Les Débuts d’un protectorat - La France en Tunisie/02

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Les Débuts d’un protectorat - La France en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 338-377).
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LES
DÉBUTS D’UN PROTECTORAT

LA FRANCE EN TUNISIE.

II.[1]
LES RÉFORMES ACCOMPLIES, LES PERSPECTIVES D’AVENIR.


I.

Les deux obstacles qui nous arrêtaient au début n’existent plus, le chemin est libre; qu’allons-nous entreprendre? La suppression de la commission financière et celle des capitulations étaient plutôt deux grandes victoires que des réformes, deux victoires qui nous ouvraient le pays, mais qui nous y laissaient tout à faire. Nous avons vu se réorganiser les finances et la justice, mais ce n’est pas tout; un état ne se constitue pas uniquement avec des percepteurs et des juges ; toute la fortune de la Tunisie est dans son sol ; parmi les lois dont nous parlions dans la première partie de cette étude et que nous avons pris garde de ne pas remplacer à la légère, en existe-t-il une qui puisse servir de base à nos projets de réforme, qui réponde aux besoins nouveaux, qui détermine les droits de propriété de chacun, permette de vendre et d’acheter la terre en toute sécurité? Non, une loi aussi essentielle, il nous la faut parfaite; elle est à créer. — Cela fait, le sol ne produira que si ses propriétaires comptent sur une possession tranquille, si on leur donne le moyen d’exporter leurs récoltes, de perfectionner leurs méthodes de culture, d’entrer en relations avec des consommateurs, des marchands, c’est-à-dire que tout en légiférant il faut encourager le travail indigène et l’immigration des Européens, des Français surtout, percer des routes, ouvrir des ports, y attirer l’activité des échanges, exploiter les richesses naturelles, mines, sources, forêts, assainir les villes, avoir une police, une armée, répandre partout l’instruction : et cela sans recourir à l’emprunt, sans demander même une subvention à la France.

La nouvelle administration a bravement entrepris de venir à bout de cette tâche ; la collection du Journal officiel tunisien nous fournit la liste de ses innovations depuis quatre ans et forme un précieux exposé de notre système actuel de colonisation ; on n’a pas manqué d’y puiser quand il s’est agi d’organiser un second protectorat dans l’extrême Orient, et l’Algérie elle-même en a fait déjà son profit.

Avec cette série de réformes intérieures s’ouvre une nouvelle période de notre occupation, la période, nous ne dirons point pacifique, le mot serait trop beau, mais laborieuse, celle de la lutte d’un gouvernement débarqué de la veille contre des habitudes séculaires et les illusions des nouveau-venus, de la lutte pour l’égalité dans un pays où le privilège était la règle, où la plupart des immigrans français arrivaient en croyant que ces privilèges seraient maintenus et même augmentés à leur profit.

Nous avons parlé des résistances que nous opposèrent les étrangers, résistances que les avantages immédiats de notre occupation ont fait cesser très vite ; en réalité, la terre doublant de valeur, le travail abondant, ils gagnaient beaucoup au protectorat ; des escouades de Maltais et de Marocains, qui comprennent et parlent tant bien que mal l’arabe de Tunis, arrivaient par tous les bateaux; plus nombreux encore, les Siciliens, les Calabrais. Les Maltais, catholiques fervens, plus attachés à la croix qu’au drapeau, se groupaient autour du cardinal Lavigerie, leur véritable souverain, et multipliaient les protestations de sympathie pour la France, sa patrie. Les Italiens, plus positifs, firent d’excellentes affaires : les plus pauvres s’engageaient comme terrassiers, vignerons; les plus riches achetaient des terrains à Tunis et dans les principales villes de la régence en prévision de la hausse qui devait infailliblement résulter de notre occupation et les revendaient jusqu’à dix fois leur valeur : en un mois (août 1886), 102 de leurs bâtimens, de faible tonnage il est vrai, entrent à La Goulette, tandis que ceux de la France et des autres nations n’y sont ensemble qu’au nombre de 36 ; le nombre total de leurs navires dans les divers ports de la régence, en 1884-1885, a été de l,456; celui des Français, de 833; l’année suivante (1885-1886), nous arrivons, pour les nôtres, au chiffre de 943, mais eux à 2,177; le tonnage toujours en notre faveur ; nous dirons un peu plus loin le chiffre non moins frappant des passagers. Leur chemin de fer a été sauvé de la ruine par le transport de nos officiers, de nos fonctionnaires et de nos touristes; ils se sont rendus adjudicataires, les premiers et en grand nombre, des travaux à entreprendre pour le compte du génie ou des subsistances à livrer à notre intendance. Quant aux Marocains, comme les nègres, ils se contentent de salaires si faibles qu’ils sont toujours sûrs, étant très robustes, de trouver de l’ouvrage.

Et les Français? on ne voit pas bien ce qu’ils gagnaient, eux, au protectorat. N’avions-nous envoyé nos troupes dans la régence que pour l’avantage d’autrui? Ces questions se posent d’elles-mêmes, infailliblement, à l’origine de toute entreprise coloniale. Les émigrans poursuivent un but immédiat : des bénéfices personnels dans le présent ; l’état en poursuit un autre, parfois éloigné : des avantages généraux auxquels il doit subordonner, souvent même sacrifier les intérêts particuliers du premier jour, sa principale préoccupation étant de ne pas imposer des charges trop lourdes à la métropole. A la longue, le gouvernement peut faire comprendre aux émigrans qu’en fin de compte il travaille pour eux ou pour leurs fils et leur montrer des résultats; mais, au début, il ne peut répondre aux exigences que par des promesses, le désaccord est inévitable ; voyons ce qui s’est passé à Tunis.

Les Français que nous y avons trouvés établis étaient maîtres de la prépondérance sous le régime consulaire, autrement dit favorisés entre tous les habitans : les premiers, ils durent se plier à la discipline nouvelle, donner l’exemple, abdiquer leurs prérogatives. De 1883 à 1884, ils furent les seuls à ne pas avoir une justice d’exception ; seuls ils étaient déclarés en faillite, seuls ils ne pouvaient retarder l’exécution des jugemens rendus contre eux. Groupés autour du résident, comme autrefois autour de leur consul, leur attitude fut cependant patriotique et sage : ils attendirent, sans protester, les dédommagemens de l’avenir. Mais les nouveau-venus, rivaux naturels des anciens, ceux qui n’avaient ni maison, ni famille, ni relations pour les aider à prendre patience, ceux qui, ignorans des mœurs, de la langue, débarquaient avec des espérances ou des appétits sans limites et peu de ressources, quel fut leur désappointement quand ils virent s’organiser une administration dont ils attendaient des largesses et qui apportait de Paris ce programme : des économies, pas de colonisation officielle, peu de fonctionnaires! On avait beau leur dire qu’avant de distribuer les trésors que promettait la Tunisie, il fallait relever les ruines sous lesquelles nous l’avions trouvée écrasée, ils répondaient qu’ils n’entendaient rien à la politique, qu’ils arrivaient pour travailler, pour réussir au plus vite et coûte que coûte. Beaucoup d’entre eux, trop audacieux, avaient rompu leur établissement en France, brûlé leurs vaisseaux : ils n’accusaient pas leur excès de confiance, mais le protectorat, de les ruiner. La plupart étaient convaincus que nous avions intérêt à prendre la Tunisie à notre charge et considéraient comme des compromissions coupables les ménagemens dont nous usions envers le bey ; ils disaient bien haut, écrivaient partout qu’il fallait oser, aller de l’avant, prendre la succession du bey, comme si une succession ne transmettait jamais de dettes. Il va sans dire que les émigrans n’étaient pas tous des travailleurs; quelques-uns virent dans les déceptions très naturelles de leurs compagnons un moyen d’embarrasser le gouvernement du protectorat, une occasion de lui déclarer la guerre ; cette occasion seule valait pour ceux-là le voyage ; ils couraient la chance de faire peur et d’obtenir pour eux-mêmes par la menace les satisfactions qu’ils prétendaient réclamer pour autrui ; en tout cas, ils faisaient grand bruit pour être connus, revenir en France avec une espèce de nom, l’autorité d’hommes qui ont vu les choses de près, qui en savent long, qui vont tout dire... et le fait est qu’en France ils trouvaient des auxiliaires ou des dupes, réussissaient à organiser contre la nouvelle administration une campagne en règle.

Le public ne les prenait pas au sérieux, dira-t-on, le gouvernement était là pour les démentir. Nous touchons au point délicat : le public n’était pas favorable, on le sait, à l’occupation de Tunis, pas plus qu’à celle du Tonkin et de Madagascar ; très indifférent et naturellement ignorant en matière de politique coloniale, il avait laissé sans protester en 1882 les Anglais intervenir seuls en Égypte, cette terre pourtant si riche et si française ; sa mauvaise humeur, disons plus, sa malveillance contre toute entreprise lointaine, était générale, et le gouvernement, pour ne pas se discréditer, devait, autant que possible, convertir ou du moins apaiser les mécontens, plutôt que de les repousser avec éclat. Cette malveillance générale et qui menace de paralyser l’action de la métropole dans nos colonies, il est difficile et ce n’est d’ailleurs pas ici la place d’en exposer complètement les causes multiples, mais il est nécessaire d’en indiquer les principales.

D’abord le public français se demande ce qu’on entend par des colonies et à quoi elles servent. Avant la révolution, puis sous la restauration jusqu’en 1848, nous considérions généralement nos colonies comme des contrées exotiques que nous exploitions au profit de notre commerce et du trésor; mais aujourd’hui tout le monde sait que. si elles donnent quelque essor à nos exportations, elles nous coûtent beaucoup d’argent ; il faut des calculs compliqués pour estimer très approximativement ce qu’elles nous rapportent, tandis qu’il suffît d’examiner le budget de nos dépenses pour voir ce que nous payons pour elles. Nous ne les exploitons plus ; ce mot « exploitation » nous a fait horreur, on l’a jugé indigne de figurer dans notre langue ; obéissant à une inspiration trop libérale et à notre amour pour la symétrie, nous avons décidé, en dépit de la distance, des différences de mœurs et de races, qu’elles devaient faire partie de notre territoire; elles envoient leurs députés, leurs sénateurs au parlement de Paris ; bien loin de les exploiter, nous les civilisons, nous essayons de nous les assimiler. En Algérie, nous avons naturalisé les israélites, qui occupaient à tort ou à raison le dernier degré de l’échelle sociale, nous en avons fait du jour au lendemain des électeurs, nous avons livré le pays à une population qui, de l’aveu de tous, était sinon indigne, du moins tout à fait incapable de l’administrer; de même l’émancipation des nègres, combinée avec le suffrage universel, a abandonné les Antilles à une majorité hostile aux blancs, par conséquent à nous-mêmes, paresseuse et rétrograde, qui menace de ramener ces belles régions à l’état de barbarie dont nous les avions tirées : et encore, la suppression de l’esclavage en Algérie, tout en aggravant incontestablement lu condition des noirs, vendus quand même, mais à vil prix et à des acquéreurs barbares, nous a fermé l’intérieur du continent africain, enlevé par suite un commerce immense, le plus grand des avantages que nous assurait l’occupation du littoral. Bienfaiteurs plus que négocians, dans nos expéditions lointaines, les services à rendre à l’humanité nous tentent plus que les profits ; loin de recevoir, nous subventionnons : l’ordre des choses est renversé.

Cependant des Français, non-seulement les contribuables, mais le petit nombre de nos compatriotes qui s’expatrient pour tenter la fortune, sont les premières victimes de cette générosité. Nos émigrans se trouvent en concurrence avec une population qui n’a de français que le nom et qui use le plus souvent contre eux de son expérience et des droits politiques que nous lui avons conférés ; ils ont donc bien des chances de ne pas réussir et reviennent en France justement désappointés. Tant de désenchantemens ne sont pas faits pour enthousiasmer l’opinion. En outre, le nouveau monde et la Russie font une concurrence écrasante aux productions des colonies comme à celles de l’Europe; les Hollandais eux-mêmes ne vendent plus qu’à bas prix ces sucres et ces cafés dont ils tiraient jusqu’à ces derniers temps de si gros bénéfices; beaucoup d’entre eux qui se reposaient an pays natal sont obligés de retourner aux Indes et demandent au gouvernement des secours : depuis près de quinze ans, le budget de Java est en déficit. Comment finiront ces crises économiques? Avons-nous l’espoir de nous en tirer mieux que nos voisins les plus expérimentés ou que les états les plus favorisés? de faire triompher nos exploitations relativement peu étendues sur celles dont se couvrent si rapidement les deux Amériques? Tant de mécontentemens d’une part et d’incertitudes de l’autre donnent à réfléchir. Les communications deviennent de jour en jour plus faciles; on voyage, on se renseigne, on va voir les choses de près; on cherche à résoudre non-seulement suivant des principes, mais en s’appuyant sur les faits, des questions qu’on avait plus ou moins discutées jusqu’ici sans bien les connaître.

