Les Décorés/Auguste Lepère


Les Décorés : Ceux qui ne le sont pasH. Simonis Empis, éditeur (p. 185-190).

AUGUSTE LEPÈRE


Parisien ?… Plus que nature — Artiste ?… Tout le temps.

Parisien vif, alerte, débrouillard, compréhensif, souple, nerveux, personnel, inventif et suprêmement intelligent, mais n’incarnant nullement le type répugnant auquel rêvent les lectrices hystériques de Paul Bourget. Artiste tel qu’on devait en rencontrer au Moyen-Age, rêvassant autour de Notre-Dame, le pourpoint râpé et le maillot rapiécé, les pieds dans la boue et l’âme dans les étoiles. Oh ! rien de commun avec le produit incestueux de Cabanel et de M. Prud’homme, le monsieur qui fait dans l’art, comme on fait dans les draps ou le porc salé, qui possède pignon sur rue, dîne en habit tous les soirs, dirige des tableaux vivants chez les banquiers, et trafique de ses œuvres « au plus juste prix » et suivant « le goût du jour ».

Son œil brillant de malice, son sourire de gamin, sa franche poignée de main, son sang peuple coulant rouge sous la peau, ses enthousiasmes intransigeants, son parler net, son horreur des mensonges, sa haine des habiletés mondaines, détonneraient ferme dans les quartiers somptueux. D’ailleurs d’où sort-il cet être-là ? Quels sont ses titres, ses grades, ses parchemins ?

Élève de son père — sculpteur de talent — Lepère n’a pas connu le régime cellulaire de l’École des Beaux-Arts. Comme Courbet, Millet, Degas, Manet, Raffaëlli, Claude Monet, Baffier, Chéret, Grasset, Bartholomé, Bracquemond, Desboutin, Puvis de Chavannes et pas mal d’autres personnalités dont nous nous enorgueillissons, il a échappé à l’abêtissant régime de la rue Bonaparte, et, d’instinct, il a repoussé l’influence de l’Italie, cette terre néfaste qui, sous Louis XII, a empoisonné nos soldats de maladies fâcheuses, et a lâché sur notre patrie ses architectes — phylloxera devastatrix — dont nous ne sommes pas encore guéris, cet abominable pays qui nous a dévoyés, dévirilisés, annihilés, assassinés en nous inculquant cauteleusement des théories en opposition radicale avec notre tempérament et la logique de notre race. Au physique comme au moral, Lepère rappelle ces incomparables artisans du quinzième siècle, à la fois gais et rêveurs, praticiens et poètes, dont les mains adroites, guidées par de hardis cerveaux, ont enfanté tant de chefs-d’œuvre !

Graveur sur bois et aqua-fortiste de premier ordre, il ne s’est pas enterré dans une spécialité. Se rappelle-t-on ses récentes et audacieuses tentatives de gravures en couleurs, si verveuses, si larges, si amusantes dans leur simplification chromatique, si curieuses par leur indépendance à côté des estampes japonaises, dont l’auteur a su adroitement s’éloigner ? Délaissant parfois le burin pour la brosse, il s’est attaqué à la peinture, et ses paysages, traités d’une pâte solide et lumineuse, le placent parmi les plus sincères évocateurs de la nature. Attiré, depuis quelque temps, par la décoration, il a demandé au cuir des impressions nouvelles ; avec un couteau, un fer chaud, un pinceau, un outil quelconque improvisé au hasard du caprice, il a enluminé et paré cette belle matière souple et mate dont il a fastueusement décoré des panneaux d’appartement et des reliures.

Aujourd’hui, le rêve de Lepère se résumerait à composer un livre de toutes pièces. Avec la presse à bras installée dans le sous-sol de sa maisonnette perdue au fin fond de Vaugirard, il l’imprimerait lui-même, en employant des encres spéciales, des caractères fondus exprès, un papier choisi ; il l’illustrerait de vignettes et de bois gravés au canif, plein de dédain pour les finasseries roublardes et mesquines du métier, très emballé par le procédé d’une âpre simplicité qu’employa Holbein, assez fort, assez sûr de lui pour oser cette terrible synthèse du dessin à laquelle les cacatoës de l’Institut préfèrent le maquillage et le blaireautage, parce qu’on se casse les reins fréquemment en tentant pareil saut périlleux. Puis, l’enfant parachevé, il le revêtirait d’un vêtement élégant et magnifique.

Hélas ! un rêve qui ne se réalisera jamais, car je ne vois guère un seul des millionnaires dont le génie embrase notre horizon social, abandonner l’amélioration de la race chevaline, le noble jeu du polo, la conduite des mails et la conversation avec les horizontales, pour commander une œuvre unique, vraiment exceptionnelle, à un artiste de valeur. En fait de livres, ces messieurs ne ressentent de sympathie que pour les carnets de chèques, et le billet de banque est la seule gravure à laquelle ils comprennent quelque chose.

Et dire que, dans un moment de vivacité regrettable, on a guillotiné Louis XVI afin d’organiser l’âge d’or ! Ô mes aïeux, quelle gaffe !