Les Débuts d’un protectorat - La France en Tunisie/01

Anonyme
Les Débuts d’un protectorat - La France en Tunisie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 785-814).
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LES
DÉBUTS D’UN PROTECTORAT

LA FRANCE EN TUNISIE.

La conquête de l’Algérie a été une succession de combats meurtriers ; la fièvre, l’insolation, le choléra, ont emporté par milliers les soldats qu’épargnaient les balles ou le yatagan des Arabes ; elle nous a coûté des milliards, elle nous coûte encore aujourd’hui, mais nous en sommes fiers et à juste titre, car notre armée s’est montrée une fois de plus héroïque dans cette guerre interminable, et la terre d’Afrique devenue française est bien belle ; on ne pense aux sacrifices qui lui ont été prodigués que pour lui trouver plus de prix.

M. Camille Rousset poursuit, ici même, depuis deux ans, sur les commencemens de cette conquête, une étude bien instructive et qui fait comprendre à ceux qui n’étaient pas nés avant 1848 que la France y ait regardé à deux fois avant d’entreprendre sur un nouveau terrain une seconde lutte contre les Arabes. Elle s’y est décidée pourtant; notre drapeau, si péniblement planté dans les provinces d’Alger, d’Oran, de Constantine, flotte aujourd’hui sur toutes les villes de la Tunisie, depuis les sommets de Carthage jusqu’aux oasis. En moins d’une année, cette seconde expédition était complètement terminée : elle a failli l’être en trois semaines. Non-seulement notre occupation est depuis cinq ans un fait accompli, mais notre administration, une administration toute spéciale, est installée dans la régence ; elle ne nous coûte rien et elle a triplé les revenus du pays ; elle a trouvé le désordre, la corruption, des procès, des dettes, une population diminuée de moitié par la disette et les exactions, aujourd’hui elle a entrepris de grands travaux publics, rappelé les émigrés, dégrevé les impôts, payé des indemnités, son budget se solde chaque année par des excédens. Bien plus, en prévision d’une mauvaise récolte et pour ne point arrêter sa marche en avant, elle a constitué un fonds de réserve qui représente une année de recettes économisées ; une année d’avances ! Quel état n’envierait pas cette situation ? — La Tunisie nous récompense du désintéressement avec lequel nous avons civilisé l’Algérie.

Ce résultat n’est pas dû au hasard. — Sans doute, il ne vient à l’idée de personne de comparer les difficultés qui nous attendaient quand pour la première fois nous mîmes le pied dans les états barbaresques, et celles que cinquante ans plus tard nous rencontrâmes en pénétrant par nos routes et nos chemins de fer de la province de Constantine chez notre pacifique voisin de Tunisie : le compte-rendu militaire de cette dernière expédition tient en quelques pages ; si nous avions purement et simplement annexé la régence à l’Algérie, nous n’aurions qu’un chapitre de plus à ajouter à l’histoire de notre colonie, et un chapitre des moins intéressans, mais nous avons inauguré un système nouveau, nous avons tenté l’expérience du protectorat. C’est cette expérience qui a réussi ; par quels moyens? Au prix de quels efforts ? En dépit de quelles complications ? — Il est utile, aujourd’hui où nous sommes engagés dans plusieurs entreprises lointaines, d’en avoir au moins une idée.

D’une façon générale, on sait que le gouvernement du protectorat laisse subsister l’administration du pays que nous occupons, la fortifie et la contrôle ; il conserve, autant que possible, ce qui ne saurait être remplacé à peu de frais et il ne remplace que lentement. Une vieille administration boiteuse marche encore mieux qu’une administration créée de la veille ; un corps habitué à ses infirmités, soumis à un régime sévère, fournit plus de travail utile que celui d’un nouveau-né. Ainsi nous n’avons pas amené à la suite de nos troupes une armée de fonctionnaires, nous nous sommes contentés d’une administration qui savait faire rentrer les impôts. — Si simplifiée que fût ainsi notre installation dans la régence, elle n’en devait pas moins bouleverser bien des usages, décevoir bien des espérances, menacer bien des intérêts. Par quels ménagemens, quelles exécutions hardies sommes-nous parvenus si vite à mener à bien une tâche aussi délicate ; comment avons-nous eu raison du fanatisme et de la défiance des Arabes, des résistances des étrangers, des exigences de quelques Français appuyés par une opinion publique hostile aux expéditions coloniales; comment, en un mot, avons-nous transformé la Tunisie, sans autres ressources que celles que nous pouvions tirer de ses ruines : comment notre occupation devenue inévitable a-t-elle fait cesser l’anarchie et le déficit?

Je me servirai pour répondre à ces différentes questions de documens officiels, de renseignemens particuliers et enfin de mes souvenirs personnels, ayant connu la Tunisie dans son orientale décrépitude et assisté pendant les deux premières années de notre protectorat à sa régénération.


I.

Quand M. Cambon arriva à Tunis, le 2 avril 1882, à bord de l’Hirondelle, accompagné, pour tout personnel, de deux secrétaires d’ambassade, il n’apportait aucun plan arrêté, dicté de Paris à l’avance, imposé ou préconçu, mais il comptait à juste titre sur lui-même et sur l’entière confiance du gouvernement. Il trouva le pays occupé du nord au sud par notre armée, l’administration indigène paralysée par des ingérences souvent très justifiées, mais qui n’en rendaient pas moins presque impossible l’exercice d’un pouvoir régulier: d’une part, la commission financière internationale, représentant les créanciers du bey, obligeant la Tunisie à payer ses dettes tant bien que mal, mais ne lui laissant pas de quoi, vivre, de quoi payer ses fonctionnaires, entretenir ses chemins, ses ports, ses digues, ses édifices ; d’autre part, les consuls étrangers exerçant chacun un pouvoir souverain en faveur de leurs nationaux. Entre tant d’autorités diverses, chaque jour éclataient des conflits : les moindres affaires mettaient aux prises plusieurs juridictions différentes, l’exécution des jugemens restait indéfiniment en suspens. Le commerce, faute de confiance et de capitaux, se mourait; les habitans de la régence ne travaillaient plus pour s’enrichir, mais pour manger ; encore, une grande partie de la population, déjà décimée par la famine et les fléaux des années précédentes, s’était-elle enfuie en Tripolitaine.

La situation se présentait donc sous un aspect assez sombre à notre nouveau résident ; cependant, en l’examinant de près et avec sang-froid, elle ne lui parut pas désespérée On pouvait y porter remède, mais à la condition d’être très circonspect, modéré, éclectique, d’écarter toute idée de transformation radicale, en procédant un peu suivant la méthode des médecins d’aujourd’hui, qui comptent plus sur les soins, l’hygiène, que sur les médicamens, les saignées et se préoccupent avant tout de rendre peu à peu des forces à leurs malades, afin que le temps et la nature puissent exercer sur eux leur bienfaisante action. Pour rendre à la Tunisie ses forces disparues, il ne s’agissait que de lui restituer son indépendance, — Car, livrée à elle-même, elle était prospère il y a trente ans, — il s’agissait de la soustraire à la tutelle trop rigoureuse de ses créanciers et des consuls, et de lui refaire un sang, une administration homogène. En d’autres termes, pour avoir chance de mener à bien la transformation dont nous avions pris la responsabilité par le traité du 12 mai 1881, il fallait tout d’abord supprimer la commission financière et les tribunaux de consulats ; bien d’autres réformes essentielles et dont nous parlerons dans la dernière partie de cette étude s’imposaient d’elles-mêmes impérieusement, mais on ne pouvait rien entreprendre aussi longtemps qu’on n’aurait pas accompli ces deux-là.

Commençons par la réforme financière.