Le résultat de ces réflexions et de ces enquêtes est que la France se trouve mal récompensée de ses sacrifices ; elle est lasse d’être généreuse à son détriment. N’oublions pas non plus qu’une préoccupation plus grave que toute autre l’absorbe : elle a, trop récemment, versé tant de sang, dépensé tant de son or pour sa propre défense, qu’elle se refuse à en répandre encore quand on lui en demande pour d’autres que pour ses vrais enfans et qu’elle accueille avec défiance toute entreprise qui risquerait de l’affaiblir. Quinze ans après Waterloo, elle ne se souciait guère de purger la Méditerranée des corsaires barbaresques et de prendre Alger : elle tenait si peu à la Tunisie après 1870 qu’on la lui offrit au congrès de Berlin et qu’elle la refusa. Elle traverse une de ces crises pour ainsi dire périodiques et qui attestent plutôt un excès de vie que de l’abattement, crises qui font douter d’elle ceux-là seuls qui ne connaissent pas son histoire, qui oublient quels sont ses réveils ; elle est devenue, — oh ! momentanément, — positive ; ses jeunes écrivains ne pensent plus aux nègres de Saint-Domingue, ni au sort des petits Chinois; ils veulent, au contraire, être modernes, c’est-à-dire de leur pays et de leur temps, cherchent dans la réalité plutôt que dans le rêve leurs inspirations, et ceux d’entre eux qui depuis quinze ans se consacrent à l’étude des questions économiques ne se contentent plus de colonies qui nous font honneur, mais, interprètes d’un sentiment vraiment national et dont nous n’avons nullement à rougir après tout ce que nous avons donné déjà de nous-mêmes à l’humanité, demandent qu’elles nous enrichissent. Voilà pourquoi en Tunisie, le jour où l’hésitation ne fut plus possible, quand il fallut intervenir, on essaya le système du protectorat. Le système a réussi, mais les vrais résultats n’ont été connus que peu à peu, ils étaient contestés ; beaucoup sont encore à venir et par conséquent ne peuvent avoir raison que lentement et incomplètement des préventions générales ; le monde seul des hommes politiques se rend compte de ce qui a été fait, la masse de la nation ignore.

Ce qu’elle sait bien, en revanche, et nous arrivons à la principale cause d’impopularité de nos expéditions lointaines, c’est que nous n’avons pas d’armée coloniale, autrement dit que nul en France ne peut se croire en temps de paix. Chacun étant aujourd’hui soldat, les électeurs, ouvriers, laboureurs, commerçans, rentiers, consentent à se séparer momentanément de leurs fils et à les envoyer sous les drapeaux pour la défense du territoire ; mais les voir exposés à s’embarquer pour des contrées inconnues, malsaines, à aller combattre des sauvages, Touaregs, Hovas, Pavillons-Noirs, en Afrique, à Madagascar ou en Chine ! Cette perspective les mécontente d’autant plus qu’ils entendent contester l’utilité de leurs sacrifices. Là-bas, les pauvres enfans subissent pour leur entrée dans la vie de rudes épreuves ; ils sont trop jeunes, non pour se battre bravement, mais pour supporter les fatigues, les marches forcées, les fièvres auxquelles résistent seules des troupes spéciales aguerries ; beaucoup succombent ; d’autres prennent le mal du pays : ils sont trop loin, leur isolement dure trop longtemps ; s’ils tombent malades, ils désespèrent ; quand ils écrivent, ils savent que leurs lettres ne seront pas lues avant un mois ; où seront-ils quand ils recevront les réponses, les recevront-ils jamais ? En France, on se communique avec attendrissement ces lettres, on se les montre de maison en maison, dans les villages ; les journaux de la ville les publient, et, en les lisant, ceux-là mêmes qui ont reçu de leurs enfans de bonnes nouvelles se demandent ce qu’apportera le prochain courrier ; des milliers de familles vivent dans une angoisse communicative, les députés sont assiégés par les électeurs influens. Sommés d’avoir à faire cesser au plus vite ces maudites campagnes, il faut qu’ils parlent, sous peine d’être accusés de négligence ; ils interpellent le gouvernement, et si par malheur survient un échec passager, si l’issue d’un combat est douteuse, la chambre elle-même est prise de panique ; si elle ne renverse pas le gouvernement, elle l’oblige à rappeler trop tôt ou en trop grand nombre des troupes pour rassurer le pays : tous les sacrifices déjà faits sont compromis, le plus souvent à recommencer. On a dit : Ce sont les effets du suffrage universel ; erreur ; — Lisez l’ouvrage de M. Camille Rousset : « Pendant la moitié des dix premières années de la conquête (de l’Algérie), » — il y a par conséquent cinquante ans, « la chambre n’eut le courage ni de répudier absolument la conquête, ni de faire tout d’un coup les sacrifices d’hommes et d’argent que son hésitation rendait de jour en jour plus considérables et plus nécessaires, et, pendant qu’elle paralysait la conquête, ses discussions passionnées allaient réveiller périodiquement chez les indigènes l’espoir de la délivrance et les encourager à la révolte. » Nous savons ce que nous a coûté le rappel prématuré de nos troupes au mois de juin 1881 en Tunisie. En Chine et à Madagascar, nos généraux et nos amiraux, dans la crainte d’alarmer la chambre, devaient y regarder à deux fois avant d’employer les moyens ou de prononcer les paroles qu’il fallait pour intimider nos ennemis; s’ils lançaient un ultimatum, c’est à Paris qu’on perdait la tête, le ministère était obligé de se donner beaucoup de peine pour en atténuer la portée. En s’apitoyant bruyamment sur le sort de nos soldats, on les affaiblissait, on multipliait et on augmentait leurs périls; le télégraphe, la presse étrangère, rassuraient nos adversaires, leur donnaient courage en leur montrant nos régimens comme des troupes isolées que refusait de suivre la nation. On rendait en outre impossible la tâche des négociateurs qui venaient après notre armée.

Ne craignons pas de le répéter, sans armée coloniale, toute expédition lointaine est impopulaire, par conséquent difficile à mener à bonne fin. Les Hollandais, qui ont vécu jusqu’à ces dernières années de leurs colonies orientales, et qui ne devraient reculer devant aucun sacrifice pour les conserver, ont inséré dans leur constitution un article qui interdit l’envoi aux Indes d’un seul homme de leur armée; ils recrutent des volontaires; pas un des leurs n’est exposé à s’en aller là-bas contre son gré : ainsi, tout profit pour eux à coloniser. — Les Portugais, qui ne sont pas non plus novices en cette matière, et qui ont pourtant donné à leurs colonies une organisation très libérale, les considérant même, à regret il est vrai, comme faisant partie du territoire national, suivent la même règle sans qu’elle soit inscrite dans leur constitution ; leur armée territoriale est distincte de celle qui demeure aux colonies ; celle-ci recrute des indigènes, des nègres mêmes, qui parviennent jusqu’au grade d’officier, et des disciplinaires. Les officiers portugais qui consentent à s’expatrier gagnent un grade; un capitaine quitte Lisbonne pour être commandant à Saint-Thomas, par exemple. — L’armée anglaise est également composée de volontaires ; on peut dire qu’elle est exclusivement coloniale; ce sont les milices qui ont la garde du territoire. — Plus qu’aucun autre peuple, sous son incomparable climat, le Français est heureux chez lui, ses enfans sont gâtés, restent dans la famille, où ils sont peu nombreux, très tard, jusqu’à l’âge mûr; il est par conséquent moins porté qu’un autre à s’en séparer, il ne s’y résigne que pour leur bien, et quand ils ont chance de gagner leur vie ou d’acquérir une position. La prudence la plus élémentaire commande donc de ne pas lui imposer cette séparation sans un impérieux et exceptionnel motif, quand nous voyons des gouvernemens plus libres de leurs actions que le nôtre, puisqu’ils n’admettent ni le suffrage universel ni le service militaire obligatoire pour tous, ne pas l’exiger de leurs nationaux.

Le jour où notre armée coloniale, dont les élémens sont tout prêts, sera constituée, il serait hardi de croire que l’opinion deviendra subitement favorable aux entreprises d’outre-mer, mais elle sera moins nerveuse; la chambre, moins tourmentée, jugera avec plus de sang-froid et de patience les vicissitudes de notre action à l’étranger; le gouvernement, moins attaqué, pourra défendre ses agens avec plus de force, et ceux-ci auront plus d’autorité. A Tunis, hâtons-nous de le reconnaître, le résident a été constamment soutenu par le gouvernement : pendant près de cinq années, il a pu résister à tous les assauts, sortir vainqueur de tous les conflits et rester, en définitive, maître de son terrain; non-seulement on ne l’a pas rappelé aux heures difficiles, mais on l’a élevé en grade, on l’a fortifié, lui et son entourage, par tous les moyens possibles, jusqu’au jour où, sans risquer de voir son œuvre compromise, il a pu laisser à d’autres le soin de la continuer et accepter les hautes fonctions d’ambassadeur en Espagne (novembre 1886) : il est bon qu’on n’ignore pas ce fait et qu’on en tienne un juste compte, car en dépit de quelques incidens pénibles, mais qui s’oublieront, puisqu’ils n’auront pas eu d’effet, il atteste que le gouvernement de la république a récompensé ceux qui l’ont bien servi. Il n’en a pas toujours été ainsi, tant s’en faut, dans l’histoire de nos entreprises coloniales, et c’est une tâche si lourde, si périlleuse sous tous les régimes pour un ministère que celle de défendre un agent auquel il donne, en somme, le mandat de constituer au loin un état, cet agent est si assuré de ne pouvoir contenter tout le monde, surtout dans le présent, que, lorsqu’il s’est agi d’organiser après la Tunisie le Tonkin, on s’est demandé avec raison si les difficultés, multipliées par la distance, ne seraient pas insurmontables. Pour éviter de se voir constamment sur la brèche et pouvoir établir sans trop d’incertitudes, pendant la période ingrate des débuts, les bases d’une administration solide, le gouvernement a pris le parti de recourir au patriotisme d’un député éminent, populaire, appuyé par ses électeurs et par ses collègues, maître de défendre lui-même ou de faire défendre ses actes, à l’infortuné Paul Bert, et de lui demander d’aller dans ces régions presque inconnues faire accepter le protectorat de la France. Cette nomination, dont les effets si heureux furent cruellement interrompus par la mort, montre quels ont dû être les embarras du gouvernement, dans quelle impossibilité il fut de trouver en dehors du parlement un homme qu’il pût défendre contre le parlement.

II.

On sait maintenant quelles difficultés incessantes, quelles résistances inévitables devaient compliquer l’exécution de nos moindres projets de réforme en Tunisie, quelles critiques ces projets ne pouvaient manquer de soulever, quel accueil ces critiques devaient naturellement trouver en France. Parlons donc de ces réformes si laborieusement accomplies.

La terre appartient, dans la régence, non pas à des tribus, mais à l’habitant ou à la famille; rien de plus facile, en conséquence, que de la vendre ou de l’échanger ; mais la législation qui régissait le principe même et les mutations de la propriété était mal définie, variable, nous l’avons vu, suivant les rites, uniquement fondée sur les principes généraux du Coran et sur une jurisprudence coutumière des plus vagues. Comme il n’y a pas bien longtemps en Algérie, les Européens, dans leur ignorance des mœurs et de la langue arabes, traitaient avec des vendeurs qui n’étaient pas propriétaires : les noms de famille chez les musulmans sont très peu nombreux; Achmed, vendant le bien d’Achmed, touchait leur argent, mais ne livrait rien que du papier, un titre falsifié ; l’original de ce titre et même des copies restaient entre des mains diverses, inconnues; indéfiniment l’acquéreur était exposé à des revendications. Établissait-il son droit sans conteste? des servitudes, des hypothèques occultes pouvaient encore grever sa terre. Les Arabes eux-mêmes étaient menacés de tant de procès, dès qu’ils achetaient ou vendaient un champ, qu’il fallait de la témérité à un chrétien pour compter sur une possession tranquille. Une commission non pas toute française, mais où l’on eut le bon esprit d’appeler, à côté de nos magistrats, les principaux personnages religieux tunisiens, — Le cheik ul-Islam lui-même, — fut instituée pour mettre fin à ce désordre, y mettre fin sans troubler les usages locaux, sans apporter dans la réforme un parti-pris de bouleversement des lois arabes ou d’imitation des codes français; elle s’en tint à ce programme arrêté longtemps à l’avance, et l’étonnement fut grand quand on apprit que la législation qu’elle adoptait, « l’une des plus perfectionnées que connaisse le monde entier, » a écrit ici-même M. Paul Leroy-Beaulieu, était empruntée non pas à l’Europe ou à l’Algérie, mais à l’Australie. La législation française met trop d’entraves à la circulation de la richesse territoriale ; celle qui répondait le mieux aux besoins de la régence est connue sous le nom d’acte Torrens; imaginée d’ailleurs par un Français, elle mobilise la terre, en fait une valeur d’échange, un titre nominatif qui se transmet sans fraude possible et n’a point de passé. « un fonds disponible dont le possesseur peut faire usage d’une minute à l’autre pour se procurer des ressources, soit en le cédant, soit en l’hypothéquant, soit même en empruntant sur le dépôt du titre. » La commission se montra large dans l’application de cet ingénieux système aux Arabes; elle ne l’imposa à personne; aux propriétaires qui veulent l’adopter, elle ne demande qu’une formalité, l’immatriculation : ils n’ont qu’à déposer leurs litres chez un fonctionnaire nouveau, le conservateur de la propriété foncière ; celui-ci fait une enquête minutieuse, procède à des publications préalables afin d’avertir les tiers, se fait remettre par un service topographique récemment constitué une description exacte et un plan du domaine; après quoi, il délivre au propriétaire un titre rédigé en français, et qui n’est rien moins qu’une sorte d’acte de naissance de la terre. L’authenticité de cet acte, que nul ne peut contester, et la précision des indications qu’il contient, permettraient à la rigueur à un acquéreur d’acheter une propriété sans aller la voir, sur la vue seule d’un papier qui, avant l’immatriculation, n’avait presque plus de valeur. Chaque mutation est inscrite sur le titre, ainsi que les servitudes et les hypothèques : la propriété a son dossier, son état civil, que chaque intéressé peut consulter; le tribunal français peut dès lors juger sans difficulté les contestations dont elle est l’objet. Les indigènes sont libres de continuer à s’adresser à leurs juges dans leurs procès immobiliers, mais l’immatriculation suffit pour qu’ils puissent recourir aux nôtres. Ces innovations datent de deux ans à peine, et elles ont si bien réussi qu’on en demande l’application en Algérie, en France même. En Tunisie elles auront, entre autres avantages, celui de liquider le passé des immeubles; en effet, ceux-là seuls qui seront immatriculés auront bientôt toute leur valeur; sur les autres pèsera une suspicion qui éloignera les acheteurs de bonne foi, et peu à peu tous les détenteurs du sol se verront contraints, sans aucune pression administrative, de prouver que leur bien est à eux en régularisant leurs titres ou de l’abandonner aux véritables propriétaires.

