Les Décorés/Camille Pissarro

Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 193-197).

CAMILLE PISSARRO


Notre « doux pays » aime auréoler ses grands hommes de pommes cuites, avant de les sculpter en marbre ou de les couler en bronze. Il n’a pas rompu cette suggestive tradition avec Pissarro dont les toiles ont mérité l’insigne honneur de dilater autant de rates que celles de Manet, de Degas et de Puvis de Chavannes.

Il faut bien rire un brin, la vie est si courte !

D’ailleurs, quand on admire, avec des frissons d’enthousiasme les bonnes femmes en savon de M. Bouguereau et les bonshommes en charbon de M. Bonnat, il paraît logique de se tordre devant un beau morceau de peinture. Les cinq cents représentations du Maître de Forges devaient entraîner comme corollaire le four des Corbeaux, et on avait, autrefois, trop applaudi La Fille du Régiment pour ne pas siffler à gilet déboutonné Les Troyens.

On est ou on n’est pas le peuple le plus spirituel de la terre.

Dans l’histoire de l’art, Pissarro restera un des précurseurs du paysage moderne, un des chefs de l’impressionnisme, un maître peut-être incomplet, hésitant, se fourvoyant parfois dans de puériles recherches de procédés, mais un maître consciencieux, probe, novateur et hautement personnel, un convaincu qui n’a jamais commis une lâcheté dans le but de plaire au chaland ou d’attirer la vogue sur sa marchandise. Son atelier modeste, pauvre même, perdu dans un fond de banlieue, ne s’est pas métamorphosé en boutique à la mode où des messieurs du dernier gratin vont flirter avec des dames suaves en débitant quelques stupidités sur la peinture.

Nous lui devons des œuvres définitives ; plus que toutes autres, elles ont élucidé et formulé la théorie générale des impressionnistes, de ces artistes longtemps méconnus qui ont eu — comme l’a excellemment écrit Gustave Geffroy — la vraie sincérité, celle d’hommes de ce temps, regardant les choses avec le souci de les bien voir et d’en jouir, cherchant à s’en emparer pour leur joie, et non pour satisfaire un programme, ne voulant rien d’étranger, de combiné entre ces choses et leur désir de vérité, leur amour de nature. Ils se sont donc servis de ce que savait leur temps ; ils n’ont pas essayé de faire naïf, mais de faire vrai.

Pissarro est avant tout élève de la nature, ainsi que Sisley, Claude Monet, Cézanne et Van Gogh. S’il a étudié les « flambés » de Turner et les rêveries des Japonais, il a su résister à un entraînement ensorceleur, il a pu se dégager d’une influence tyrannique dont le charme présentait le suprême danger ; il a tenu à éviter les conceptions historiques à la Claude Lorrain du peintre anglais et l’exécution un peu sèche, un peu hiératique des aquarellistes de l’Extrême-Orient. On retrouve en lui le paysan qui aime la terre avec une sorte de sensualité brutale et puissante, le rustre qui adore son champ, d’instinct, sans ratiociner, sans chercher à parer sa passion de phrases sonores ou de métaphores romanesques.

Très apprécié des délicats, le vieil artiste vit loin des clabauderies et des vaines querelles d’écoles ; il fuit le galvaudage des expositions annuelles, évite les interviews, ne cultive pas le mot spirituel, ne se pose pas en victime et, — sûr de son talent, sûr de la justice immanente qui remet, tôt ou tard, chaque être à sa place, sûr de la cimaise qu’il occupera au Louvre — il sourit dans sa soyeuse et longue barbe grise du mal que se donnent, pour obtenir de leur vivant un peu de gloire, tant de pitres enrubannés dont la postérité dispersera le nom, comme le vent d’automne balaie la feuille sèche et décolorée.