Il n’existait pas pour nous deux moyens de délivrer la Tunisie de ses créanciers, — nous n’avions qu’à les rembourser. — On se rappelle l’histoire de la commission : les beys Achmed, Mohammed et Saddok, pour vouloir trop imiter, sans savoir au juste comment s’y prendre, la civilisation européenne, dépensèrent en innovations, le plus souvent stériles, des sommes fabuleuses ; le dernier bey dut emprunter, emprunter encore, emprunter dans des conditions si onéreuses qu’il se vit tout à coup ruiné. — Ses créanciers, pour la plupart Européens, Français en majorité, chargèrent leurs gouvernemens respectifs de sauvegarder autant que possible leurs intérêts; ils réclamaient environ 350 millions ; après examen de leurs titres, une évaluation étant faite des revenus de la régence, — on réduisit d’un commun accord la somme à 125, portant intérêts à 5 pour 100. — Telle fut, à dater de cet arrangement qui eut lieu le 23 mars 1870, la dette générale du gouvernement tunisien. Pour être sûrs que les intérêts de cette somme leur seraient exactement servis, les créanciers se firent représenter à Tunis par une commission permanente internationale qui fut chargée non-seulement de contrôler l’administration beylicale, mais de faire percevoir par une administration à elle, investie d’un pouvoir souverain, une partie des recettes de la régence, ce qu’on appela les revenus concédés aux créanciers, les droits de douane notamment et, d’une façon générale, les taxes les plus faciles à recouvrer. — Ces taxes devaient donc fournir chaque année à la commission 6,250,000 francs au minimum, plus 250,000 francs, montant approximatif des frais d’administration, soit 6,500,000 fr., autrement dit plus de la moitié des revenus de la Tunisie dans les bonnes années. Si leur produit était inférieur à ce chiffre, les revenus que l’état s’était réservés devaient parfaire la différence. Était-il au contraire supérieur, l’excédent n’était pas versé, comme on pourrait le croire, au trésor beylical, il était affecté à l’amortissement ; en sorte que l’état ne pouvait en aucun cas toucher plus de la moitié de ses revenus, mais il avait de grandes chances pour toucher moins, beaucoup moins. Or, cette moitié était loin de suffire à ses besoins, et surtout aux appétits insatiables des favoris et des aventuriers « qui vivaient au Bardo, ont dit les Arabes, comme sur l’âne blessé s’acharnent les mouches; » quand les douanes n’avaient pas produit ce qu’en attendaient les créanciers, quand il fallait que le trésor absolument vide comblât le déficit, le bey empruntait, — mais à 8, à 12 pour 100. — On voit que ce régime pouvait prolonger de quelques années l’existence de la Tunisie, non la sauver. On avait beau multiplier les impôts, exiger des plus pauvres habitans une capitation, la medjba, de 30 francs par tête, taxer tous les produits du sol sur pied, dans les marchés, à l’exportation, — Le pays était las, n’en pouvait plus.

Il était donc grand temps d’intervenir. En prêtant à la Tunisie son crédit, c’est-à-dire en la couvrant de sa garantie, la France lui rendait possible, dans des conditions avantageuses cette fois, l’émission d’ un emprunt, lequel servirait à convertir l’ancienne dette, Cela fait, la Tunisie se trouvait beaucoup moins obérée et devenait de nouveau maîtresse de disposer de ses ressources. Mais cette garantie de notre part était-elle prudente? Ne nous exposait-elle pas à plus de risques dans l’avenir qu’elle ne nous promettait d’avantages? Il fallut près de deux ans à la nouvelle chambre qui fut élue, il est vrai, au moment même de l’expédition tunisienne, au lendemain du bombardement de Sfax, — pour se décider à l’autoriser; deux ans pendant lesquels six ministères consécutifs eurent à gagner l’opinion, à réhabiliter la Tunisie. L’éloquence des faits vint en aide au gouvernement. Ces deux années avaient par bonheur été productives ; la nouvelle administration transitoire avait réussi au-delà de toute espérance : elle annonça que ses recettes dépassaient déjà ses prévisions, que son budget, en dépit de la guerre, des émigrations et des incertitudes d’une occupation toute récente, donnait déjà des excédens, et que les budgets à venir en promettaient de beaucoup plus considérables. Ce sont en grande partie ces résultats qui ont déterminé nos représentans à ne plus tenir rigueur à la jeune colonie et à l’aider.

La dette du gouvernement tunisien ne s’était augmentée depuis l’existence de la commission que de 17 millions environ. Il s’agissait donc de rembourser 142 millions. A cet effet, avec l’autorisation de nos chambres, une rente 4 pour 100 de 6,307,000 francs, divisée en obligations de 500 francs, valeur nominale, fut émise sous la garantie de la France. Ceux des créanciers, le plus grand nombre, qui ne voulurent pas être remboursés, reçurent par préférence aux autres souscripteurs, au prix de 462 francs, des obligations nouvelles en échange des anciennes. Les charges annuelles de la Tunisie se trouvèrent ainsi réduites de plus de 1 million l/2. Les opérations du remboursement et de la conversion eurent lieu de juin à octobre 1884 ; le jour où elles prirent fin, la commission financière était supprimée. — Le 13 octobre, on inaugura, la nouvelle administration financière de la régence.

La transition s’opéra d’un régime à l’autre sans trouble, pour ainsi dire sans qu’on s’en aperçût, par les soins du vice-président de la commission financière, un Français, investi dès 1882 du titre de directeur des finances et des pouvoirs qui lui étaient nécessaires pour préparer cette transformation. — Le président de l’ancienne administration des revenus concédés, un Français aussi, fut nommé directeur des contributions diverses ; le directeur des douanes avait été choisi presque une année d’avance en Algérie. Un receveur général et des inspecteurs complétèrent cette organisation peu compliquée. — Une enquête, préparée de longue main, permit aux nouveaux directeurs d’éliminer parmi les agens de la commission et de l’administration beylicale les moins utiles et de conserver ceux dont l’expérience, la bonne réputation nous offraient un précieux secours. Tous les services publics furent constitués en directions générales ou en ministères et pourvus de fonds. Chaque directeur ou chaque ministre prépare son budget spécial ; la direction des finances centralise ces divers projets, y ajoute, avec le sien le budget des recettes et établit le budget général de l’état ; le conseil des ministres et des directeurs généraux, — Conseil de gouvernement que doit convoquer et consulter au moins une fois par mois le résident, — se réunit pour le discuter, l’approuver et le soumettre à la sanction du bey, après quoi le Journal officiel tunisien le publie. Les impôts sont perçus en vertu de lois ; chacun peut donc savoir ce qu’il doit ; les contribuables n’ont plus à craindre les mesures arbitraires et ne sont plus exposés à payer deux fois. Aucune taxe ne doit être perçue sans qu’il en soit délivré un reçu : la législation qui régissait très irrégulièrement les perceptions a été révisée, unifiée ; le produit des impôts ne peut plus être détourné de sa destination, les dépenses ne peuvent être engagées qu’en vertu d’un crédit régulièrement ouvert et sont payées sur mandat.

Les conséquences de ces innovations ne se sont pas fait attendre : les recettes ont augmenté à tel point que le nouveau gouvernement a pu élever à près de 26 millions de francs pour 1886-1887 le budget de ses dépenses, qui atteignait à peine 12 millions en 1882-1883, et se constituer un fonds de réserve de 11 millions de francs en prévision des mauvaises années (11 juillet 1886). Il est arrivé à s’assurer sur ses seules ressources » sans contribution de la métropole, un budget supérieur en fait à la subvention annuelle de 30 millions que nous accordons au Tonkin. On peut dire qu’en quatre années, grâce à l’augmentation de ses recettes et à la réduction de sa dette, la Tunisie a quadruplé ses ressources, puisqu’en 1882, sur 12 millions elle en devait payer près de 8 aux créanciers et n’en gardait pas même 5 pour ses dépenses, tandis qu’aujourd’hui, — sans même tenir compte du fonds de réserve, — il lui en reste plus de 19. Et le pays n’est pas repeuplé comme il le sera d’ici dix années ; les cultures européennes sont dans la période des sacrifices et ne donneront les résultats qu’on attend d’elles qu’un peu plus tard. En outre, un grand nombre d’impôts ont été volontairement diminués en vue de l’avenir dès la première année ; on a sacrifié ceux qu’il était trop onéreux à la Tunisie de fournir ; on a supprimé successivement les droits d’exportation sur les blés, l’orge, les légumes, les volailles, les œufs, la farine, sur les chéchias, ces toques rouges que Tunis fabrique et expédie dans tout l’Orient, ainsi que beaucoup d’autres droits plus ou moins variables et vagues que percevaient les douanes ; on a abaissé le droit sur les huiles, supprimé le barbare droit de police dont nous ferons mention plus tard, etc. Ces dégrèvemens équivalent à des dépenses de premier établissement. Quant aux droits à l’importation, on pourrait croire qu’ils ont payé pour tous les autres et que nous les avons beaucoup élevés ; non. les traités passés par le bey dès 1868 avec l’Italie, puis avec l’Angleterre et toutes les autres puissances, lient l’administration tunisienne et lui interdisent de frapper les provenances étrangères d’un droit supérieur à 8 pour 100 à la valeur. Les douanes du protectorat perçoivent sur certains articles anglais, par exemple, 30 pour 100 de moins que les douanes algériennes. Les revenus de la Tunisie n’ont donc augmenté que parce qu’ils ont été mieux perçus, et ils seront vraisemblablement décuplés dans quelques années.


II.