L’immatriculation sera en outre la base naturelle du cadastre. Pour cette raison, et aussi parce qu’elle entraine des frais peut-être trop considérables, les Arabes ne se presseront pas encore autant qu’on pourrait croire de la réclamer. Les exactions les ont habitués à cacher le plus possible de ce qu’ils possèdent; autant pour ne pas offenser Mahomet que par précaution, ils ne se vantent jamais d’être riches ; les beys eux-mêmes s’intitulent depuis bien longtemps : pauvres devant Dieu ! Mais laissons faire le temps et les procès!

Nous omettrons les dispositions secondaires de la loi; très éclectique d’ailleurs, la commission ne s’en est pas tenue à l’acte Torrens, elle a emprunté de-ci, de-là, en certains cas à la loi belge; en d’autres, au droit romain. Ainsi, on distingue fréquemment en Tunisie la propriété du sol de celle des constructions qui le couvrent et des arbres, autrement dit de la superficie. Cette distinction est maintenue, mais réglementée. De même, le contrat spécial d’enzel (cession d’une propriété contre paiement d’une rente annuelle); les biens religieux ou habbous que nous avons respectés, cela va sans dire, sont restés inaliénables; mais, grâce à l’enzel, ils peuvent être aujourd’hui, sans que les docteurs de la loi aient élevé une protestation, cédés très régulièrement à un Européen, pourvu que celui-ci paie chaque année une somme de... à l’administration ou au bénéficiaire des habbous. Quant à la cheffa, bien connue depuis l’affaire de l’Enfida, elle existe encore, mais à peine. Les privilèges spéciaux des vendeur, prêteur, architectes, ouvriers, etc., sont supprimés ; le régime des hypothèques est constitué aussi simplement que possible : il est fondé sur ce principe que l’hypothèque ne peut être occulte ni indéterminée, qu’elle émane exclusivement de la volonté de l’homme ou d’une décision de justice.

Notons en passant que, par un décret antérieur à ceux qui viennent de régir la propriété des immeubles, le domaine public a été défini et constitué, déclaré imprescriptible et inaliénable.

En ce qui concerne le domaine de l’état, le bon sens le plus élémentaire, sans parler des expériences faites en Algérie, nous commandait d’en prendre soin comme de notre bien propre, puisque nous administrons cet état, de le placer sous notre garde. Nous en emparer serait illégal, impolitique et dangereux à tous les points de vue, mais le soustraire aux dilapidations et au désordre, le reconstituer dans son immense étendue et le faire fructifier, nous y avions tout intérêt; nous en faisions ainsi un gage solide, une assurance contre les risques de l’avenir. Malheureusement il était fort compromis : les beys, faisant bon marché d’un territoire qui ne leur rapportait plus rien, le cédaient peu à peu, sans scrupule, au premier venu; leurs générosités de prodigues placèrent l’administration du protectorat dans l’alternative de se rendre impopulaire en refusant de les imiter ou de continuer leur œuvre destructive. Elle n’hésita pas sur ce point encore à innover. Il avait été décidé à Paris, bien avant qu’il ne fût question de réunir une commission immobilière, dès les premiers temps de l’occupation militaire, qu’il fallait à tout prix sauver le domaine beylical ; et ce fut encore une déception pour les colons français, qui arrivaient croyant trouver à Tunis une annexe de l’Algérie et réclamant des concessions gratuites de terres, quand on leur répondit que l’état n’avait pas de terres à distribuer.

Le système des concessions a pour principale raison d’être la nécessité d’attirer les travailleurs pauvres dans les colonies pour les peupler; il tend à substituer l’Européen à l’indigène. Peut-être, — cela est contestable, — Ce système serait-il bon à appliquer dans quelques-unes de nos colonies, si nous avions un excès de population et si, comme les Allemands, les Anglais, les Italiens, nous n’avions pas de répugnance à nous expatrier. Il n’en est pas ainsi; l’expérience faite en Algérie l’a surabondamment prouvé. Tandis que, dans toute l’Afrique du Nord, la population indigène, loin de diminuer, s’accroît sensiblement, grâce au bien-être que lui assurent de jour en jour davantage les progrès de notre civilisation, la majorité des ouvriers européens, employés par l’agriculture dans la province de Constantine, est italienne; dans la province d’Oran, elle est espagnole. En Tunisie, elle sera italo-maltaise, les Italiens étant beaucoup plus nombreux que les Maltais. Il est difficile de faire le calcul des Français qui arrivent chaque année dans la régence, les troupes du corps d’occupation étant comprises dans les listes des passagers sur nos bateaux; mais, pour les Italiens, il en est arrivé, en 1885, 15,987 et il n’en est sorti que 8,449. Si cette proportion énorme se maintenait, ce qui n’est pas le cas d’après la statistique de 1886, l’Italie seule fournirait à la Tunisie près de 40,000 émigrans en cinq ans. Ces peuples du Sud, on le sait, mais on l’oublie toujours, sont habitués au soleil ardent, vivent de peu et se contentent, par conséquent, aussi bien en Afrique qu’en Amérique, de salaires qui sont trop faibles pour nos besoins. L’inégalité ou la dureté du climat oblige l’homme qui vit plus au nord à se loger, à se vêtir, à manger beaucoup, à boire du vin ou de la bière. Le nègre dort sur la terre à peu près nu et travaille pour une poignée de grains qu’il écrase entre deux pierres et qu’il délaie dans de l’eau; l’Arabe se rassasie avec des dattes, des olives, du maïs ; l’Italo-Maltais avec une soupe, un oignon, des figues, un morceau de mauvais pain. Un Bourguignon dépérirait vite à ce régime, un Anglais plus vite encore. Nous ne pouvons pas espérer qu’un colon français sera assez patriote et assez riche pour employer ses concitoyens de préférence à des ouvriers étrangers, qui coûtent moitié prix, même moins. Or, comme les ouvriers sont plus nombreux que les patrons, les étrangers, indigènes ou européens, seront toujours en majorité dans nos colonies; le rêve de les éliminer est donc chimérique.

Les concessions attirent, il est vrai, les Français, mais là n’est pas la difficulté ; l’important est de les fixer dans le pays. En admettant qu’il ait cru pouvoir prendre au bey son domaine, le gouvernement français n’aurait pas pu se borner à le concéder purement et simplement; il ne suffit pas d’installer sur un lot de terrain inculte un concessionnaire sans ressources : il faut l’aider, lui avancer de l’argent, lui donner des semences, des bestiaux, l’exempter d’impôts, lui construire une maison, créer des villages, les relier sans retard aux villes par des routes. La France étant décidée à ne rien dépenser en Tunisie, il était impossible d’adopter un système dont l’application lui eût imposé pareilles charges. Eût-elle consenti à ce sacrifice, quelle était la situation des concessionnaires ? S’ils ont quelque argent, il est inutile de leur donner des terres qui leur coûteront beaucoup plus à mettre en valeur que celles qu’ils achèteraient sans formalités, à bas prix, aux Arabes, et qui produiraient dès la première année des revenus; seuls, des agriculteurs ignorans et légers solliciteraient ces concessions, trompés par la perspective d’être propriétaires sans débourser. Le jour où ils découvriraient qu’elles ne donnent de récoltes qu’après un long temps, au prix de patiens efforts, ils les abandonneraient ou, comme il est arrivé si souvent en Algérie, les vendraient aux Arabes ou à des étrangers plus résistans. S’ils sont pauvres, les illusions chez eux sont d’autant plus grandes; l’état, quelque généreux soit-il, ne peut pas leur fournir tout ce qui leur manque. Sans crédit, ils empruntent à des conditions écrasantes ; une récolte mauvaise ou insuffisante, un faux calcul les ruinent et, quand ils ne sont pas découragés dès le début, eux aussi sont forcés de vendre à leurs prêteurs ou d’abandonner leur domaine ; leurs familles retombent à la charge du gouvernement, qui avait cru bien faire en dépensant de l’argent pour les tenter et qui doit en dépenser encore pour les entretenir ou les rapatrier.

Tous ceux qui ont vu, sur les belles routes algériennes, tant de villages neufs, construits à grands frais, dans une intention si patriotique et si respectable, depuis quinze ans et déjà déserts, ne m’accuseront pas de montrer sous des couleurs trop sombres les inconvéniens du système des concessions. En Algérie d’ailleurs, où nous faisions tout à nos frais, notre gouvernement s’étant substitué à celui des Turcs et des Arabes, ce système devait fatalement s’imposer ; un des moyens les plus efficaces pour faire reculer vers le sud les indigènes qui nous résistaient et les empêcher de revenir était de faire occuper leurs terres par des Français; et comment attirer ces Français, sinon par quelque tentation? Mais en Tunisie, on n’a pas désespéré des indigènes, on leur a laissé le temps de se calmer, de revenir, non plus en ennemis, mais en simples cultivateurs; d’autre part, les immigrans affluent, le climat est presque partout, sauf dans quelques plaines inondées, d’une salubrité admirable, la terre est riche, facile, elle demande, relativement aux terrains accidentés d’Algérie, peu d’efforts à l’homme pour l’enrichir, elle a toujours été plus ou moins cultivée ; il suffisait d’en assurer la libre possession et d’en faciliter la vente, de mettre fin aux exactions, pour tenter bien autrement que par l’appât des concessions les capitaux français, et c’est à ce parti, nous l’avons vu, qu’on s’est heureusement arrêté.

Les beys, cependant, aveuglément, sans compter, avaient accordé des concessions importantes, par des actes vagues, qui ne contenaient même pas une délimitation des terrains cédés : un de ces actes, par exemple, abandonnait pour rien à un Français toutes les montagnes du sud de la régence, avec le monopole de l’arrachage des alfas. Ce monopole enlevait aux tribus de toute la contrée l’industrie qui les faisait vivre et ne contribua pas peu à grossir les rangs des insurgés en 1881 ; le vide se faisait dans le pays en prévision de l’exploitation, mais, d’autre part, le concessionnaire n’exploitait rien, ne paraissait même pas, cherchant seulement à vendre ses droits; une compagnie anglaise les lui acheta. A la même époque, des sources d’eau chaude près de Tunis furent concédées, de telle sorte qu’une ville entière était donnée presque sans condition à un autre Français, qui vendit, lui aussi, ses droits à des étrangers, des Italiens.

Ces concessions, et d’autres semblables, étaient-elles valables? — Non pas toutes. On s’aperçut que, sur ce point encore, une liquidation du passé était nécessaire. Les concessions régulières, exploitées conformément aux cahiers des charges, ne purent être infirmées, mais les autres subirent un examen sévère et furent l’objet d’une enquête rétrospective qui souleva, comme on pense, des réclamations furieuses de la part des intéressés, aussi bien en France qu’à l’étranger, et donna lieu à bien des débats parlementaires et des négociations diplomatiques. La commission financière nous rendit encore en cette occasion un grand service : depuis sa constitution, les concessions devaient toutes, en principe, être soumises à l’assentiment de son comité exécutif et, comme on le savait assez indépendant pour refuser cet assentiment, on s’en passa plus d’une fois. L’omission volontaire ou non de cette formalité fut la planche de salut de la nouvelle administration ; elle fit annuler par la commission elle-même, avant sa dissolution, ces contrats signés en cachette, ou du moins, quand les concessionnaires avaient vendu leurs litres à des tiers de bonne foi, elle les soumit à révision : quiconque a donc reçu du gouvernement un avantage est aujourd’hui tenu d’en tirer parti de façon à enrichir le pays au lieu de l’appauvrir ; toutes les parties du domaine beylical qui avaient été concédées avant notre occupation ont fait retour à l’état ou sont mises en valeur.

Quant aux mines, aux eaux thermales, l’exploitation, non la propriété, en est concédée par l’état aux particuliers, mais avec toutes les précautions que justifie l’expérience d’un passé où c’était plutôt le gouvernement que les mines qu’on exploitait. Tâche ardue que celle d’imposer ces précautions! ardue et ingrate! source de difficultés sans fin : dresser un cahier des charges qui n’expose pas l’état à des procès dans l’avenir et qui en même temps ne soit pas trop dur pour les Français; un cahier des charges dont on ne puisse pas dire qu’il est « antipatriotique. »

L’administration des forêts a été créée ; elle exploite pour le compte de l’état ; en Kroumirie, elle a fait démascler 800,000 chênes-lièges pendant les trois premières années.

