie. En laissant la biographie de cette femme se constituer dans son imagination, comme on laisse une vérité se concréter en soi de façon à n’en être que le spectateur, Sturel reconnaît bien qu’une telle vie, à moins d’être incomplète et même contradictoire, ne supportait que ce dénouement où il y a du vice, de l’horreur et des accents désespérés.

Le ciel de minuit et ces sombres feuillages, qui tout à l’heure d’un si grand air favorisaient les énergies amoureuses, encadrent avec une égale magnificence la terreur de ces assassins. Le souffle d’un assassin, dans la nuit, ce doit être le halètement d’un coureur demi-asphyxié de qui l’on entend les prises d’air et les expirations, cent mètres avant que l’on distingue son visage douloureux et forcené, — un visage composé par d’affreux battements de cœur. Mais, courant aux côtés de l’homme de sport, il y a le groupe de ses amis, de ses entraîneurs qui le félicitent, le soutiennent de leurs fraternelles exhortations. La clientèle de l’assassin, de l’homme qui vient d’oser cette inhumaine dépense d’énergie, elle est faite seulement de figures d’effroi chuchoteuses, au milieu desquelles il court comme un maudit.

Racadot et Mouchefrin ont lavé leurs mains avec du sable, dans la Seine. Mais Racadot voit sur le cou de Mouchefrin, Mouchefrin voit sur le cou de Racadot une petite raie fine comme un tracé, un projet pour le couteau de la guillotine, la ligne d’intersection selon laquelle leur tête culbutera dans le panier de son. Ils ne veulent point que ce signe et d’autres plus certains encore les dénoncent à l’octroi du Point-du-Jour : ils traversent Billancourt, le haut Billancourt, Boulogne, et par le Parc-aux-Princes, atteignent les grilles, près de la gare d’Auteuil. Là encore un octroi. Ils songent à passer la Seine, et sur la rive gauche ils joindront le pont de Neuilly, pour regagner de là Paris. Sur les ponts, des octrois toujours ! Les novices n’avaient pas prévu que Boulogne, Billancourt, entre Paris, le Bois et la Seine, forment une vraie souricière. Peut-être a-t-on déjà retrouvé le cadavre. Ils se séparent. Isolés, ils pensent attirer moins l’attention ; chacun voit dans l’autre un danger.

Laissons-les à leur épouvante infâme, et, par contraste, plaisons-nous à nous rappeler le beau spectacle, si profondément émouvant, d’un jeune homme dans le bref espace de sa vie où il s’occupe en toute conviction des intérêts de l’espèce et se donne aux choses éternelles. Ainsi, le même souffle qui passe sur le cadavre d’Astiné Aravian caressait tout à l’heure François Sturel, épris de Thérèse Alison, et maintenant encore les rejoint sur cette longue berge de la Seine… Supplie ton amante, jeune homme changeant et sincère ! à genoux, ton bras passé autour de son corps, au bas de sa taille, sur ses fortes hanches, ta main gauche tendue vers ses yeux, vers le ciel inexploré. Les arbres aussi vont vers le ciel, et son espoir, ses incertitudes aussi. Veux-tu qu’elle se donne ? Es-tu celui qui peut quelque chose pour son bonheur ? Jeunesse, amour, déchirantes minutes !… Et sous ses mêmes arbres, sur ce même sable qui crie, la fuite des assassins emportant une belle tête sanglante, des perles et des turquoises.

Bien que François Sturel en prenne une conscience peu nette, ce qu’il aimait de madame Aravian, c’était son âme, sans doute, sur son visage, mais ses perles aussi, ses turquoises, son luxe, le parfum de ses vêtements, toutes les grâces et la mollesse d’une femme qui sait se faire servir. Précisément, elle vient de périr aux mains des serfs à cause de ses perles et turquoises que veut vendre Racadot, et à cause du parfum qui irritait Mouchefrin. Tout à l’heure, Sturel l’a laissée au fossé pour ne pas déplaire à sa nouvelle amie dont le luxe, le parfum, les grâces et la mollesse, ce printemps, l’ont conquis. Racadot, maintenant, court vers la Léontine comme une bête qui rapporte une proie à sa femelle : car, pour cette compagne, il est excellent. Mouchefrin court à côté, suivant les événements, comme le chien du troupeau galope auprès des moutons, et, la langue hors de la bouche, collabore aux desseins obscurs du berger.

Quant à nous, dans cette soirée, pourquoi perdre notre temps à juger ? Contemplons et vivons. Ayons l’âme de ces grands arbres. Par une nuit d’une beauté rare sous nos climats, la tête perdue dans l’obscurité, assistons aux heurts de ces énergies égarées. Cette fille d’Orient, originaire des pays où la moyenne de la vie humaine est bien plus courte qu’à Paris, semble vraiment s’être toujours appliquée à multiplier autour d’elles les mauvaises occasions et à se créer autant de risques qu’en présente la vallée de l’Euphrate où campa sa famille. Son gémissement dans les terrains de Billancourt vaut sa mère expirant sur la rive d’Asie. Il est naturel qu’une Astiné Aravian meure assassinée. D’autre part, le coup des paysans Racadot et Mouchefrin ajoute un épisode banal à l’éternelle Jacquerie, Mais bien qu’on en sente le déterminisme, leur conduite n’est pas en harmonie avec les façons de voir des gens normaux ; elle offense les lois de la société civile et les lois instinctives : un tel acte doit entraîner la suppression de ses auteurs. Les grands arbres, le courant d’air de la Seine, les nuages, peuvent bien composer de beaux tableaux avec ces animaux fuyants ; la société n’est belle qu’en contrariant la nature. L’ignominie de cette minute est de telle évidence qu’il serait superflu de s’y arrêter davantage. Mais les choses ne sont jamais finies ; elles sont toujours en train de se faire. Précisément, notre rôle, c’est de les considérer dans leurs développements. Nous sommes des botanistes qui observons sept à huit plantes transplantées et leurs efforts pour reprendre racine. Charcot, en traitant celle qui étrangla Gouffé de coquine, se servit d’un mot exact, mais qui n’avait pas le genre d’exactitude, et n’exprimait pas la conception qu’on demande à Charcot. En face d’un fait de cet ordre, la pensée d’un homme bien constitué se développe selon des temps ! C’est dans le premier moment qu’il faut crier, et le plus fort possible, « au gendarme ! ». Ensuite, un grand problème, et proprement le nôtre, c’est de savoir si l’éducateur Bouteiller et, comme y comptait Challemel-Lacour, « l’esprit de la société où ils vécurent » pouvaient faire que Racadot et Mouchefrin ne préférassent pas un crime à l’effondrement de leurs ambitions.