Les créanciers ayant touché leur rente de 6,307,000 francs, plus de 19 millions, avons-nous dit, restent à l’état et peuvent être employés à des dépenses productives. Les deux tiers en sont consacrés aux travaux publics (7,326,000 francs au port de Tunis). Le dernier tiers se subdivise à l’infini. D’abord on paie les fonctionnaires. Les sinécures sont supprimées ; le ministre de la marine n’est plus qu’un souvenir ; celui de la guérie a cédé la place au commandant du corps d’occupation (Gal Forgemol, Gal Logerot, Gal Boulanger, etc.), qui se charge de l’organisation de l’armée, comme notre ministre résident dirige les affaires étrangères, c’est-à-dire, — Cela est à noter, — sans supplément de traitement. Voilà donc, au point de vue du budget, trois ministres et un ministère de moins ; le ministère de la guerre subsiste encore, mais il ne paie plus de solde qu’à onze officiers d’infanterie indigène, à un commandant de la garde, à cinq officiers de cavalerie, six officiers d’artillerie (pour les salves) et trois chefs de musique ; l’ensemble des sommes inscrites à son budget pour la solde des officiers et des soldats se monte à 120,000 francs : c’est donner à bon marché au bey la satisfaction d’avoir encore des troupes autour de son palais, — Troupes qu’il ne faut pas confondre, bien entendu, avec celles que nous incorporons dans des régimens et dont nous parlerons plus loin. Les unes et les autres sont nourries, équipées convenablement et régulièrement payées.

Non moins que son armée, la maison du bey a été réduite; il est vrai que le successeur de Saddok n’a reçu l’investiture de la France qu’à la condition d’accepter à l’avance toutes ces réductions, — il a confirmé par un nouvel acte solennel, le 8 juin 1883, et même étendu les clauses du traité du Bardo ; — mais combien sont loin aujourd’hui les temps d’Achmed et de Mohammed ! La course compose de quelques généraux qui n’ont jamais servi; ce titre honorifique est recherché de tous les personnages tunisiens : on l’acquiert de la façon la plus pacifique du monde, en passant par les grades de capitaine ou commandant, colonel, comme on arrive en Turquie à ceux d’effendi, de bey, de pacha. — En souvenir, sans doute, du règne de Napoléon Ier, le seul rival de Louis XIV dans l’admiration des princes orientaux, un des anciens beys a voulu réunir autour de lui un état-major, une petite armée habillée à la française, en pantalons rouges; mais l’armée est devenue civile avec ses successeurs ; elle n’a de militaire que l’uniforme. — On imagine la surprise de nos officiers quand ils pénétrèrent à Tunis et y trouvèrent tant d’étoiles et de galons! Ils eurent le bon esprit d’en sourire et de laisser faire : c’est avec un ensemble de petites concessions de cette nature, chacun apportant la sienne, qu’a pu être édifié le protectorat. A côté des généraux, deux médecins, un garde du sceau, un interprète, tel est le modeste personnel de la cour.

La famille du bey, en revanche, est nombreuse ; il ne faut pas trop s’en plaindre : nous tenons ainsi ses membres les uns par les autres, et nous ne serons à la discrétion d’aucun d’eux. Qui sait si Mohammed es-Saddock aurait accepté notre occupation s’il n’avait pas eu derrière lui deux frères qui ne demandaient qu’à lui succéder? Afin de régner sur le bey sans effort, comme. ses prédécesseurs ont régné malgré leurs faiblesses sur leurs sujets, nous avons intérêt à entretenir autour de lui une pépinière de successeurs qui ne nous soient pas hostiles ; — par conséquent à ne pas les affamer ; — or, sur le chapitre des pensions, la nouvelle administration s’est montrée plus économe que politique; elle a réduit la liste civile d’AIi-Bey de 300,000 francs (de 1,200,000 à 900,000 fr.). La dotation des princes et des princesses, dont l’énumération remplirait une page, a été, d’année en année, rognée : elle est arrêtée actuellement au total insuffisant de 700,000 francs. Sans doute ces princes ne sont pas tous intéressans, mais ils existent, nous ne pouvons les faire disparaître ; en les maltraitant, nous risquons de les rendre populaires, hostiles, peut-être redoutables ; tandis qu’avec de bons procédés, quelques laveurs habilement distribuées, nous les isolons, ils deviennent bon gré mal gré nos auxiliaires. Dans les pays de protectorat, l’économie qui frappe trop rudement les chefs dont nous nous servons pour gouverner est impolitique ; nous y pouvons perdre beaucoup.

Le bey réside où bon lui semble : Achmed avait fait bâtir la Mohammedia, Mohammed vivait au Bardo et à la Marsa, Saddok à Kaser-Saïd et à La Goulette; — Sidi-Ali s’est installé à La Marsa. Chaque samedi, quand il doit rendre la justice, et les jours de fête, il passe quelques heures au Bardo ; c’est là, à 2 ou 3 kilomètres de Tunis, que siégeait l’administration, à l’abri des mouvemens de la populace. On trouva, non sans raison, qu’à cette distance elle échappait trop à notre contrôle, et on la transféra à Tunis, au Dar-el-Bey, quand la commission financière fut supprimée. — On mit fin à ce perpétuel va-et-vient des fonctionnaires et des solliciteurs qui parcouraient deux fois en un jour cette route assez longue à pied ou en voiture, et qui n’en étaient ni plus riches ni mieux payés ; on enleva aux rats, à la poussière et à la pluie les archives du gouvernement où s’entassaient, avec les actes officiels, les reçus des fournisseurs et des prêteurs qui, souvent à la faveur de ce désordre, se faisaient payer deux fois, — Les pièces des procès en cours d’instance, et aussi les titres précieux dont on se servit pour dresser le sommier de consistance des biens domaniaux. Ces archives sont aujourd’hui classées au Dar-el-Bey.

Un grand nombre de fonctionnaires furent rais à la retraite ; ceux d’entre eux qui avaient rendu des services reçurent une pension, ceux qui conservèrent leur place eurent des attributions définies : on trouva en ces derniers, sans parler de leur expérience qu’aucun zèle étranger ne pouvait remplacer, une bonne volonté qui dépassa toute attente et qui permit à la nouvelle administration de marcher très vite. — Ce personnel a causé l’étonnement des hommes qui connaissent celui des administrations turque et égyptienne, auquel il est très supérieur ; la Tunisie possède une race de bureaucrates modestes, assidus, prudens et qui a survécu à la désorganisation générale. Le premier ministre et le ministre de la plume, deux indigènes de grande-famille, sont les chefs de cette administration ; à côté d’eux, un Français, délégué par la résidence avec le titre de secrétaire général du gouvernement tunisien, remplit à peu près les fonctions de sous-secrétaire d’état de la république auprès du gouvernement beylical, et représente au sein même de ce gouvernement notre contrôle:; la situation de ce fonctionnaire est délicate: il doit contrôler sans affaiblir, sans diviser; son rôle est de tout connaître, mais non pas de tout empêcher; il signale les réformes à introduire, entend les plaintes les accusations ; sa présence seule est une menace pour les mauvais agens, un encouragement pour les bons, — à la condition, bien entendu, qu’il soit entièrement d’accord avec la résidence, — autrement les Arabes sont assez fins pour aller du côté du plus fort et ne plus tenir compte de son autorité.

En même temps que l’administration générale, l’administration des villes était reconstituée ; érigées en communes, une partie des recettes de l’état fut affectée à leur venir en aide, toutes leurs ressources étant passées aux créanciers ou au Bardo. — Chaque ville un peu importante a aujourd’hui son conseil municipal qui gère ses revenus règle les questions relatives à l’entretien, à l’aménagement des rues, au bien-être des habitans, etc., et qui chaque année dresse un budget. Si ce budget est trop faible, l’état y ajoute une subvention : ainsi la ville de Tunis inaugurait le sien pour 1884-1885 avec un million de recettes dont un tiers de subvention.