Ainsi, rien n’empêche plus la mise en valeur du sol; dessus et dessous, il est rendu au travail. — En un an, les Européens achètent 40,000 hectares de terre aux Arabes ; ils apportent des machines, appliquent facilement dans ce pays plat, aux terres d’alluvion, des méthodes de culture perfectionnées : un grand nombre de Français dirigent eux-mêmes et sur place ces exploitations qu’ils ont acquises de leurs deniers. L’expérience faite à l’Enfida, domaine trop vaste, 140,000 hectares, a été instructive ; la société qui essayait sans succès de l’administrer de Marseille a dû commencer à le vendre par morceaux après y avoir fondé un village et quelques marchés, creusé des puits, tracé des chemins. M. P. Leroy-Beaulieu estime, dans son ouvrage sur la colonisation, que « le type de propriété qui parait le plus convenir aux Européens dans la période présente en Tunisie est celui d’un domaine de 1,000, 2,000 ou 3,000 hectares. » — Les champs de céréales s’étendent peu en raison de la concurrence des blés d’Amérique et de Russie, mais ils sont beaucoup mieux travaillés qu’il y a six ans ; les vastes pâturages ne sont plus déserts; les troupeaux de moulons s’y montrent peu à peu; les vignobles se multiplient autour des villes, le long du chemin de fer ; des plaines en sont couvertes : beaucoup donnent déjà du vin; j’ai bu, en 1883, du vin blanc de Carthage. Partout se manifestent, chez les Arabes comme chez les nouveaux arrivans dès que ceux-ci sont installés, l’activité, la confiance. On se hâte de défricher, de semer, de planter. Dans les villes, les métiers ont repris la vie. Dès l’été de 1883, la Tunisie pouvait donner à l’Europe une idée de ses ressources en prenant part à l’exposition coloniale d’Amsterdam, où son pavillon obtint un éclatant succès. Loin de bouder ou de s’abandonner comme un vaincu, le pays se réveille : c’est à qui profitera de la sécurité qu’apporte notre occupation.

Les bénéfices pourtant n’arrivent pas tout d’un coup. Les propriétaires qui ont de la bonne volonté ne sont pas tous riches, il faut les soutenir, leur faire crédit. Des banques se fondent qui aident aussi les industriels, les commerçans. Ces derniers sont vite assez nombreux pour qu’on ait pu instituer une chambre de commerce française dont les commissaires signalent au ministre résident les droits d’exportation les plus nuisibles, les impôts les plus lourds et les dégrèvemens qui seraient le mieux accueillis ; tous ses efforts joints à ceux de la résidence tendent actuellement à faire assimiler par nos douanes les produits tunisiens aux produits algériens à leur importation en France. — En effet, les marchandises que les Français établis en Tunisie expédient chez nous paient plus de droits à nos frontières que les provenances étrangères de même nature; elles sont soumises au tarif général. Le résultat se devine : tandis que les produits français représentent plus de 60 pour 100 des marchandises qui entrent chaque année dans la régence, les produits tunisiens, à peu près exclus par nos douanes, se dirigent sur l’Italie, l’Algérie, la Tripolitaine, l’Angleterre même, de préférence à nos ports. Ainsi l’Italie achète annuellement pour 4 millions de marchandises à la Tunisie, tandis que la France ne lui en achète qu’un. La presse s’est malheureusement emparée de cette question, qui s’est compliquée le jour où elle a été livrée aux discussions publiques. Deux objections pouvaient être élevées contre l’attribution d’un tarif de faveur aux produits tunisiens. La première par les Français : ceux qui ont attaqué notre occupation n’auraient pas manqué de dire, si nous avions dégrevé les importations tunisiennes, que, sous forme de réduction dans nos recettes, nous imposions une dépense de plus aux contribuables. A cette objection on eût répondu en publiant le chiffre considérable de nos importations dans la régence : la Tunisie ouvre à nos produits un important débouché, et, par conséquent, nous dédommagerait amplement par ses achats du sacrifice qu’elle nous demande (c’est le raisonnement par lequel on cherche à prouver aujourd’hui que l’Algérie ne nous coûte plus rien); en outre, en lui accordant un régime favorable, nous avons chance de lui voir abandonner les marchés étrangers pour venir aux nôtres, de l’amener peu à peu à ne s’approvisionner que chez nous. La seconde objection serait venue, a-t-on dit, des états étrangers, lesquels, en vertu de la clause insérée dans leurs conventions commerciales avec la France, auraient réclamé le traitement de la nation la plus favorisée, c’est-à-dire l’assimilation de leurs produits aux produits tunisiens. Si nous n’avions pas été les premiers à y penser sous prétexte de la prévoir, personne à l’étranger n’aurait eu l’idée de nous opposer cette objection et, l’eût-on soulevée, nous étions parfaitement fondés à n’en pas tenir compte. Quel gouvernement aurait soutenu que la Tunisie est vis-à-vis de nous dans la situation d’une grande nation libre et prospère, et que, dans le pays qui prend la responsabilité de payer ses dettes, elle n’a pas droit à un régime économique spécial? Aujourd’hui encore, bien que l’attention des puissances intéressées ait été éveillée par nous sur ce point, il est impossible que nous n’ayons pas raison de leurs résistances en faisant appel au simple bon sens et à la bonne foi des négociateurs qui seront sans doute chargés de résoudre la question. En tout cas, nous ne pouvons sans danger soumettre les céréales tunisiennes à la nouvelle surtaxe que nous venons d’établir en France, et si nous tardons trop à faire ces concessions qu’on nous demande, les Français de Tunis réclameront l’annexion, qui lèverait pour eux les barrières de nos douanes, mais qui nous coûterait à nous autrement cher qu’une diminution dans nos droits d’entrée.

D’autres questions intéressantes, bien que moins urgentes, ont fait l’objet des discussions de la chambre de commerce. Elle a demandé l’adoption du système métrique, et déjà dans les pesages publics l’usage exclusif du kilogramme est obligatoire ; ne tourmentons pas les indigènes en exigeant d’eux trop de changemens à leurs habitudes en peu de temps : ils en viendront d’eux-mêmes à préférer le mètre, le gramme et le titre à leurs anciennes mesures. Quant à la piastre et à la caroube, elles céderont d’un jour à l’autre la place au franc et au centime ; déjà une partie de la monnaie tunisienne porte l’indication de sa valeur en francs ; c’est un acheminement qui permettra d’effectuer sans trouble la substitution de nos pièces à celles du bey.


III.

Au fur et à mesure que les Européens affluent dans la régence, que le commerce y devient plus actif et que la terre retrouve son ancienne valeur, les colons se sentent à l’étroit dans les villes du Nord ou du littoral et sur les territoires d’un accès facile; les bonnes places sont toutes prises ; ils pénètrent dans l’intérieur et ne craignent pas de s’établir loin de la mer et du chemin de fer ; mais ils attendent des routes, ils les réclament. Le gouvernement du protectorat n’a pas eu longtemps à se demander à quoi il emploierait ses excédens. Deux tiers des recettes sont affectés à des travaux publics.

Les routes avaient cessé d’exister depuis que les Romains ne sont plus là pour les entretenir; sous l’influence de nos consuls, les derniers beys en firent tracer quelques-unes autour de leur capitale, mais elles se transformèrent vile en fondrières, et l’habitude était, comme dans tout l’Orient, de passer à côté, dans les champs. A 3 kilomètres de Tunis, dans quelque direction que ce fut, on ne trouvait plus que des pistes. Quant aux provinces, elles étaient complètement isolées les unes des autres, et les producteurs éloignés n’avaient avec les marchés et les ports d’autres moyens de communication que les caravanes de chameaux ou d’ânes, c’est-à-dire qu’ils ne pouvaient exporter ni faire venir aucune marchandise encombrante, le chameau étant essentiellement gauche, de peau sensible et routinier. Aujourd’hui, Tunis est méconnaissable, ses rues sont pavées régulièrement; des routes macadamisées mènent à La Goulette, à La Marsa, au Bardo, à Hammam-lenf. Les excursions à Carthage sont moins pittoresques : adieu le vague chemin gazonné qu’on suivait en hiver, où trois chevaux au grand galop tiraient un landau disloqué, escaladant des monticules, franchissant des flaques de pluie larges comme des lacs, piétinant les jeunes champs d’orge, et n’arrivant au but, éclaboussés, boueux, fumans, qu’après cent cahots et tant d’incidens que le voyage, — une heure et trois quarts, — paraissait plus court qu’aujourd’hui.

L’armée a beaucoup aidé l’administration des travaux publics. Dans la plupart des postes militaires, le soldat, ne combattant pas, s’ennuyait et tombait malade s’il n’avait pas beaucoup à faire ; le spleen ou la souda, comme disent les Arabes, le prenait; dans un ou deux camps mêmes, quelques hommes se sont suicidés. Les chefs ont voulu réagir. Les uns, campés sur l’emplacement d’anciens postes romains, ont commencé des fouilles, déblayé des temples, des bains, découvert des statues, des baptistères, des mosaïques, des inscriptions qu’ils envoyaient, par les soins de leur général, au Louvre, dans les premiers temps, quand le service des antiquités et des arts n’avait pas encore réglementé les fouilles, plus tard à Carthage, au musée du cardinal Lavigerie, et enfin à Tunis, ou plutôt au musée récemment ouvert au Bardo. D’autres ont pris à cœur de transformer leur camp en une petite ville; ils se fortifiaient, plantaient des jardins, cuisaient des briques, faisaient bâtir des maisonnettes, des magasins, des cantines, établir un mess; avec quelle ingéniosité! et, comme la poste et les provisions n’arrivaient pas assez vite, perçaient des chemins. Dans le sud, le travail ne fut pas très difficile, il a suffi d’élargir les pistes ; une voiture peut rouler de Gabès à Gafsa et à la rigueur de Gafsa à Tebessa, par conséquent traverser toute la Tunisie. Dans le nord, les chemins coulèrent plus de peine, plus d’argent aussi, suivant que le pays est plus ou moins accidenté. En Kroumirie, le génie a fait passer en pleine forêt dans la montagne une route très belle, trop belle, car elle exige des frais d’entretien qui sont en proportion de sa largeur.

Dans tous les sens, des missions militaires topographiques ont parcouru la régence et dressé des cartes qui rendront grand service au gouvernement, à l’armée et aux voyageurs, jusqu’au jour encore lointain où la Tunisie aura sa carte scientifique, sa carte de l’état-major. La marine n’est pas restée non plus inactive : ses ingénieurs, depuis quatre ans, ont commencé la carte des côtes, déterminé les profondeurs de ces bancs où tant de bâtimens venaient s’échouer ; elle a choisi les points que doivent éclairer des phares, des signaux.

Le chemin de fer qui relie Oran, Alger, Constantine et Bône à Tunis doit s’étendre loin dans le sud, jusqu’à Gabès, et faire cesser l’isolement de la région des oasis. Cette nouvelle ligne, dont l’intérêt est surtout stratégique, coûtera peu relativement à celles qu’on a construites jusqu’ici en Algérie et en Tunisie; elle sera à voie étroite ; on paraît décidé à abandonner pour toutes les lignes de pénétration vers le désert la largeur des voies de France que le respect de la symétrie nous avait fait adopter pour les grandes lignes parallèles à la mer. Elle passera par Zaghouan ou l’Enfida, pour relier Tunis à Kairouan et à Sousse ; de Gabès elle suivra au nord du désert ou des chott une direction de l’est vers l’ouest, traversera l’oasis de Gafsa pour remonter à Tebessa et aller s’amorcer au réseau du Tell à Soukarras. Le chemin de fer de Soukarras à Tebessa sera terminé en 1888.

Les routes et les chemins de fer doivent aboutir à des ports, et la Tunisie n’en avait pas un. Du mois de septembre à la fin de mars, les paquebots étaient exposés aux hasards d’une navigation aventureuse. Les capitaines veillaient chaque nuit, de peur d’être victimes de ces côtes mouvantes, sombres, mal connues, sans refuges, à peu près naturelles. Encore aujourd’hui, les communications entre Tunis et Marseille sont irrégulières, quoique rapides (trente à trente-six heures de traversée). Le bateau direct qui, chaque semaine, doit emporter la poste pour France, arrive du sud, — De Sfax, de Sousse, — où trop souvent il n’a pu faire escale ; à La Goulette, si la rade est rudement balayée par le vent, il attend douze heures, vingt-quatre heures, avant d’envoyer un canot à terre; encore l’a-t-on vu repartir et emmener les passagers qui comptaient descendre à Tunis, laissant sur le quai ceux qui avaient pris leurs billets pour Marseille. A Gabès, j’ai vu le courrier jeter l’ancre une après-midi, le capitaine permettant aux passagers d’aller admirer l’oasis, et recevant pendant ce temps à son bord des visiteurs, officiers, colons, mercanti ; une bourrasque s’élevant tout à coup menaça de l’envoyer à la côte; il dut s’éloigner au plus vite, enlevant ses hôtes, abandonnant ses passagers. — Sfax offre une rade à peu près sûre ; on n’y débarque pas comme à Gabès à dos d’homme, mais elle a pourtant très peu de profondeur.