Ce double sacrifice, restitution des recettes et subvention, est considérable ; il ne doit point passer inaperçu. Était-il nécessaire, ou plutôt ne pouvait-il être fait dans une autre forme, directement par l’état, sans l’intermédiaire des conseils? — Cette question sera posée par les adversaires des municipalités dans les colonies. Leur théorie est la suivante : dans un pays que nous occupons à peine, oh les indigènes et les étrangers sont bien plus nombreux que les Français, permettre aux villes de s’administrer elles-mêmes, leur donner, avec la disposition plus ou moins libre de leurs ressources, une représentation indépendante, c’est commettre une imprudence irréparable. — Les conseillers sont nommés par décret, — Dira-t-on ; — sans doute, mais la liste des Européens et des israélites, dans la plupart, des villes, est si peu longue, qu’en réalité le gouvernement n’a pas à choisir ; il nomme ceux qui seraient élus. — Il se débarrasse ainsi d’un grand nombre d’allaires d’intérêt local, mais il émancipe des villes encore en enfance; livrées à des habitans de toutes les races, parmi lesquels les nouveaux venus sont les plus ambitieux et se posent en maîtres, elles ont bien des chances de devenir des foyers de discorde; les questions locales les plus mesquines ou inopportunes passionnent souvent pies leurs conseils que celles d’où dépend la prospérité du pays tout entier ; les indigènes se plaignent d’avoir à peine voix au chapitre dans les discussions où leurs intérêts les plus graves sont en jeu ; l’impatience des colons, la mauvaise humeur des étrangers qui se savent plus nombreux dans le pays que les Français, l’esprit processif des gens d’affaires, peuvent rapidement détruire l’effet des ménagemens qu’a pris le gouvernement pour faire accepter comme un bienfait son protectorat et soulever de sourds mécontentemens. — Au début d’une entreprise coloniale, créer des conseils municipaux, c’est éparpiller l’autorité, par conséquent l’affaiblir; plus tard, quand la colonie peut se suffire à elle-même, le danger est pire : les conseils prennent du corps, grossissent la voix, écartent de plus en plus les indigènes, qui cependant se multiplient à mesure que la prospérité de leur pays augmente, — Et, le jour où la mère patrie cesse de contribuer aux dépenses de la colonie, ils parlent de rompre des liens quille sont plus que des entraves et réclament l’autonomie. — Les Hollandais savent si bien le peu que pèse dans ces conseils l’intérêt lointain de la métropole, qu’ils n’ont jamais admis les municipalités; elles n’ont, suivant eux, de raison d’être que sur le sol de la patrie, quand elles sont liées les unes aux autres étroitement par la solidarité nationale; la seule idée, disent-ils, que puissent avoir en commun des municipalités coloniales est celle de s’émanciper. — Les Anglais, il est vrai, en ont institué, en face même de Java, à Singapour et aux Indes, mais ils les tiennent dans une dépendance que nous sommes trop libéraux pour imposer aux nôtres et que des Français ne supporteraient pas ; — il n’est d’ailleurs pas prouvé qu’ils aient eu raison de ne pas imiter leurs voisins.

Pour nous en tenir à la Tunisie, les municipalités sont constituées ; elles absorbent une part des recettes de l’état ; c’est là, au point de Tue de la réorganisation financière, ce que nous devions constater.


III.

Ces recettes étaient perçues par les caïds, avant le protectorat. Que sont devenus ces petits souverains bien connus, ces agens du pouvoir aux fonctions multiples, à la fois généraux, préfets, trésoriers, magistrats? Dans les villes, la création d’un conseil entraînait la nomination d’un receveur municipal ; dans les provinces, qui pouvait les remplacer comme agent des finances ? Personne, au début surtout. Ils sont donc restés chargés de percevoir dans ces tribus les différens impôts personnels ou fonciers; ils nous ont épargné une période de transition ruineuse pendant laquelle nous aurions poursuivi vainement ou en aveugles les contribuables arabes merveilleusement initiés à l’art de se jouer du fisc. À la fois responsables de l’ordre et du paiement de l’impôt, il était naturel et sage de continuer à leur confier dès le début, — sous l’œil sévère de notre armée, — La police de leur territoire et un droit limité de contrainte sur les contribuables. En outre, qui était, mieux qu’eux, à même d’instruire les affaires judiciaires, de rechercher ou de faire arrêter les coupables, d’exécuter les décisions des tribunaux ; de juger sur place les contraventions ou certaines affaires peu importantes, afin d’épargner aux plaideurs, à l’état, des pertes de temps et d’argent ?

Leur système de perception des impôts s’appuyait sur une base de garantie pour le Trésor très ancienne, savamment, construite et que nous avons été trop heureux de pouvoir conserver. Le caïd ou son khalifa n’a point affaire, comme on pourrait le croire, aux contribuables, mais aux cheiks, — sorte de maires, — qui se chargent dans chacune des tribus de la province de faire payer leurs administrés et, — Cela est essentiel, — répondent pour eux. Le cheik est-il insolvable ? peu importe, — Car il est élu, non au suffrage universel des membres de la tribu ou du village, mais par les chefs de tente ou notables, lesquels se portent, vis-à-vis du caïd, caution de sa solvabilité. Ainsi le gouvernement, — que les contribuables aient payé ou non, — se fait verser le montant des impôts par les caïds, lesquels l’ont reçu des cheiks ou, à leur défaut, des notables ; de cette façon peu de mécomptes, sauf dans les cas trop fréquens de force majeure, menacent l’état. On s’est étonné de trouver en Tunisie tant de vestiges du passé encore vivans, utilisables ; on oublie toujours que le monde arabe vit de traditions. « Nous n’avons pas en face de nous, a dit M. Cambon dans un de ses spirituels discours, des anthropophages, des Peaux rouges, mais les descendans d’une société très policée, organisée depuis des siècles sur les ruines de la Carthage romaine et phénicienne. » N’est-ce pas, au reste, dans les pays où les impôts sont le plus arbitraires qu’on peut s’attendre à voir les moyens de les percevoir le mieux perfectionnés ? Aussi a-t-on conservé ces moyens tout en supprimant les abus. — Le contribuable ne peut payer deux fois, avons-nous dit, c’est le principal ; quant aux caïds, il s’agit de les bien choisir et de ne pas les perdre de vue. À notre arrivée, pas un n’est resté debout devant notre armée : les dénonciations avaient plu sur eux de toutes parts ; on les remplaça tant bien que mal, au pied levé, le plus souvent par leurs délateurs ; mais voilà ceux-ci accusés à leur tour, convaincus d’exactions, d’hostilité, pires que les anciens. Alors on s’aperçoit, par bonheur très vite, que tout le monde n’est pas capable d’être caïd, et qu’en encourageant les contribuables à se plaindre, en leur donnant du jour au lendemain de nouveaux chefs, on risque d’augmenter le désordre et la misère publics. Les Arabes n’obéissent pas au premier indigène venu; leurs chefs sont le plus souvent descendans d’anciennes familles respectées, sinon respectables, des personnages de leur choix qu’ils suivent jusque dans l’exil. Si ceux que nous leur imposons n’ont pour titres que leur dévoûment à nos armes, ils les subissent, mais, sans rien dire, en choisissent d’autres, des chefs occultes qui organisent l’insubordination. — Nous avons donc tout intérêt à maintenir, quand ils veulent bien s’y prêter, et c’est le cas par excellence en Tunisie, les caïds dans leurs commandemens naturels ; à les maintenir, mais en même temps à leur laisser quelque dignité, un pouvoir stable et qui ne soit pas dérisoire : autrement ils ne nous seront d’aucun secours : sans action sur leurs administrés, ils résigneront leurs fonctions s’ils ont quelque caractère; leur situation, déjà bien délicate vis-à-vis de nos colons, ne sera pas tenable s’ils ne sentent pas à Tunis un appui solide, si leur autorité, sur laquelle, en somme, repose toute la nouvelle organisation, n’est pas reconnue des Arabes et prise au sérieux par les Européens.

Une commission d’enquête a parcouru toute la régence afin de permettre au gouvernement du protectorat de faire ses choix avec discernement; — L’accusation comme la défense a été entendue par ce tribunal exceptionnel ; — Des sentences ont été rendues : les caïds reconnus coupables ont été condamnés à restitution, remplacés par ceux qui inspiraient le plus de confiance. Nouveaux ou anciens, tous sont astreints à résider dans leurs provinces, où ils doivent faire exécuter les lois, garantir la paix. — On comprend quelle faute nous commettrions en les affaiblissant, en les déplaçant à la légère, en avilissant en un mot par notre défiance des fonctions que les meilleurs sont jusqu’à présent fiers de remplir.