Quant à Tunis, on sait que cette ville est séparée de la mer par un lac ou un marécage de 36 kilomètres environ de circonférence, puis par un isthme appelé Ténia, sur lequel est bâtie La Goulette : d’un côté de l’isthme, le lac, de l’autre, la mer: la mer et le sable, des bancs inégaux, variables, dont les bâtimens n’approchent pas. Nos bateaux de guerre ne mouillent jamais qu’à 3 milles en avant de La Goulette, soit à une grande heure de Tunis. Il est donc naturel que la capitale de la régence tienne à avoir un port, à devenir le point de départ et d’arrivée de toutes les richesses qu’elle promet et qu’on lui promet. Malheureusement, sur cette question encore, nous n’avions pas les mains libres : la construction du port était déjà concédée ! Cette concession n’était guère conciliable avec les principes de notre nouvelle administration, mais elle n’en existait pas moins. En outre, le choix de Tunis était loin d’être approuvé par tous comme port principal de la régence ; on disait qu’il eût mieux valu choisir Bizerte, situé en face même de Marseille et de Toulon, et sur le passage des bâtimens qui vont de l’océan à l’isthme de Suez; là, il eût suffi de bâtir une jetée et de creuser un très court chenal pour ouvrir aux vaisseaux du plus fort tonnage, à toute une flotte de guerre, l’abri d’un admirable lac, profond et câline, l’unique port naturel de l’Afrique du Nord. Ce port eût été relié à Tunis par un chemin de fer, comme est Le Havre à Paris. On ajoutait que le jour où on remuerait la fange qui s’est accumulée depuis des siècles dans le lac de Tunis, on y trouverait peut-être des monumens historiques et artistiques intéressans, mais qu’on empoisonnerait l’air de la ville et des alentours, qu’on rendrait Tunis accessible, mais inhabitable; que ceux-là mêmes enfin qui réclament, soit comme riverains ou futurs expropriés, soit comme commerçans, le choix de Tunis, seront peut-être les premiers à le regretter. Ces argumens ont leur valeur, ils n’ont pas prévalu. Après de laborieuses négociations, le gouvernement tunisien a repris sa liberté, transformé l’ancienne concession en un contrat d’entreprise : il sera maître de percevoir lui-même ses droits de ports et, dès cette année, après que le conseil des ponts et chaussées en aura approuvé les plans, les travaux vont commencer. Un long chenal de 13 kilomètres creusé en mer et protégé par une jetée traversera l’isthme, puis le lac, et amènera les plus forts bâtimens quand ils ne seront pas trop pressés et que le temps ne leur permettra pas de rester comme par le passé mouillés à La Goulette, dans de vastes bassins, à l’extrémité de la marine, le grand boulevard du quartier nouveau, européen. La Tunisie paiera le concessionnaire, non à l’aide d’un emprunt, mais sur ses ressources ordinaires, et, dans le cas où sa situation financière deviendrait moins bonne, un fonds spécial est constitué, grâce auquel on sera sûr de ne pas interrompre les travaux. La Société de construction des Batignolles a été choisie pour exécuter cet ouvrage si considérable en cinq années. Cette société a déjà mené à bien de très importantes constructions ; elle travaille extraordinairement vite, peut-être trop vite, — il est bon de le signaler. Les voies ferrées qu’elle livre à l’exploitation avec une exactitude rare, avant même le terme fixé, ne sont pas toujours bien solides. Elle a construit, entre autres, la ligne de Duvivier à Chardimaou ; des glissemens, des affaissemens se produisent chaque jour, et plus qu’ailleurs, quoi qu’on en dise. La terre n’a pas eu le temps de se tasser. Je ne parle pas de ces remarquables travaux d’art, de tous ces beaux ponts dont les tabliers ont été emportés l’hiver dernier par la Medjerdah. Le régime hydrographique de la Tunisie n’est pas encore connu ; on ne peut évaluer que d’après des renseignemens arabes la hauteur maximum qu’atteignent les rivières et les torrens après les pluies ; on est donc obligé de bâtir les ponts d’après des présomptions. Je ne crois pas faire tort à la Société des Batignolles, qui rend de très grands services, en ajoutant à mes louanges l’amertume légère d’un conseil : en prévision de l’inconnu, qu’elle construise plus solidement.

Le port de Tunis absorbera la plus grosse partie des économies de la régence, plus de 12 millions de piastres y sont affectés par le budget de 1887 ; par conséquent, Sousse, qui s’est admirablement développée depuis le protectorat, Sfax, Gabès, attendront encore pour avoir les leurs; cependant on leur donne des appontemens, le génie a contribué pour sa grande part à ces travaux que réclamait l’armée pour l’embarquement, le débarquement des hommes, des chevaux, des subsistances ; on drague tant bien que mal ; on répare, on entretient et surtout on fait la police. Plus les ports sont défectueux, plus il est difficile d’obtenir des barques maltaises, grecques, siciliennes ou autres de l’obéissance ; le désordre régnait en maître au détriment du fisc, des commerçans, des voyageurs et des habitans ; nous y avons mis fin par une réglementation que tous observent depuis que les capitulations sont supprimées.

Nous n’avons rien dit de la fameuse mer intérieure, qui devait transformer une partie du désert et des oasis en lac salé, bouleverser la production du sud de l’Algérie et de la Tunisie, en substituant des poissons plus ou moins chimériques aux dattes; nous nous réservons de parler ailleurs de cette étrange conception. Qu’il nous suffise de savoir que le projet primitif a été récemment abandonné, et qu’il ne s’agit plus aujourd’hui d’augmenter la surface de la mer, mais de creuser des puits et d’en tirer le plus d’eau douce possible pour arroser les palmiers, créer des oasis et sauver celles qu’envahissaient les sables. M. de Lesseps est à la tête de cette entreprise de forages artésiens, qui, grâce à son influence, sans doute, n’a plus aucun caractère maritime : elle réussit déjà, m’assure-t-on; elle peut donner les résultats les plus heureux pour l’avenir de la Tunisie. Vers le sud, au nord de Gabès, à Skira, un petit port presque naturel a été récemment ouvert aux frais de la compagnie alfatière dont nous faisions mention un peu plus haut. Dans le nord, les deux compagnies concessionnaires des mines de fer, voisines de Tabarca, ont été astreintes, par le cahier des charges qu’elles viennent d’accepter, à établir à leurs frais chacune un port qu’elles relieront à leurs mines par deux chemins de fer. Les riches carrières de Chemtou sont, depuis quelques années déjà, en communication directe avec Tunis, grâce à un tronçon de voie ferrée qui permet aux wagons d’aller chercher jusqu’au flanc du rocher les blocs de marbre qu’ils transportent ensuite au bord du quai même où les attendent les balancelles et les chalands.

L’administration des forêts, elle aussi, perce des routes qui servent au public. Toutes ces routes absolument sûres et toujours praticables, sauf quand les pluies amènent des inondations, ces chemins de fer qui relient déjà la Tunisie à l’Algérie, presque jusqu’au Maroc, et descendront bientôt jusqu’au désert, ces ports auxquels les unes et les autres aboutiront, le télégraphe dont les fils s’étendent dans toute la régence et que des appareils optiques établis sur les principaux sommets remplacent au besoin, tous ces travaux enfin que la Tunisie a pu mener à bien ou entreprendre, à peu d’exceptions près, sur ses propres ressources et qui nous permettent à présent de la pénétrer en tout sens, ont encore un autre avantage: nous pouvons dorénavant transporter très rapidement nos troupes d’un point à un autre, par conséquent en réduire sans danger le nombre, diminuer la seule charge sérieuse que nous imposât notre nouvelle conquête. La France avait envoyé 25,000 hommes en Tunisie, au printemps de 1881 ; les ayant rappelés trop tôt, il a fallu les réembarquer à nouveau, et, après ceux-là, en expédier d’autres encore; notre corps d’occupation a compté un moment près de â5,000 hommes. Mais, peu à peu, ce corps d’armée est devenu une division, cette division une brigade, nous n’avons guère que 12,000 hommes actuellement dans toute la régence. En réalité, le transport seul de ces troupes est un excédent de dépenses pour l’état français ; le gouvernement du protectorat fournit gratuitement les casernes ou les quartiers quand les hommes ne sont pas campés ; ils n’auraient pas quitté la France qu’il eût fallu tout aussi bien les équiper et les nourrir ; peu importe au budget s’ils mangent leur soupe et usent leur tenue au sud ou au nord ; il y a même des chances pour que la dépense soit moins forte au sud. A un autre point de vue, nous ne devrions pas trop nous réjouir de voir notre armée de moins en moins nombreuse en Afrique : si on compare deux soldats qui ont passé un temps égal sous les drapeaux, mais dont l’un a mené en l’rance la vie de garnison, tandis que l’autre a servi en Algérie ou en Tunisie, a fait colonne, c’est-à-dire exercé tous les métiers, développé son savoir-faire, tour à tour tirailleur, cavalier, maçon, menuisier, jardinier, blanchisseur, cuisinier, etc., l’avantage n’est pas discutable, il est tout acquis au dernier, à l’Algérien, qui revient chez lui débrouillard, hardi, plein de ressources et certainement supérieur de beaucoup à ce qu’il était quand il est parti. Si on en juge par les hommes qui reviennent de nos expéditions lointaines, on peut prévoir que nous aurons, le jour où elle sera formée, une incomparable armée coloniale, car si le sentiment public est hostile aux guerres aventureuses, le caractère français n’en demeurera pas moins toujours le même : nous aimons le travail et l’heureux repos comme le reste des hommes, mais rien ne vaut pour nous l’inattendu, les risques, le danger, le dévoûment, la gloire : la tranquillité nous sourit, mais la gloire nous grise ; on peut le prédire à coup sûr, il n’y aura certes pas place pour tous ceux qui voudront en être dans notre future armée coloniale. Un grand nombre des volontaires de la Hollande, dans son interminable guerre d’Atchin, sont des Français : un jour, dans un tramway, de Leyde à Haarlem, le conducteur, jeune Hollandais à la figure très militaire, se mit à causer avec moi. A ma grande surprise, il parlait, non pas exactement le français, mais l’argot, le parisien des boulevards extérieurs : en moins de cinq minutes, j’entendis tomber de ses lèvres des mots comme ceux-ci : « Vrai! mince! malheur! de quoi! oh là là! va donc! » et bien d’autres. — « Où avez-vous appris le français? lui demandai-je. — A Java, me répondit-il ; la plupart de mes camarades du régiment le parlaient ainsi. »

En Tunisie, avons-nous dit, les élémens de cette armée sont presque prêts; à mesure qu’on réduisait l’effectif de nos troupes, on organisait des corps indigènes. Sous le second empire, une mission militaire française, dirigée par le général Campenon, alors colonel, était venue donner au bey Achmed une respectable petite armée qui périclita plus tard comme tout le reste ; elle était recrutée par la conscription. Nous avons fait revivre ce système. Dès le mois de juin 1883, un recensement général fut prescrit, des commissions tunisiennes, assistées d’un officier français, parcoururent les provinces et procédèrent aux premiers recrutemens, non sans difficultés. Aujourd’hui (décret du 28 juin 1886), tout sujet tunisien tire au sort, — non, comme en France, une fois et à un âge déterminé, — mais de dix-huit à vingt-six ans, c’est-à-dire depuis sa première jeunesse jusqu’à l’âge mûr, une fois chaque année, et sert pendant deux ans, à moins que huit fois de suite il n’ait la chance d’amener un bon numéro; après le huitième tirage, il est libéré. Le remplacement est autorisé. Les cas d’exemption, qui étaient illimités, sont encore nombreux, mais strictement définis ; les prêtres et les juges, les professeurs de la grande mosquée, les fonctionnaires, les protégés des puissances étrangères et quelques autres personnages restent seuls privilégiés et sont même dispensés du tirage, avec les Israélites et les nègres, les premiers parce qu’ils sont là-bas, paraît-il, de mauvais soldats, les seconds comme anciens esclaves. Cette loi paraît perfectible : huit années de tirage au sort, c’est beaucoup ; il semble qu’on pourrait réduire ce nombre en diminuant encore celui des exemptions.

Le premier recrutement, en 1883, nous servit à constituer les compagnies mixtes. Ces petits corps d’armée, répartis çà et là dans la régence, composés d’indigènes et de volontaires français choisis dans nos régimens, étaient destinés à parcourir le pays, à tenir les habitans en respect par leur extrême mobilité et leur organisation très complète ; ils devaient se suffire à eux-mêmes, être sur pied à la première alerte et se montrer à la moindre apparence de danger : une compagnie d’infanterie, un peloton de cavalerie, une section d’artillerie de montagne, telle était la composition de chacun de ces petits corps, dont le commandement fut confié à quelques capitaines de choix. On commença par créer une de ces compagnies, qu’on appelait à l’origine la première compagnie franche, et c’était bien le nom qui convenait à ces troupes trop indépendantes. Plus tard, on en mit sur pied deux autres et enfin six ; alors on les dédoubla pour en avoir douze : aucune d’entre elles n’obtint autrement que sur le papier ses canons et ses artilleurs, et les pelotons de cavalerie étaient bien maigres. Éparpillées, presque toujours campées, elles échappaient trop à l’action du général en chef, et si elles rendaient des services, elles pouvaient compromettre l’unité du commandement. Dans un pays récemment pacifié, leur indépendance relative avait plus d’un inconvénient; en outre, leur administration était impossible à contrôler, par suite trop dispendieuse. On se décida à les fondre toutes en deux régimens, l’un d’infanterie, l’autre de cavalerie, et c’est ainsi qu’elles ont formé le 4e tirailleurs ou turkos et le 4e spahis. Ces régimens sont divisés comme tous les autres en bataillons et en escadrons, divisés eux-mêmes en détachemens plus ou moins considérables et répartis, comme auparavant les compagnies mixtes, dans les diverses provinces de la régence ; mais les détachemens ne sont pas livrés à eux-mêmes, le commandement et l’administration en sont centralisés. En encourageant l’enrôlement dans ces régimens de volontaires français comme soldats et sous-officiers, — Les soldats ne pouvant être, sans danger pour nous, tous des indigènes, et les officiers devant être, quant à présent du moins, tous Français ou Algériens, — il est à prévoir qu’en très peu de temps nous pourrions confier la garde de la Tunisie à ces troupes spéciales, nous dispenser même d’en supporter les frais, laissant au protectorat toutes les charges du gouvernement sans exception, justice, armée, travaux publics, et n’ayant à payer sur notre budget que le traitement du résident.