Est-ce à dire que nous devons leur laisser la bride sur le cou, fermer les yeux sur leurs faiblesses ? bien loin de là : — nous serions leurs dupes. Les caïds sont seuls en état d’administrer la Tunisie, présentement et pour longtemps encore, — mais ils ne l’administreront à leur honneur et à notre satisfaction que si nous sommes à côté d’eux — pour les regarder faire, — Les regarder, les suivre, les surveiller. Ainsi les rôles sont distribués : eux seuls paraissent, agissent; — Les indigènes leur obéissent, — Comme autrefois ; — nous sommes les juges : à nous viennent ceux qui se plaignent, à nous le beau rôle d’arbitres entre le peuple et ceux qui le gouvernent, le prestige de la toute-puissance et de l’équité. — Ceux-là seuls qui ne comprennent pas comment notre protectorat est organisé peuvent réclamer contre la part faite à la France dans la nouvelle administration ; elle a la plus belle, la plus noble, la moins coûteuse, mais non pas la moins délicate : le contrôle. Elle soutient les uns, menace les autres, encourage, châtie, récompense ; — Elle apporte en Tunisie ce que le désordre y avait étouffé, une conscience ! — Généreuse mission, mais qui n’admet pas de défaillances : pour la remplir dignement, il ne nous faudrait ni passion ni vanité soi-disant patriotiques, — ni préjugés contre les indigènes, ni fausse sensibilité à l’égard des contribuables arabes, qui sont beaucoup plus heureux sous notre sauvegarde qu’ils ne l’ont jamais été; — ni dureté dédaigneuse envers les caïds, ni faiblesse envers les colons. — Qu’on ne s’y trompe pas, de la façon dont nous nous acquitterons de ce rôle dépend l’avenir du protectorat ; l’administration indigène vaudra ce que vaudra le contrôle; elle obéira tout aussi bien à la raison qu’à des instincts.

Ce contrôle, à qui le confier? — Le résident est auprès du bey, à la tête de tous les services; il est, — sous réserve de l’approbation du gouvernement français, — Le juge suprême : à côté de lui, sous ses ordres, le secrétaire général du gouvernement tunisien réunit les informations qui lui arrivent de l’intérieur, lui aussi est juge ; mais qui le renseigne? On devine que nous sommes tout près d’un dangereux écueil : on entrevoit les difficultés, les critiques, les conflits d’attributions qui peuvent surgir si nous faisons fausse route, — si on ne nous renseigne pas exactement. — Quels hommes connaissent assez les usages, la langue des Arabes, ont assez d’autorité, sont assez froids, expérimentés, intègres, désintéressés même, courageux, robustes, pour pouvoir utilement aller s’enterrer dans des villages perdus, en imposer aux Arabes, être respectés de l’armée, parcourir à cheval les tribus, interroger, entendre, discerner, se prononcer, faire savoir au gouvernement s’il est ou non bien servi? Improviser de tels fonctionnaires, il n’y fallait pas songer, mais où les prendre? d’autre part, on n’avait pas de temps à perdre. On commença par adopter un moyen terme. De nombreux officiers étaient répandus à la fin de la seconde campagne de 1881 sur presque tous les points du territoire ; beaucoup d’entre eux connaissaient l’Algérie, quelques-uns parlaient l’arabe, ils venaient de pacifier le pays, leur autorité était grande, ils ne coûtaient rien ; ce fut à eux qu’on eut recours. — Dans tous les postes militaires, à côté du commandement fut institué non i)as le bureau arabe, mais ce qu’on appela, pour ne plus se servir d’un mot devenu impopulaire, un bureau de renseignemens. — Le contrôle de l’administration civile et financière fut donc confié à l’armée.

Les critiques que souleva cette décision m’ont étonné tout d’abord ; elles me semblaient inspirées par un esprit, de coterie très étroit, le parti-pris absurde de ne pas admettre qu’un militaire puisse remplir des fonctions civiles, et cette impression s’affermit en moi quand j’eus visité la plupart des postes de la régence. L’uniforme et les conditions dans lesquelles se gagnent les grades donnent de bonne heure, surtout chez les Arabes, à l’officier le plus pauvre une respectabilité qu’un civil conquiert souvent à grand’ peine ; nos officiers étaient donc des contrôleurs tout trouvés, sûrs, disciplinés, sérieux, — Et combien sympathiques ! Je les ai vus très loin, dans des régions perdues où presque jamais un Européen ne pénètre, où l’eau malsaine manque en été, où les. vivres viennent de France en boîtes de conserves, où pendant six mois tout le jour la chaleur laisse à peine d’air pour respirer, où la poste arrive à dos de mulet et rarement, où la privation est complète enfin de tout ce qui semble nécessaire à l’homme : — C’est là pourtant que j’ai rencontré des visages heureux! — Là, sans un ami, sans un camarade même, et, sans qu’un jeune visage de femme ait chance d’apparaître jamais, vivent sous la tente ou dans des cabanes aménagées par eux tant bien que mal, avec une ordonnance et quelques cavaliers indigènes pour toute compagnie, de jeunes officiers qui parlent gaiment de leur sort, qui ne se plaignent pas. Toujours à cheval, — Leur dolman décoloré, le teint hâlé, ils vont d’une oasis à l’autre, font comparaître devant eux les Arabes qui les redoutent à la fois comme des juges et comme des soldats. Je ne dirai jamais assez quel consolant spectacle donnent ces officiers qui n’ont pas le temps d’être pessimistes, pour qui le nom de Schopenhauer évoque probablement de simples idées de choucroutes et de plantureuses filles allemandes ! avec fierté, avec bonheur, ils remplissent leurs dures fonctions ; pour toute jouissance, ils ont une responsabilité.

Au début, ces contrôleurs étaient parfaits, car il s’agissait d’inposer notre autorité, quitte à organiser plus tard; les critiques dont ils furent l’objet étaient donc prématurées, mais peu à peu il fallut bien s’apercevoir qu’ils étaient peut-être trop chevaleresques dans un pays tranquille, trop soldats ; qui leur en ferait un reproche? La moindre irrégularité chez les Arabes choque un officier comme une infraction à la discipline : une faute, un délit, un mensonge, deviennent pour lui un manque de respect, de l’insubordination, de la révolte ; il est habitué à une correction que le peuple n’observe guère quand il est chez lui, le peuple arabe surtout : de là des indignations légitimes mais trop vives, d’une part; un malaise, une incertitude, non moins naturels, d’autre part. Si cet officier pouvait correspondre directement avec l’autorité civile, — Ce qui, au point de vue de son avancement et de l’estime de ses camarades, équivaudrait à changer son uniforme pour les manches de lustrine du bureaucrate, — s’il adressait ses plaintes au résident qui seul peut savoir à quel moment, dans quelle mesure il convient de sévir, — il n’y aurait peut-être que demi-mal, — mais c’est naturellement à ses chefs hiérarchiques, à d’autres soldats que parviennent ses rapports; ils ne sont transmis qu’en dernier lieu à l’autorité politique; — or, ces autres soldats, l’inaction leur pèse, ils se demandent s’ils sont venus en Tunisie pour y faire l’office de gendarmes, ils rêvent campagnes, razzias, périls, s’exagèrent très naturellement les moindres incidens qui pourraient toucher à la dignité du drapeau ; — Leur susceptibilité est en éveil. — Dans ces conditions, il est bien difficile aux administrateurs indigènes et européens de poursuivre paisiblement leurs réformes lentes et successives; une sorte d’état de siège perpétuel paralyse le développement du pays ; suspendue continuellement sur toutes les têtes, l’épée de la répression frappe quelquefois un peu trop vite et risque de provoquer plutôt que de prévenir l’insurrection. Sans doute le résident a toujours la ressource d’intervenir, d’exercer son action modératrice, à la condition qu’il en soit encore temps ; — maison tout cas, en face de lui, qui réclame la paix, se dresse le général en chef qui ne peut guère se dispenser de soutenir son corps ; — un conflit éclate donc un jour ou l’autre infailliblement.

Ces conflits retentissans, lamentables, disons-en deux mots, tout de suite, pour n’en plus parler; — ils ont encore d’autres causes que la difficulté d’exiger des militaires en pays conquis un esprit à la fois martial et politique, puisqu’ils éclatent très souvent même entre civils ; — La vérité est que, à moins de tout savoir, de tout prévoir, nul ne les évitera jamais complètement. Une période de transition troublée par mille difficultés de ce genre menace tout établissement colonial à ses débuts. A quel moment l’armée ou la marine cesse-t-elle d’être au premier rang, quand doit-elle céder la place, elle qui a déblayé le terrain à ceux qui vont y semer? Quand sonne l’heure de l’abnégation complète après la victoire? Qui répondra nettement à cette question ?