Cette armée devra toutefois, un jour ou l’autre, et le plus tôt serait le mieux, finir par occuper toute la régence. A l’heure actuelle, une situation difficilement explicable se prolonge : Gabès, qui est à une distance considérable, au nord, de la frontière tripolitaine, près de 100 kilomètres, semble cependant rester pour nous le point terminus de nos garnisons dans le sud. Nous entretenons des troupes dans l’intérieur des terres jusqu’à Ksar-Moudenine, à Ksar-Metameur, au nord de l’oued Fessi, mais non au-delà, et sur la côte nous ne dépassons pas Gabès. A Zerzis, le plus méridional des ports tunisiens, nous avons installé des employés du télégraphe, ce qui prouve que le poste est sûr, mais on n’y envoie pas de soldats. Le résident les réclame, le général les refuse, des tiraillemens se sont produits à ce sujet entre les deux autorités, le public a envenimé la querelle, la presse en a fait un conflit, si bien que l’armée considère aujourd’hui comme un point d’honneur de ne pas céder. Pourquoi? Probablement pour ne pas paraître obéir à la résidence ; peut-être encore parce que, à 3 ou 4 kilomètres de Gabès, sur une éminence, un camp important a été établi au début de notre occupation; ce camp, Ras-el-Oued, n’est pas sain, mais il a été aménagé le mieux possible; on ne se décide pas sans peine à l’abandonner, à n’y laisser qu’un nombre d’hommes disproportionné avec son étendue.

Tandis que le désaccord menace de s’éterniser, que se passe-t-il dans le sud? Entre Gabès et la frontière tripolitaine s’étend une vaste zone très riche, habitée par la tribu des Ourghemmas, qui veulent rester ce qu’ils ont toujours été : Tunisiens. Si nous les laissons en dehors du territoire que nous occupons, nous les abandonnons aux pillards de la Tripolitaine, et nous voyons s’établir chez eux, c’est-à-dire en Tunisie même, le trouble et l’anarchie, quand il suffirait de quelques postes d’infanterie reliés entre eux par des téléphones et d’autant de détachemens de cavalerie, pour que leur isolement cessât et que leur fertile territoire fût rendu au travail et à la prospérité. Les Ourghemmas sont-ils suspects, nous tendent-ils un piège en nous appelant à eux, courons-nous le risque de surexciter leur fanatisme en faisant flotter le drapeau français dans leurs villages ou dans leurs douars? Pour s’en assurer, le ministre résident, M. Cambon, s’est rendu seul chez eux au printemps dernier, il a parcouru leur pays, et, comme il n’avait pas d’escorte française, ce sont les Ourghemmas eux-mêmes qui ont voulu l’accompagner : il a franchi l’oued Fessi, que certains géographes donnaient à tort comme limite à la régence, et a pu, grâce à cette escorte indigène, atteindre sans le moindre incident, sans que le gouvernement turc ait élevé une protestation, la véritable frontière, la Sebkha-el-Mekta, étroit lac salé qui, sur une longueur de 45 kilomètres, du nord-est au sud-ouest, forme une limite naturelle, incontestée, et que continue, beaucoup plus au sud, l’oued Zegzaou. Cette épreuve n’est-elle pas décisive et que fallait-il de plus pour trancher la question? Elle n’a pas suffi pourtant : le territoire des Ourghemmas continue à être une zone neutre, comme il l’était, en 1882, quand les dissidens s’étaient concentrés sur la frontière tripolitaine, quand, avec beaucoup de raison alors, nous tenions nos troupes à distance des garnisons turques qui donnaient la main aux rebelles, une zone neutre, c’est-à-dire un terrain ouvert à toutes les incursions, et dont les habitans lassés d’être pillés peuvent se faire pillards à leur tour. Et cependant les garnisons turques sont retournées à Constantinople ou tout au moins à Tripoli ; les dissidens qui mouraient de faim sont revenus peu à peu à nous et ont accepté le nouveau régime que nous avons établi en leur absence ; la paix est faite, grâce à l’armée d’abord, grâce à la sagesse de notre administration ensuite ; que chacun en profite : l’armée pour se montrer partout sans exception dans un pays qu’elle a soumis d’un bout à l’autre, l’administration pour étendre à ce pays tout entier les réformes dont elle a la responsabilité.


IV.

Revenons à ces réformes que nous n’avons pas toutes énumérées. La tâche d’un administrateur, qui ne se contente pas d’administrer suivant les usages du pays, est deux fois plus compliquée en Orient que partout ailleurs ; il est aisé de le comprendre : en France, on obéit généralement aux règlemens nouveaux sans trop se plaindre; en Orient, on se plaint toujours et on n’obéit qu’à la dernière extrémité; il en résulte que toute innovation y est singulièrement compliquée; le plus insignifiant arrêté y soulève des difficultés et des résistances sans fin ; la discipline, la régularité y sont choses inconnues, on n’y soupçonne même pas ce que nous entendons par l’utilité publique : chacun vit à sa guise, suivant ses habitudes ou son caprice, dans le royaume du vague et de l’à-peu-près. Le Tunisien, comme le reste des Arabes, est préparé à tout, mais ne veut rien prévoir : il se laisse vivre. Gêne-t-il son voisin? on s’accommode ou on s’en remet à la justice; à défaut de la justice, le temps vous tirera toujours d’embarras ; on compte sur lui et sur le hasard, et sur l’insouciance aussi des gens à qui on a affaire. Avec ce système, l’embarras s’aggrave quelquefois, il est vrai ; mais combien souvent, passant à l’état chronique, il finit par préoccuper si peu qu’on vit avec, sans y penser ! c’est ainsi que la rue, appartenant à tout le monde, devient presque impraticable; avant notre arrivée, chacun s’y installait à sa guise, y tuait son mouton, y faisait sa cuisine et s’y considérait comme en plein champ. On affichait bien des décrets du bey, un crieur public fendait la foule dans les bazars pour en donner lecture à tous : peine inutile; on dressait des contraventions : vaine menace. Qui ne savait pas qu’à Tunis ce qui était défendu finissait toujours par être toléré? l’un avait un parent ou un ami qui le protégeait, l’autre était riche et achèterait la complaisance d’un employé, un troisième, dénué de ressources, était sûr de l’impunité, puisqu’il n’avait pas de quoi nourrir son geôlier. Ce peuple a vécu trop longtemps sous le régime de la faveur et de l’exception pour pouvoir passer tout d’un coup, sans s’y heurter le front, sous le niveau de la discipline ; il est essentiellement dilettante, ses maîtres en ont profité pour l’exploiter et l’affaiblir; nous avons la besogne ingrate de lui imposer, dans son propre intérêt, des mœurs moins faciles. Y réussirons-nous jamais complètement? Ce serait certainement une faute que d’apporter dans cette tentative une ambition trop absolue. Les règlemens rigoureux ne sont facilement applicables que sous un climat froid, quand la nature est la première à soumettre l’homme à ses dures exigences, à lui apprendre à se contraindre et à prévoir; mais, dans le Midi, quelle prise a l’autorité sur des hommes qui ne peuvent souhaiter de plus magnifique toiture que le ciel au-dessus de leur tête, qui vivent pour ainsi dire de soleil, et n’ont d’autre besoin, s’ils sont tant bien que mal nourris, que de chanter, dormir, rêver? Autant pourrions-nous essayer de discipliner les oiseaux !

Concilier la tolérance, sans laquelle on ne saurait pas plus gouverner le peuple de Naples que celui de Tunis, avec la satisfaction que nous devons aux Européens, qui réclament le plus de civilisation possible, et avec notre amour-propre, tel est, croyons-nous, le problème dont nous devons poursuivre la solution. — On jugera des difficultés qui nous attendent dans cette voie, par celles que nous avons déjà surmontées. — Le jour où, par exemple, on a exigé l’alignement des fiacres à Tunis, les cochers, tous Maltais, c’est-à-dire à moitié Arabes, se sont mis en grève; il a fallu appeler un capucin, leur directeur spirituel, pour qu’il les raisonne; mêmes protestations des conducteurs de tramways. Quand les habitans de Tunis, indigènes et Européens, — Ces derniers n’étant pas fâchés de profiter de la résistance des Arabes, — ont vu la nouvelle administration des eaux placer dans chaque maison un compteur, ils ont crié comme si on était venu mettre le feu chez eux ; crié n’est pas assez dire, ils se sont levés comme un seul homme pour protester et menacer le gouvernement ; ils ont envoyé des délégués à Paris, les journaux ont reproduit leurs griefs ; le protectorat a été déclaré coupable de ruiner le pays uniquement parce que les Tunisiens n’avaient plus le droit de gâcher leur eau sans la payer. On n’imagine pas le trouble qu’a pu produire une succession de décrets ou d’arrêtés comme ceux-ci : « Il est défendu de jeter des ordures, des eaux sales, des terres, des décombres, etc, devant les maisons. » — « Les chevaux ne pourront pas galoper dans les rues étroites. » — « Les voitures et les charrettes devront être inscrites, payer une taxe. » — « Les rues porteront chacune un nom écrit en blanc sur des plaques d’émail bleu, comme en Europe, et les maisons un numéro. » — « Les boutiquiers n’auront plus le droit d’étendre leurs étalages jusqu’au milieu de la chaussée. » — « Nul ne pourra installer de cabanes, de barraques, de cirques, de théâtres, d’exhibitions, etc., sur les trottoirs. » — Et encore : «La pêche et la chasse seront interdites à partir du... ; » ou bien: « Il est institué une fourrière, les chiens seront muselés et, en cas de contravention, saisis et pendus. » — Les cochons, les chameaux, les ânes n’ont pas échappé davantage à la réglementation. La date de chacune de ces décisions, et combien en ai-je omis, est celle d’une petite révolution.

Une seule amélioration a été tout de suite bien accueillie : l’éclairage de la ville au gaz. On peut se demander pourtant si, dans une ville aussi étendue que Tunis, où tout était à créer, l’installation de la lumière électrique eût été beaucoup plus coûteuse.

Plus d’une fois l’administration a dû reculer, et même céder, devant les préjugés, les croyances ou les traditions musulmanes, et non pas sur des questions insignifiantes, mais quand la salubrité de la ville, la vie de milliers d’habitans était en jeu. L’indifférence des Arabes en matière d’hygiène n’a d’égale que leur ignorance. Les cimetières musulmans, catholiques, grecs, protestans et juifs s’étendaient à côté des maisons, le long des rues les plus fréquentées. Les inhumations étaient faites sans aucun contrôle, précipitamment, dans les conditions les plus dangereuses; les chiens n’avaient qu’à gratter la terre, à peine fouillée, pour mettre en communication, dans les cimetières musulmans, les cadavres à peine refroidis avec l’air. La nécropole catholique était un marécage infect qui empoisonnait la promenade de la marine. Celles des Juifs et des Grecs ne valaient guère mieux. Il a fallu la peur du choléra, qui ravageait Marseille et l’Italie, pour grouper autour de l’administration tous les Européens et les israélites, qui avaient été jusque-là contre elle d’accord avec les Arabes. Des cimetières ont été ouverts hors la ville, les anciens sont aujourd’hui fermés; les inhumations ne se font plus sans une autorisation qui n’est donnée par la municipalité que sur le certificat d’un médecin. En comptant chaque année ceux qui meurent, on pourra se faire une idée approximative du nombre des habitans de Tunis; les évaluations varient entre cent et cent trente mille, l’état civil étant inconnu jusqu’à présent dans la régence, et le recensement presque impossible dans les maisons arabes, hermétiquement fermées aux agens du fisc comme aux galans. L’année dernière (29 juin 1886), l’état civil a été institué, mais à titre facultatif : chaque indigène, chaque étranger est libre d’aller déclarer la naissance de ses enfans ou son mariage devant l’autorité française. Nous ferons ainsi peu à peu entrer cette formalité si importante, mais si occidentale, dans les mœurs arabes; peut-être un jour viendra-t-il bientôt où il sera sans inconvénient même de la rendre obligatoire.

Les cimetières n’étaient pas les seuls foyers d’infection dans les villes : les abattoirs, les hôpitaux, les prisons étaient généralement situés dans les quartiers les plus populeux. Ce que nous n’avons pas pu changer, nous l’avons autant que possible amélioré. Des hôpitaux ont été créés par l’armée, d’autres par le cardinal Lavigerie : nous avons trouvé un hôpital arabe bien installé et dont les revenus n’avaient pas été complètement dissipés; il pouvait contenir une centaine de malades, des fous, hommes et femmes séparés. Un établissement fondé par le général Kheireddine recevait les incurables. On ne saurait croire combien de tentatives généreuses et sages avaient été faites avant nous par des Tunisiens pour le bien de ce malheureux pays ; la cupidité de quelques favoris du bey et de leurs créatures avait toujours raison des intentions les meilleures. Comme un troupeau de chèvres déboise à lui seul une montagne en arrachant les jeunes pousses à mesure qu’elles sortent du sol, les aventuriers du Bardo se jetaient sur les revenus de l’état, des mosquées, des pauvres, des malades eux-mêmes, et n’en laissaient rien. Tout l’Orient est ainsi couvert d’édifices élevés par l’intelligence d’un souverain ou la charité d’un homme pieux : ces édifices restent debout; mais entrez dedans, ils sont vides, comme un fruit qu’un ver a rongé.

Dans chaque ville, les égouts sont à créer ; à Tunis, des canaux informes, sans autre radier que le sol, en ont tenu lieu jusqu’aujourd’hui; dans ces cloaques toujours obstrués s’accumulent les immondices de la ville entière. Une forte pluie en hiver ou un orage en été les fait s’écouler dans le lac, qu’elles comblent ainsi lentement depuis des siècles ; mais en temps ordinaire, faute de pente, et la terre étant saturée d’infiltrations, on ne s’en débarrasse qu’avec la pelle et des charrettes. Par quel miracle ou par l’effet de quel vent bienfaisant la santé de la ville résiste-t-elle à tant d’incurie? Nul ne saurait le dire, mais il en est ainsi : Tunis est aussi saine qu’elle sent mauvais. Cependant, ne serait-ce que par respect humain et pour ne pas soulever l’indignation des voyageurs qui ne cessent de traverser la régence, nous ne pouvons pas tolérer que la capitale du pays que nous protégeons soit aussi sale, et, — Dussions-nous gâter son climat, — nous sommes obligés de la nettoyer. L’établissement de nouveaux égouts constitue un travail ingrat entre tous, et nous comprenons qu’on hésite à donner le premier coup de pioche dans ce sol et qu’on le remue : il faudra pourtant s’y décider.

L’exécution de tant de réformes dans les conditions que nous connaissons, et le maintien de l’ordre pendant une période de transition qui dura plus de deux ans, n’auraient pas pu être assurés sans le concours d’une police bien organisée. Celle des beys, par bonheur, était restée à peu près intacte dans l’effondrement général : instrument de première nécessité pour ces souverains autocrates, elle avait toujours été recrutée avec le plus grand soin, mais elle n’était pas rétribuée. Suivant le système dont nous savons les beaux effets, chaque agent de police ou zaptié se payait sur ses prises, c’est-à-dire que les individus arrêtés devaient donner 10 piastres (6 fr.) à celui qui les avait conduits en prison, sous peine de n’en jamais sortir. Quant à la nourriture, agens et prisonniers s’entendaient à l’amiable, nul ne s’en occupant pour eux qu’eux-mêmes et leurs amis. Les zaptiés qui n’auraient arrêté personne seraient donc morts d’inanition ; le moyen était ingénieux pour stimuler leur zèle sans bourse délier. — Qu’aurions-nous fait en Tunisie sans ce personnel nouveau pour nous, si nous l’avions trouvé indigne d’être au service d’un gouvernement civilisé? En le conservant et en le payant régulièrement, en récompensant par des primes ceux des agens qui se distinguaient, nous avons trouvé en lui un auxiliaire précieux : à tel point que, en 1883, quand la population était encore en effervescence, 370 agens, sous la direction d’un commissaire central, avec l’aide de quelques gendarmes et de nos patrouilles, suffisaient pour maintenir la tranquillité, prévenir ou réprimer les crimes, assez rares d’ailleurs dans la ville de Tunis : et pourtant des quartiers entiers, aux rues étroites, fangeuses, n’étaient éclairés alors ni au gaz ni autrement; les cafés italiens et grecs, les brasseries françaises, les guinguettes maltaises, les maisons arabes, rejetaient chaque soir sur le pavé des vagabonds et des ivrognes de toutes les races, et, chaque semaine, comme la mer dépose son écume sur la plage, les différens bateaux d’Europe, d’Egypte et d’Algérie débarquaient des troupes d’inconnus, rebut de tous les ports de la Méditerranée, Siciliens, Grecs, Levantins, qui venaient tenter la fortune ou fuyaient la justice de leur pays. — Les colonies sont condamnées à se peupler du trop-plein de toutes les nations; elles n’ont pas le droit de se montrer difficiles. Ces vagabonds, d’ailleurs, font tous les métiers, et, s’ils commencent par donner aux indigènes une triste idée de l’Europe, ils suivent l’armée, établissent des cantines, puis des magasins, puis des auberges auprès des campemens militaires ou des marchés. Combien de villages se sont fondés ainsi en Algérie, de ces villages qu’on appelle au début, invariablement, « Coquinville, » mais qui n’en sont pas moins les villes de l’avenir! Rien n’est plus triste à voir qu’une de ces villes à ses débuts, parce qu’on ne pense qu’au présent; on ne conçoit pas que de pareils élémens puissent jamais engendrer la prospérité; rien ne montre mieux pourtant, si on réfléchit, qu’il ne faut pas désespérer de l’homme, et que les plus misérables d’entre nous, dès qu’ils travaillent ou qu’ils possèdent, si seulement même ils ne font que se reproduire, agrandissent et vivifient le vieux monde où nous sommes nés.

Une police peu nombreuse pouvait répondre de l’ordre, mais à la condition de n’être point trop attaquée par la presse; celle-ci aurait pu chaque jour tout compromettre, si elle avait eu dans un pays que nous occupions depuis la veille et où elle faisait ses débuts les libertés dont elle jouit en France. Des polémiques violentes entre les journaux étrangers, des campagnes entreprises contre le protectorat ou contre une nation voisine, auraient infailliblement fait dégénérer en discorde les divisions qui existaient déjà entre les différentes colonies ; il eût suffi de deux ou trois fous pour bouleverser la ville. La nouvelle administration n’en a pas moins déclaré la presse libre; elle a adopté notre loi du 29 juillet 1881, dans la mesure la plus large, et sauf les modifications que lui imposaient les usages ou les traditions d’un pays qui ressemble si peu au nôtre. Ainsi tous les journaux peuvent paraître sans autorisation, mais les directeurs de journaux politiques doivent verser un cautionnement qui garantit le paiement des amendes et l’application des peines auxquelles ils peuvent être condamnés s’ils se rendent coupables d’injures ou d’attaques graves envers le bey, la religion musulmane ou la France. On a beaucoup critiqué cette loi ; on a dit qu’il eût mieux valu être moins libéral en cette matière pendant la première période de notre occupation, quitte à l’être davantage plus tard. La question perd de son importance quand on sait que, par chaque courrier d’Italie, de Marseille, d’Algérie, c’est-à-dire presque tous les jours, entrent des journaux que ne gêne aucune entrave et dont on ne peut guère empêcher la distribution.

Le décret qui émancipe la presse réglemente en même temps la publication des livres et des brochures. Chaque ouvrage nouveau doit être déposé en deux exemplaires à la bibliothèque de Tunis, dans une des bibliothèques plutôt, car l’instruction publique n’a pas été négligée, et les réformes dont elle a été l’objet dès les premiers temps de notre occupation ont été nombreuses. Le moment est venu d’en dire quelques mots en terminant.

Une direction de l’enseignement a été instituée et pourvue de tous les fonds que le protectorat put lui consacrer sur son budget : ces fonds viennent d’être augmentés d’un quart environ sur le budget de 1886-1887 (283,000 francs au lieu de 218,400 en 1885-1886). De toutes parts, en outre, elle a reçu des secours et de l’appui. Ces sacrifices n’ont pas été perdus. Guerriers et cavaliers médiocres, peu actifs, les Tunisiens aiment l’étude ; ils sont, autant que peuvent l’être des Arabes, curieux de s’instruire. Leur enseignement, avant notre arrivée chez eux, jouissait d’une certaine renommée : des Marocains, des Algériens, venaient achever leurs études dans leur université. Des institutions pieuses, des établissemens scolaires, ont été fondés sous tous les règnes par de fervens musulmans, et sont entretenus non par l’état, mais par l’administration des biens habbous.

On sait que l’enseignement des musulmans consiste surtout dans la lecture et l’interprétation du Coran, et que le prêtre tient lieu de maître dans la mosquée qui sert d’école. Dans la grande mosquée, — L’université de Tunis, — Chaque professeur, accroupi sur une natte, au pied d’une colonne, donne ses leçons que les élèves répètent ensemble à haute voix ; à côté les uns des autres, de colonne en colonne, en plein air ou dans la grande salle, se groupent ainsi les professeurs de grammaire, de théologie, de morale, d’interprétation ou de droit. Cinq cents écoles primaires ou coraniques sont répandues dans la régence; il n’est pas de pauvre village où vous ne voyiez les enfans réunis dans une maison, sur une terrasse ou dans un jardin, en face d’un maître. Leurs babouches alignées derrière eux, drapés dans des burnous multicolores, ils se balancent sur les hanches et répètent, répètent indéfiniment. Quand on entend d’un peu loin leur ramage, on croit passer près d’une volière pleine d’oiseaux. Ces écoles ont été regardées longtemps comme des foyers de fanatisme. En effet, si nous cherchons à les supprimer ou à les restreindre, les maîtres que nous menaçons dans leur principal intérêt apprennent à leurs élèves à nous haïr: ils maudissent comme des parias les parens qui cesseraient pour nous complaire de leur envoyer leurs enfans; leur enseignement devient d’autant plus obligatoire et exclusif pour les musulmans que nous le proscrivons. Si, au contraire, nous savons, tout en le surveillant sans tracasserie, le tolérer, si nous ne formons pas ce rêve extraordinaire de faire oublier aux Arabes leur propre langue, les maîtres, ne se sentant pas menacés, ne nous feront pas la guerre, ils n’interdiront pas à leurs élèves d’apprendre le français, et ceux-ci ne rougiront pas de le savoir ; au contraire, ils en seront fiers.

Nous avons laissé sur ce point liberté complète aux Tunisiens, nous n’avons pas imaginé, comme on en a eu l’idée ailleurs, d’émanciper les filles arabes par l’instruction obligatoire, nous ne nous sommes pas immiscés dans la famille pour y disputer au père une autorité à laquelle il tient comme à son honneur et qui dans la société musulmane n’a jamais été partagée. Moins nous semblerons contraindre les Arabes à se franciser, plus vite ils viendront à nous d’eux-mêmes. Cela est si vrai qu’à Tunis, où nous avons ouvert des cours non pour faire disparaître leur langue, mais, au contraire, pour l’apprendre aux Européens, ils se font inscrire en foule, à leur tour, à nos propres écoles, et demandent qu’on les multiplie. Le chef de leur religion a donné l’exemple ; en reconnaissance de notre modération, il a publié une sorte de mandement dont tous les membres du clergé et les professeurs ont eu connaissance : « Je regrette, a-t-il écrit, que mon grand âge ne me permette plus d’aborder l’étude de votre langue, je serais le premier à suivre vos leçons ; mais je vous enverrai mes fils. »

Les Tunisiens avaient d’ailleurs peu de préjugés, et se rendaient compte depuis assez longtemps déjà des bienfaits qu’ils pouvaient tirer de notre instruction ; nous n’avons pas eu à les convertir, il a suffi de ne pas les tourmenter. D’eux-mêmes, avant notre arrivée, ils avaient senti le besoin de donner à quelques-uns de leurs enfans une éducation européenne, c’est-à-dire française : les plus riches envoyaient les leurs dans des lycées à Paris ; pour les autres, le bey Mohammed-es-Sadok, sous l’inspiration du général Kheireddine, avait fondé un vaste établissement, le collège Sadiki ; il lui avait attribué une riche dotation, le produit de tous les vols d’un de ses anciens premiers ministres, Mustapha-Khasnadar, dont il avait fini par confisquer les biens. Cette dotation constituée en biens habbous n’en fut pas moins dilapidée ; les immeubles religieux sont inaliénables, mais même avant la réglementation du contrat d’enzel on pouvait les échanger. Un premier ministre, d’accord avec le proviseur, les échangea, de telle sorte qu’à notre arrivée le collège n’avait plus rien : 400,000 francs de revenus s’étaient envolés en six ans.

Le premier soin du nouveau gouvernement fut de reconstituer l’administration de ce collège et, de-ci, de-là, par un procès, par un sacrifice, un compromis, de lui donner de quoi subsister. — Les élèves, cinquante internes, cent externes, tous Arabes, entrent au concours, et pendant sept années suivent gratuitement des cours d’arabe, de français, d’histoire, de géographie, de mathématiques, etc. Ils savent parfaitement écrire et parler notre langue ; deux d’entre eux, leurs études finies, ont été déjà envoyés, aux frais du collège, à Versailles, dans une école spéciale, d’où ils reviendront capables d’enseigner à leur tour.

Afin d’éviter ces voyages que les musulmans pourraient voir d’un œil défiant, qui coûtent cher et dont les résultats sont aléatoires, la nouvelle direction a fondé à Tunis même une école normale où sont admis les meilleurs élèves du collège arabe et ceux des collèges européens, et où les uns et les autres se perfectionnent dans l’étude des deux langues qu’ils devront plus tard enseigner; ils vivent ensemble sur le pied de l’égalité, de la camaraderie ; ils ont devant eux un avenir semblable. Les Tunisiens comprennent ainsi que nous ne voulons pas les annihiler ni les exclure de leur pays; ils se voient, dans l’école même comme dans l’administration, associés à l’œuvre de régénération que nous avons entreprise et où ils ne demandent qu’à nous suivre : là est le secret de notre succès auprès d’eux.

Les Européens aussi ont leurs écoles. Les Français étant en minorité parmi eux, quelques précautions, un peu d’adresse même, étaient nécessaires pour que les nôtres ne fussent pas isolées entre les Arabes, désertées par les étrangers; il fallait du moins, au moment où elles avaient le plus besoin d’être soutenues, quand elles étaient entre nos mains un instrument d’apaisement, ne pas les affaiblir ; — Et cependant, c’est hier encore, après tous les services qu’elles nous ont rendus et quand nous en attendions tant d’autres d’elles, qu’il a été question de retirer aux religieux qui les ont fondées et qui les dirigent l’appui traditionnel du gouvernement français, la subvention qui les faisait vivre. Il est impossible qu’on n’en revienne pas à la leur maintenir. Les partisans les plus convaincus de la séparation de l’église et de l’état, les adversaires les plus ardens de toute institution cléricale en France, peuvent sans contradiction et sans abandonner leurs préventions ou leurs griefs, uniquement par intérêt, par économie même, encourager notre clergé d’Afrique ou d’Orient et lui voter des subventions, car il propage notre civilisation, notre langue, nos idées mêmes, habitue peu à peu les populations indigènes à notre contact, à nos usages, à nos goûts et à nos besoins ; il dissipe leur défiance, il entretient avec elles des relations dont profitent notre commerce en temps de paix et nos armées en temps de guerre; il empêche qu’on oublie le grand nom de notre pays ; par conséquent, il nous rend à l’étranger quantité de services dont il serait puéril de ne pas tirer avantage sous prétexte qu’on gouverne sans lui en France; et ces services, l’administrateur le moins suspect de cléricalisme n’hésiterait pas à se les assurer par un sacrifice qui est minime en comparaison de ce qu’il rapporte. Sans remonter jusqu’à saint Vincent de Paul et à saint Louis, nous n’avons qu’à recueillir les fruits d’une propagande qui s’exerce en Tunisie depuis des années, mais encore faut-il que nous nous donnions quelque peine pour ne pas compromettre cet héritage ; nous serions non-seulement coupables, mais bien maladroits, de ne pas faire à notre tour le moindre effort pour le conserver.