Contentons-nous de savoir que la France n’est pas seule à avoir ses conflits. Toute nation, dans des circonstances analogues, se heurte aux embarras que produisent des attributions mal définies ; — Les embarras s’augmentent avec la distance. Sans chercher dans l’histoire du monde entier tant d’exemples entre lesquels on n’a qu’à choisir, rappelons-nous l’apparition du pavillon allemand sur la côte occidentale d’Afrique en 1884 ; un fonctionnaire civil, le consul général Nachtigal, avait été chargé par son gouvernement d’aller prendre possession des territoires où il jugerait que ses nationaux avaient le plus d’avantages à s’installer. Il partit de Lisbonne sur un bâtiment de guerre, la Moëwe; avant même d’avoir pris la mer, il était en conflit avec le commandant du bâtiment, — exactement comme furent jadis La Salle et Beaujeu. au dénoûment près qui diffère un peu, Nachtigal étant mort d’épuisement et au sud de l’Afrique, La Salle assassiné à la Louisiane, comme on sait. — Les Hollandais à Atchin, les Anglais un peu partout, les Espagnols tout dernièrement aux Carolines, les Italiens mêmes à Massouah, ont passé, passeront sans doute encore, — En dépit des règlemens qu’ils ont tous plus ou moins minutieusement élaborés pour s’en garantir, — par ces luttes d’attributions. Consolons-nous donc, nous sommes en nombreuse compagnie, mais prenons pourtant nos mesures pour ne pas multiplier ces occasions d’imiter autrui.

D’une façon générale, on doit laisser au général en chef ou à l’amiral tout pouvoir et toute responsabilité aussi longtemps qu’il combat, mais aussitôt la paix faite ou l’ordre rétabli, investir le résident du commandement suprême, régler sans retard les préséances, les honneurs, toutes ces questions qui semblent misérables de loin, mais qu’il est imprudent de laisser résoudre sur place par les intéressés. Des hommes de haute valeur et excellens peuvent, faute de savoir à quoi s’en tenir à cet égard, compromettre la marche des affaires et se voir arrêtés par des obstacles ridicules peut-être, mais insurmontables.

En vertu d’un décret du 23 juin 1885, le représentant de la France à Tunis a pris aujourd’hui le titre de résident général; il continue à relever du ministère des affaires étrangères, où une direction spéciale, celle des protectorats, avait été créée antérieurement à ce décret ; il est dépositaire des pouvoirs de la république dans la régence, a sous ses ordres les commandans des troupes de terre et de mer et tous les services administratifs. Il a seul le droit de correspondre avec le gouvernement français, sauf dans les affaires d’un caractère purement technique. Ce décret, s’il est rigoureusement appliqué, écarte presque toutes les chances de conflits ; il a certainement été bien accueilli de tous, des généraux comme des magistrats, puisqu’il a mis fin à leurs incertitudes. — Les préséances sont encore à déterminer : sur ce point, différer plus longtemps de prendre un parti, c’est reculer pour mieux sauter, il est aisé de le prédire.

Nous revenons aux bureaux de renseignemens : au fur et à mesure que la pacification était plus complète, ils cessaient d’être viables; ils avaient rendu de grands services, mais ils ne pouvaient plus tarder à disparaître. Ils commencèrent par perdre le contrôle des perceptions quand furent institués, après la suppression de la commission, les inspecteurs des finances ; mais pour le reste, pour toute l’administration intérieure, la question demeurait toujours posée de savoir comment on les remplacerait, comment on recruterait des contrôleurs civils. Elle fut résolue grâce à la patience et à l’éclectisme qui ont tant facilité la plupart des réformes du protectorat. On avait eu le temps de chercher ; on s’était rendu compte que, pour commencer, la qualité des agens importait infiniment plus que le nombre, et qu’un petit état-major d’élite, nous le dirons plus d’une fois, rend plus de services qu’une légion de ces fonctionnaires dont ne veut pas la métropole ; peu à peu, — non pas en acceptant tous ceux qui se présentaient avec des recommandations qui suppliaient ou menaçaient, mais au contraire en sollicitant ceux qui ne demandaient rien, des gens qui avaient un passé, une réputation irréprochables, — on arriva à pourvoir, non sans faire bien des mécontens, trois, puis quatre, puis six postes de confiance ; aujourd’hui, ce nombre est doublé.

Je ne doute pas qu’on trouve en France de quoi le quadrupler bientôt, s’il en était besoin. Parmi les officiers supérieurs qui ont servi longtemps en Algérie, beaucoup ne peuvent plus supporter le climat du pays natal et prennent leur retraite comme commandans ou colonels à Constantine, Alger, Oran ; ils sont encore pour la plupart vigoureux, aiment l’Afrique, y sont eux-mêmes aimés des Arabes et tout autant des officiers; — Toujours énergiques, l’âge leur a pourtant appris la prudence, ils n’ont plus d’ambition; ils peuvent sans se faire de tort, sans encourir aucun blâme, mettre leurs belles qualités militaires au service du pouvoir civil, contribuer à établir la confiance, une union féconde entre leurs anciens compagnons d’armes et leurs nouveaux chefs ; — Et c’est à ces anciens officiers qu’on doit s’adresser, à ceux qui ne se résignent pas à vivre inutiles et qui ne demandent qu’une occasion de servir encore leur pays.


IV.

Nous en avons fini avec la réforme financière et le contrôle. Les difficultés dont nous venons de donner un aperçu sont peu de chose auprès de celles que la multiplicité des juridictions européennes à Tunis avait fait naître. La nouvelle administration comme l’ancienne avait les mains liées par les capitulations; le traité du Bardo respectant, nous l’avons vu, les conventions passées par les beys avec les puissances étrangères, celles-ci restaient maîtresses d’entretenir des consulats et des tribunaux dans la régence et d’y assurer à leurs nationaux des immunités incompatibles avec le régime régulier que nous avions à organiser. Tous les consuls conservaient leurs gardes, leurs janissaires, leurs prisons ; leurs demeures étaient, comme par le passé, des asiles pour quiconque était admis à s’y réfugier, des asiles inviolables au seuil desquels expirait plus que jamais l’autorité du bey ; chacun d’eux restait souverain d’un état distinct dans l’état. La police arrêtait-elle dans la rue, en pleine nuit, un voleur, elle s’assurait avant tout de sa nationalité, et, s’il n’était pas Arabe, devait le conduire immédiatement à son consul pour le prier de faire justice. Un malfaiteur européen était-il signalé au gouvernement par les intéressés? Au risque de le laisser échapper, on ne pouvait l’appréhender qu’en présence des janissaires de son consul, si celui-ci consentait à les fournir, sinon les poursuites étaient suspendues.

En matière immobilière, les tribunaux tunisiens étant seuls compétens, les décisions rendues par eux n’avaient souvent aucune sanction. En matière mobilière, un étranger ne pouvait être traduit en justice que devant le représentant de son pays ; ce représentant ne jugeait pas toujours lui-même : les consuls généraux, pour la plupart, avaient à leurs côtés un consul-juge, leur compatriote, avec lequel ils n’étaient pas toujours d’accord, tant s’en fallait, le magistrat cherchant d’ordinaire à se soustraire à l’influence de l’agent. L’étranger poursuivi devant ce magistrat était-il condamné, le consul pouvait atténuer la rigueur de la sentence en ne se pressant pas de l’exécuter, en accordant des délais, des faveurs même, puisqu’il devait à ses nationaux aide et protection. Avait-il gain de cause? Souvent, par une demande reconventionnelle, il faisait condamner le demandeur; alors ce dernier s’adressait à son tour à son consul, qui reprenait le jugement : toute sentence était ainsi soumise à l’appréciation de chacun des agens qui devaient la faire exécuter. — s’agissait-il de poursuivre une association d’étrangers? autant valait y renoncer, le demandeur devant s’adresser à autant de tribunaux qu’il y avait de défendeurs de nationalités différentes; comment espérer que ces tribunaux rendraient tous des jugemens identiques les uns aux autres? L’association avait-elle une nationalité? la poursuite semble plus facile, un seul jugement est nécessaire ; mais à combien de mains l’exécution est-elle confiée ?