A l’époque de notre arrivée dans la régence, les enfans maltais allaient à n’importe quelles écoles, pourvu qu’elles fussent tenues par des frères et des sœurs ; les Italiens choisissaient les leurs, qui sont bonnes, ou celles qui donnent la meilleure éducation. Les Israélites étaient admirablement pourvus par leur « Alliance universelle. » Nous nous sommes empressés, suivant le système qui nous a si bien réussi en Tunisie sur d’autres points, de nous servir de ce que nous avions sous la main. Avec un éclectisme sage, sans aucun amour inopportun pour la symétrie, on a laissé les sœurs de Saint-Joseph de l’Apparition réunir à leurs frais dans leur maison près d’un millier d’enfans maltais et italiens auxquels elles ne parlent qu’en français. Les dames de Sion instruisent aussi, sans distinction d’origine, les jeunes filles catholiques de la bourgeoisie tunisienne. Le collège Saint-Charles, fondé par le cardinal Lavigerie, à Tunis, contient 240 enfans et prépare les plus âgés à notre baccalauréat. Les frères de la Doctrine chrétienne, dans des immeubles à eux, entassent encore bien plus d’enfans de toutes couleurs que les sœurs. — L’alliance israélite, dont nous parlions à l’instant, répand ses écoles dans toute la régence ; celle de Tunis seule contient plus de 1,200 élèves. — Grâce à ces auxiliaires précieux qui ne coûtent rien à notre gouvernement, la langue française s’est déjà substituée à l’italien, qu’on parlait beaucoup avant l’arrivée de nos troupes.

Dans les villes où le clergé n’avait rien créé, nous avons ouvert des écoles laïques. Des cours publics et gratuits de français sont faits, depuis peu de temps, aux adultes musulmans ; le nombre des auditeurs qui s’y sont déjà inscrits est de plus de 300, la plupart étudians de l’université, de futurs prêtres, l’aristocratie intellectuelle de la régence. Chez ceux-là comme chez tant d’autres, dans toutes les classes, ni fanatisme, ni parti-pris, ni rancune : il a suffi de trois ou quatre années d’observation de leur part et de prudence de la nôtre pour que la défiance ait fait place à un sentiment tout différent, je ne dirai pas le désir de nous être agréable, ni la reconnaissance, ni même la sympathie, mais la sécurité, l’espoir de n’être plus indignement exploités, de voir le propriétaire semer sans crainte et récolter son orge, vendre ses moutons, payer ses ouvriers, s’enrichir enfin et enrichir ses semblables sans cesser d’être musulman.

La fiction du protectorat aura rendu ainsi service à tout le monde : aux Français, en les dispensant de constituer une administration qui eût été infiniment plus coûteuse, exigeante et inexpérimentée que celle qu’ils ont pu utiliser; aux Tunisiens, en leur permettant d’accepter notre joug sans alarmer leur conscience ; le bey fournit à la casuistique musulmane le moyen de servir les chrétiens sans offenser Mahomet : il endosse toutes les responsabilités, apaise les mécontentemens, lève les scrupules, car c’est à lui qu’on obéit, c’est lui qui donne l’exemple à son peuple en marchant d’accord avec nous, lui, et autour de lui les princes, les dignitaires, et loin de lui, dans les provinces, les fonctionnaires, leurs employés. Peut-on calculer combien cette simple fiction nous aura épargné de sang, de millions?


V.

Avons-nous besoin de conclure? — Aussi longtemps que nous saurons maintenir devant nous sur le trône, dans la régence musulmane, un prince musulman et, autour de ce prince, une administration indigène dirigée par quelques Français d’élite, nous aurons en Tunisie du calme et, si on en juge par les revenus de ces dernières années, des bénéfices. — Quatre années d’une administration honnête ont relevé la Tunisie, plus que triplé ses recettes; que n’obtiendrons-nous pas dans cette belle contrée, fertile et salubre entre toutes, quand les routes, les chemins de fer, les ports, tous les grands travaux que la régence entreprend sur ses seules ressources seront achevés ; quand les forêts, les mines, les carrières, les sources seront exploités, les oasis protégées contre les sables, les immenses plaines irriguées et cultivées? Nous devons nous féliciter hautement de ce qui a été fait jusqu’à présent, gardons-nous de le compromettre.

Un jour, quelques impatiens réclameront l’annexion, et l’opinion publique, trompée, mettra peut-être son amour-propre à les soutenir; elle se lassera de voir durer le bey; elle en rira, probablement parce que nous laisserons de jour en jour tomber son autorité, qu’il faudrait soutenir, au contraire, malgré lui, au besoin. Peut-être un bey inintelligent provoquera-t-il notre mauvaise humeur, ou simplement les récoltes manqueront une année; nous aurons cessé d’être économes, nous aurons autorisé les villes à s’imposer ou à emprunter pour construire des théâtres et des édifices magnifiques, les recettes n’atteindront plus nos prévisions au lieu de les dépasser comme aujourd’hui, et nous rendions l’administration indigène responsable de nos embarras. — Ces éventualités sont à prévoir; le jour où elles se présenteront, si le gouvernement ne résiste pas, s’il transforme la Tunisie en un quatrième département algérien, la jeune colonie qui a si vite fait honneur à la république ne sera plus qu’une source de dépenses, un entrepôt de fonctionnaires et de gens d’affaires; les Arabes seront déçus ; après avoir cru que nous adoptions enfin cette sage maxime : « l’Afrique par les Africain?, » ils se verront menacés, repoussés; les Italiens et les Maltais se joindront à eux, et cette population hétérogène, qui de toutes parts s’était si volontiers ralliée à nous, n’aspirera plus qu’à l’indépendance.

Sans doute, le danger de l’annexion est éloigné de nous; le gouvernement français s’y est nettement opposé jusqu’ici, mais il peut changer d’opinion, être débordé; il peut, sans y prendre garde, céder peu à peu à des sollicitations particulières, sur des points qui semblent sans importance, et croire qu’il maintient intact le principe du protectorat, alors qu’il en prépare la ruine dans l’avenir. Si, insensiblement, par un enchaînement de concessions ou de faiblesses, l’administration perd de sa force, si la Tunisie dépense trop et s’endette, si le pouvoir du bey est trop réduit, si des troubles naissent, le public français, qui n’est pas tenu de bien comprendre l’avantageux artifice du protectorat, demandera qu’on chasse ce bey, et quand les journaux, quand la chambre transmettront au gouvernenement cet ordre impérieux, il faudra bien qu’il s’exécute.

Il ne suffit donc pas de ne point vouloir de l’annexion, il faut tout prévoir pour qu’elle ne s’impose pas avant l’heure. En résumé, respectons les Arabes, ne serait-ce que pour les obliger à se respecter eux-mêmes; ménageons du moins leur fierté, ne les humilions pas : on s’abaisse en avilissant ceux qu’on veut dominer, et, puisque c’est par eux que nous devons gouverner, stimulons leur activité, ne les laissons pas s’abandonner, devenir passifs, irresponsables; encourageons-les, au contraire, à croire en nous, à devenir nos auxiliaires, nos associés. Pour y réussir, continuons à leur montrer que leur intérêt est de nous suivre ; ne cherchons pas à en faire des pseudo-Européens ; songeons que cinquante années de cohabitation avec nous ont glissé sur les Algériens sans les modifier; ils tiennent tant à ne pas nous ressembler, même en apparence, qu’ils n’ont même pas changé la forme de leurs vêtemens. Quant aux étrangers, dont les mécontentemens pourraient provoquer maladroitement l’annexion, imposons-leur une attitude irréprochable par notre équité : qu’ils jouissent en sécurité des avantages qu’ils doivent à notre prise de possession de la régence, qu’ils comptent sur notre justice comme ils s’y soumettent ; qu’ils travaillent et possèdent en toute liberté : ne leur contestons pas une place qu’ils ont prise, nous l’avons vu, parce que nous ne pouvions pas la leur disputer, et ne nous plaignons pas de les voir réussir, car ils produisent et consomment, et, par conséquent, ils enrichissent le pays. Quant aux Français enfin, il faut plus que les laisser faire, il faut les aider : comment? en les avertissant, autant que possible, avant qu’ils ne quittent leur pays, de la concurrence écrasante qui attend les manœuvres, les ouvriers peu habiles, tous ceux qui n’ont que leurs bras et qui arrivent sans un talent spécial ou des capitaux sur le littoral africain; encore une fois, les Français, plus intelligens, mais bien moins nombreux et moins résistans que les autres émigrans et que les indigènes, n’ont des chances de succès en Tunisie que s’ils viennent pour diriger ou exploiter, mais alors ils en ont beaucoup : il faut leur ouvrir l’accès du pays dans tous les sens, leur assurer des relations faciles avec les propriétaires ou les ouvriers indigènes et les étrangers, donner l’impulsion à leur commerce, activer les échanges entre Marseille et Tunis, Sousse, Sfax, Gabès, faire que le premier de ces ports soit le principal débouché des autres, habituer les Tunisiens à se servir de nos produits et à produire eux-mêmes ou à fabriquer suivant nos goûts.

Pour amener la Tunisie à cet état d’intimité confiante et si féconde avec la France, il faut, on le voit, bien des ménagemens et des années de patience. Toutes les difficultés du protectorat se résument en une seule : résister aux impatiens sans retourner à la routine, ne pas se laisser pousser trop vite en avant ni ramener en arrière, craindre à la fois d’innover à la légère et d’imiter ma! à propos. C’est grâce à cette résistance sage, et aussi courageuse, puisqu’elle a provoqué tant de colères, qu’en moins de quatre années nous avons vu se constituer un gouvernement, un gouvernement qui ne ressemble pas à tous les autres, il est vrai, et dont le mécanisme étonne par son ingénieuse simplicité ; mais plus il est nouveau, plus il est naturel qu’on l’ait critiqué. Comme la plupart des inventions modernes, le protectorat a l’indiscutable avantage de diminuer considérablement la main-d’œuvre, les frais de production, au détriment de quelques-uns, au bénéfice du plus grand nombre. Ceux qui en profitent ne disent rien, généralement ; l’état seul s’en félicite, mais sans trouver d’écho dans le public ; ceux qui s’en plaignent, au contraire, crient et réclament; si on les écoute, il faut s’arrêter, revenir sur ses pas, appeler cent individus à faire en désordre la besogne dont un seul s’acquitte à merveille. Un mécanicien et un chauffeur conduisent à eux seuls tout un train, l’équivalent de plus de cinquante diligences; mais qu’adviendrait-il, si au mécanicien, sous prétexte de satisfaire tout le monde, on adjoignait les cinquante cochers qu’il remplace et ceux des voyageurs qui sont las de l’inaction? un déraillement. De même le résident et son très faible état-major administrent en réalité à eux seuls la Tunisie, parce qu’ils tiennent l’administration indigène comme un instrument entre leurs mains; — il importe donc qu’ils soient habiles, expérimentés, non qu’ils soient nombreux. — Nous ne saurions trop insister sur ce point capital, non-seulement pour éviter que le budget soit absorbé par des traitemens inutiles, mais pour que le protectorat ne tourne pas peu à peu à ne différer des autres gouvernemens que par le nom. Il va de soi que ces fonctionnaires français, étant rares, seront très en vue, par conséquent en butte aux attaques de tous les côtés ; il est indispensable que, du plus petit au plus grand, ils se sachent soutenus : sinon les meilleurs s’en iront, les autres se désintéresseront de leur service ; nous ne pourrons plus compter sur leur dévoûment; et, sans leur dévoûment, sans leur zèle, pour employer un mot devenu chez nous presque ridicule quand il s’agit des affaires de l’état, rien de ce qui est organisé n’aurait pu être mené à bien.

Avec de la fermeté, au contraire, fermeté à Paris d’abord, au sein même du gouvernement, lequel ne doit choisir ses agens que parmi des hommes dignes de son entière confiance, à Tunis ensuite, à la résidence, de laquelle relève toute l’administration française et indigène de la régence, dans les provinces enfin où les contrôleurs sont seuls entre les étrangers, les Arabes et les colons, avec de la fermeté, l’entreprise, si heureusement commencée, se poursuivra sans désappointemens, sans difficultés mêmes. J’en ai dit les avantages; j’ai à peine parlé de la gloire, qui ne passera pas pourtant sans laisser de trace dans notre histoire, d’avoir sauvé de la désolation l’antique territoire de Carthage, de l’avoir rendu, sans qu’il nous en coûte, aussi luxuriant, aussi productif qu’il l’était au temps des Romains. La gloire n’est pas toute vaine cette fois, et c’est là ce qui marque d’un caractère très particulier, assez nouveau, disons-le, notre expédition en Tunisie, On ne dira pas d’elle qu’elle fut une croisade contre des barbares ou même contre des pirates, une œuvre d’enthousiasme ou de bienfaisance, un secours apporté à des opprimés; non, elle fut simplement un acte raisonnable, prudemment conçu, lentement préparé, sagement exécuté, sans préoccupation exclusive de la logique et de la symétrie, un acte raisonnable, répétons-le avec fierté, car il a prouvé à ceux qui se piquent de découvrir en nous des contradictions à l’infini que la France n’a pas encore épuisé les surprises qu’elle eut de tout temps le privilège de donner au monde, et que, si elle est en général admirablement et dangereusement enthousiaste, elle sait aussi, tout comme une autre, être pratique et mesurée.



  1. Voyez la Revue du 15 février.