Encore si les Européens seuls avaient pu compter sur les privilèges consulaires, il n’y aurait eu que demi-mal, mais à côté d’eux, bien plus gênans qu’eux, pullulait une race à part, les protégés. On ne sait pas assez en France ce qu’on entend en Orient par un protégé; on lit dans les journaux, de temps à autre, qu’un Européen a été maltraité par un fonctionnaire musulman, mais qu’aussitôt le consul a protesté, obtenu le châtiment du coupable et une réparation morale et matérielle en faveur de la victime ; ce qu’on ne sait pas, c’est que, très souvent, cet Européen est un nègre, un Arabe ou un juif indigène qui ne pairie aucune des langues de notre continent, mais s’est affublé d’une nationalité d’emprunt pour échapper au droit commun. — De Constantinople à Beyrouth, à Alexandrie, à Tripoli, à Tunis, à Tanger, les Maltais, les Levantins, toute cette population de mercanti ou de vagabonds qui n’embellit pas les ports de la Méditerranée, jouissent de privilèges de toute sorte à l’égal des vrais Européens. Il est naturel que les indigènes soient tentés d’avoir leur part de ces privilèges quand ils les voient si généreusement distribués : un certain nombre d’entre eux, généralement les plus intrigans, s’adressent à celui des consuls qu’ils espèrent persuader pour être placés sous sa juridiction ; ceux qui réussissent sont déclarés protégés, c’est-à-dire que du jour au lendemain ils ne sont plus soumis à leurs juges naturels, qu’ils sont dispensés des impôts les plus lourds, exempts du service militaire, etc. Plus le gouvernement local s’affaiblit, plus les protégés se multiplient ; — ils étaient donc nombreux à Tunis. On le conçoit; mais on comprend moins l’intérêt qu’avaient les consuls à se mettre sur les bras de pareils cliens. Les uns agissaient par humanité et dans un dessein éminemment louable, comme ils auraient donné refuge à des victimes de la tyrannie, comme font nos missionnaires et nos agens dans l’extrême Orient, comme feraient des institutions de bienfaisance ; — Les autres par calcul : il entrait dans les attributions du consul d’une grande puissance, quand il voulait tenir son rang, de se montrer le plus possible aux indigènes comme un arbitre, un bienfaiteur, de les grouper, en un mot, autour de son pavillon de peur qu’ils n’allassent grossir la clientèle d’un consulat rival et lui donner la prépondérance. Mais on s’est aperçu peu à peu de ce que valait la prépondérance acquise par ce moyen : il arriva que les consuls des états qui entretenaient le moins de relations avec la Tunisie, ceux qui n’avaient pas un compatriote établi dans le pays, qui ne voyaient pas un vaisseau de leur nation en vingt années, devinrent les plus encombrans pour l’administration locale; ils remplaçaient leurs compatriotes absens par des protégés ; il n’était bruit que de leurs réclamations ou de leurs résistances. Un d’eux fut dénoncé à l’autorité militaire, soupçonné de vendre couramment sa protection aux Arabes pour les faire échapper à la conscription. Cet état de choses fut poussé à Tunis jusqu’au scandale, jusqu’au ridicule; la dignité du corps consulaire tout entier finit par en être atteinte ; un consul général étranger eut le courage de venir spontanément en aide au gouvernement beylical en réunissant les plus considérés parmi ses collègues et en leur signalant l’abus; — Tous reconnurent qu’il était temps d’y mettre un terme, et les agens peu scrupuleux que visait cette protestation, menacés d’être publiquement démasqués, durent s’amender.

L’institution de la protection, condamnée en principe dans l’Orient musulman et par la France et par d’autres nations aujourd’hui, n’en existait pas moins avec tous ses excès en 1882 à Tunis ; il nous suffira, — pour le rappeler sans entrer dans aucun détail, — De dire que le héros de l’affaire véritablement honteuse de l’Enfida était un protégé ; — De même le général Hamida-Ben-Ayed.

Tous les privilèges ayant dégénéré en abus dans la régence, tels étaient les effets qu’arrivèrent à produire peu à peu les capitulations ; ces armes défensives, précieuses quand les Européens sont les plus faibles, deviennent entre leurs mains des instrumens de combat et d’oppression le jour où ils sont tout-puissans, et ce ne sont pas les meilleurs d’entre eux qui s’en servent le plus.

Les indigènes, de leur côté, se fortifiaient comme ils pouvaient contre des lois qui n’avaient de rigueurs que pour eux ; — par la ruse, la corruption, la résistance passive, ils trouvaient mille moyens de les tourner. Le désordre était passé dans les mœurs à tel point que des lois même excellentes semblaient détestables par la façon dont on les appliquait ; une transformation sur ce point s’imposait, — mais dans les habitudes du pays plus que dans les lois elles-mêmes, — on eut le bon sens de le comprendre. Le vieil édifice de la législation n’était pas plus à dédaigner que celui de l’administration tunisienne ; condamné à la destruction par ceux qui n’en apercevaient que les brèches, il reposait encore solide et remarquable en plusieurs parties sur ses fondations vénérées; mais, comme on arrache très prudemment, de peur d’être enseveli tout à coup sous un éboulement, le lierre, les arbres mêmes qui poussent dans des murailles abandonnées, il fallait en extirper un à un des abus séculaires, y faire circuler largement l’air et la lumière qui n’y pénétraient plus qu’à peine. Nous n’avions d’ailleurs pas à hésiter sur cette question, et, quelles qu’eussent été nos intentions, nous étions en tout cas obligés de laisser subsister, au moins dans l’ensemble et pour quelques années, les lois de la régence, puisque nous n’apportions rien à la place. La justice arabe n’est pas une institution qu’on puisse songer à remplacer du jour au lendemain ; elle a, nous le savons, pour base la religion, son livre est le Coran, son tribunal la mosquée. Comme toutes les prescriptions du prophète, la loi est l’objet de commentaires et d’interprétations qui varient sans cesse, mais, telle qu’elle est, essentiellement incertaine, elle est familière aux indigènes et son origine est sacrée; si, par un amour excessif de la symétrie ou de l’équité, nous nous avisions de lui substituer la nôtre ; si nous cédions à des manifestations plus ou moins spontanées comme il s’en produit parmi les Algériens en faveur du code civil, — nous nous mettrions à dos tous les Tunisiens. Les Arabes sont rarement satisfaits ; en se plaignant de leur part sur cette terre, ils espèrent faire illusion à Dieu lui-même, qui leur donnera des compensations dans la vie future ; ils ne tarissent pas en récriminations contre leurs propres juges ; que serait-ce s’ils avaient devant eux des magistrats chrétiens appliquant une loi étrangère ! — Laissons-les donc vider entre eux, suivant les traditions qui leur sont plus chères que la vie, leurs contestations ; n’intervenons que si l’intérêt des Européens l’exige.

Les tribunaux indigènes, nous l’avons dit, jugent suivant deux rites, deux des commentaires de la loi, le rite maléki et le rite anéfi ; mais le rite officiel, vraiment tunisien, est le maléki. L’anéfi est celui des Turcs et de leurs descendans, de jour en jour moins nombreux à Tunis ; les Arabes proprement dits ne sont pas admis à l’invoquer, on ne l’applique même plus dans les provinces; il a cependant ses juges au tribunal suprême de Tunis.

Ce tribunal suprême est le chara. Aux deux extrémités opposées d’une assez longue salle, où nul ne pénètre qu’en se déchaussant comme pour la prière, siègent en face l’un de l’autre, sur des divans, à droite, le tribunal maléki, à gauche l’anéfi; entre les deux, arrivant par une porte centrale qui donne sur un vaste patio à colonnades de marbre où se presse la foule, viennent se placer les plaideurs des deux rites et leurs avocats; un huissier les dirige, ils se prosternent, puis restent à genoux devant leurs juges respectifs. Dans cette posture, — Les anéfis tournant le dos aux malékis, et parlant simultanément de deux affaires qui n’ont entre elles aucun rapport, — Les plaideurs développent les argumens de la demande et de la défense. Très rapidement, pour chaque rite, un cadi interroge, dirige les débats, rend la sentence, en consultant le plus souvent du regard les autres membres du tribunal, un bach-muphti et des muphtis. Ceux-ci assistent impassibles à l’audience, couverts de voiles en cachemire brodés de soie, qu’ils disposent sur leur tête en forme d’énormes coupoles, — Ensevelis sous de fins burnous superposés, tantôt neigeux, tantôt bleutés, verdâtres, pourpres, couleur de citron, de pistache, d’orange, d’abricot ; rarement l’un d’eux prend la parole à voix basse et brièvement ; tous sont très âgés ; — aucune passion ne doit se lire sur leurs visages et faire oublier qu’ils siègent dans un temple et rendent la justice au nom de Dieu. J’ai pu assister, — par une faveur toute spéciale qu’obtint pour moi un bach-muphti que je connaissais, — à une de ces audiences solennelles ; nos yeux ne connaissent plus pareil éclat: je sortis étonné, profondément frappé de ce spectacle ; — Depuis lors, je suis convaincu qu’il y aurait folie de notre part à vouloir toucher sans ménagemens à des traditions et même à des formes qui nous paraissent surannées depuis le « Bourgeois gentilhomme, » mais qui en imposent encore aux Arabes comme autrefois. Contentons-nous, tout d’abord, de nous concilier les juges sans les discréditer, c’est-à-dire de les choisir plutôt parmi les personnages les plus respectables et les plus instruits que parmi ceux qui se signalent par de belles promesses ou des délations.

Les principales villes de province ont leur chara; — chara-maléki; — Les tribus n’ont que des cadis. — Leur compétence est indéterminée : pénale, civile, commerciale. A défaut d’une limite fixée par la loi, — Limite que ne s’expliqueraient pas les Arabes, — L’usage, la nature et l’importance de la cause permettent au tribunal de province de savoir s’il doit retenir ou non une affaire; — dans le cas où il se déclare compétent, le défendeur peut demander à un muphti de Tunis une consultation écrite ou mrazla et la lui présenter; le cadi en prend connaissance, mais il reste libre de juger comme il l’entend ; toutefois, si sa sentence n’est pas d’accord avec l’opinion du muphti, il doit faire connaître par écrit les motifs de cette divergence, et le défendeur peut en appeler au chara de Tunis, qui statue souverainement. — On entrevoit que ces garanties de la loi laissent place à bien des abus. — Quand le chara s’est prononcé, tout n’est pas fini cependant ; nous avons dit que les plaideurs étaient rarement satisfaits; il ne suffit pas de leur lire la sentence, il faut qu’ils en reconnaissent la justice; le cadi doit la discuter avec eux, la modifier au besoin, jusqu’à ce qu’elle soit acceptée de chacun. Un des adversaires résiste-t-il à outrance, on le met en prison, lui ou l’avocat qui le représente, aussi longtemps que dure son obstination.

Le chara applique la loi immuable, celle du Coran, vieille de douze siècles, très loin, par conséquent, d’être en harmonie avec l’état social du pays ; chaque jour y creuse de nouveaux vides ; la présence et les privilèges des étrangère dans la régence, l’extension des relations commerciales, les innovations des beys, le temps enfin, ont créé des besoins nouveaux. Les Romains complétèrent leur loi des douze tables en instituant la justice prétorienne ; de même les Tunisiens ont établi à côté du chara le tribunal de l’ouzara. La compétence de ce tribunal, qui n’est autre que le ministère (ouzir signifie ministre), a été déterminée par les lacunes de l’ancienne législation et aussi par l’usage. Dans les questions de mariage, divorce, filiation, tutelle, succession, en général toutes celles qui concernent le statut personnel, dans les contestations relatives au droit de propriété des immeubles, le ministère n’est pas compétent ; pour les autres affaires, la loi qu’il applique, faute d’un texte, c’est la coutume. Mais, peu à peu, une jurisprudence s’est formée, et, comme on a fini à Rome par réunir les édits des préteurs, on a codifié depuis notre occupation un certain nombre des décisions de l’ouzara. — Quant à la procédure, elle était des plus imprévues : l’administration du protectorat vient de la régler. Le tribunal de l’ouzara est aujourd’hui divisé en deux sections : l’une civile, l’autre pénale. Chaque affaire civile est instruite par un délégué du ministre qui conduit la procédure, arrête contradictoirement avec les parties leurs conclusions, et présente un rapport au chef de la section. Celui-ci examine le rapport, le soumet au ministre qui donne son avis; sur cet avis, le bey statue. — Pour les affaires pénales, l’instruction est menée de même; il est à remarquer que le ministère public n’existe pas en Tunisie, ce sont les victimes, leurs parens, ou, à leur défaut, les caïds qui poursuivent la répression des crimes et des délits ; l’enquête est confiée aux caïds. Ceux-ci, dans les provinces, et à Tunis le gouverneur ou férik, sont juges des affaires qui, tout en étant par leur nature de la compétence de l’ouzara, sont peu importantes. Ils n’ont plus le droit d’infliger des amendes; ils ne peuvent condamner à plus de quinze jours de prison ou de contrainte par corps, et toutes leurs décisions sont susceptibles d’appel devant l’ouzara.

L’ouzara est seul tribunal administratif pour les Arabes ; — D’une façon générale, on pourrait le distinguer du chara en disant que l’un est le tribunal du bey, tandis que le second applique la justice divine. — Le bey n’intervient dans les sentences du chara que dans deux cas : s’il y a partage de voix entre les muphtis, ce qui est très rare, et s’il y a condamnation à mort.

Les condamnés sont pendus. Le droit de grâce n’appartient pas au souverain. Le châtiment n’est pas, comme dans notre législation, un exemple infligé dans l’intérêt général, à l’intention de moraliser, d’effrayer la société, — il est une réparation, une satisfaction personnelle accordée à la victime ou à sa famille, une vengeance, en un mot. La société remet à Dieu, qui juge tôt ou tard, et aux intéressés, le sort des coupables ; si on les lui signale, elle se borne à fournir les moyens de les atteindre et de les punir ; alors même qu’on les lui livre, elle ne leur témoigne ni colère ni mépris violent. A Tunis, les prisonniers vivent ensemble au cœur de la ville, dans de grandes salles d’où ils entendent les cris et les conversations du bazar; chacun d’eux se fait apporter matelas, coussins, tapis, couvertures, son Coran, ses pipes, ses burnous, ses turbans, son linge; ils reçoivent des visites de la ville entière, passent leurs journées en causeries, achètent des fleurs qu’ils se posent entre l’oreille et le turban, égrenant leurs chapelets d’ambre ou de santal, humant leur café et fumant. Le bagne même, la karaka, ne rompt pas les liens de confraternité qui unissent tous les Arabes; les forçats que l’on rencontre enchaînés, deux à deux, le long du canal de la Goulette, travaillent de pair à compagnon avec les ouvriers du port, à côté des marchands, des flâneurs et des matelots.

Souvent un condamné se cache ou s’échappe ; s’il se réfugie dans un asile, quelle que soit sa faute, il est en sûreté. La justice arabe n’admet pas le jugement par défaut ou par contumace. Or, non-seulement certaines mosquées, des cimetières, des écoles, des chapelles, mais des quartiers entiers d’une ville, ou même des villages et leur territoire, sont considérés, de temps immémorial, comme inviolables. Aussi longtemps qu’un coupable y peut vivre, on n’ose le troubler; on laisse ses parens, ses amis, les passans le nourrir, l’entretenir et le distraire avec une complaisance inouïe. En veut-on un exemple dont je fus témoin?

Pendant deux années, à Tunis, sur un des prétendus boulevards qui mènent à la casbah, j’ai vu presque chaque jour, à la même place, un Arabe assis derrière la fenêtre ou devant la porte d’une mosquée. Non loin de lui, dans un petit pré, paissait une vache qu’il surveillait du coin de l’œil en murmurant ses oraisons. A le rencontrer si régulièrement, je le considérais déjà comme une ancienne connaissance, quand un hasard m’apprit qu’il était là depuis quatorze ans ! — Ancien notaire, il avait voulu s’approprier, en 1870, les biens et la clientèle d’un de ses collègues et l’avait tué. Découvert, il se réfugia dans le premier asile qu’il rencontra. Il y était encore quand je quittai la Tunisie, et tout faisait croire qu’il y terminerait ses jours; mais si la société est indifférente, tolérante même, les parens des victimes ont la mémoire longue et l’histoire a fini très mal. Voici ce que j’en ai su :

Les fils de l’homme assassiné s’étaient chargés de monter la garde, et la surveillance qu’ils avaient établie depuis si longtemps, d’accord avec tous les leurs, bien loin de se ralentir, devenait chaque jour plus active. Les enfans qui naissaient et grandissaient relevaient les vieux, les femmes s’entendaient avec des voisines pour guetter aussi. Seize années s’étaient écoulées depuis son entrée dans l’asile, quand le notaire commit une imprudence. La vache, un matin, rompant sa corde, était sortie du petit pré; un troupeau passait, elle suivit; — Elle allait se perdre, — il courut après... Immédiatement on le saisit (février 1886). Le tribunal ne pouvait qu’appliquer la loi; il fut condamné. Un grand nombre d’Arabes, les muphtis, le cheik ul-islam, le bey lui-même, eurent pitié de lui; ils supplièrent les parens de la victime d’oublier après tant d’années ; ils leur offrirent de l’argent. Inflexibles, ceux-ci répondirent que le sang seul pouvait payer le sang, ils exigèrent l’exécution et y assistèrent, depuis les infâmes, qui s’y firent porter, jusqu’aux nouveau-nés. Un de mes amis, — Ce n’est pas le bourreau, — m’a procuré., et je conserve comme une preuve à l’appui la corde, plus solide que celle de sa vache, où ce malheureux fut pendu.

La nouvelle administration a fait fermer le plus possible de ces asiles, mais il en reste encore un bon nombre qui ne disparaîtront que peu à peu et qu’elle respecte dans une certaine mesure, quand le crime ne fait de tort qu’à des Arabes. — Tel est le rôle ingrat des organisateurs d’un protectorat : ils doivent tolérer des usages qu’ils condamnent et s’exposer à des critiques qui semblent très justifiées, plutôt que de bouleverser les coutumes du pays. Leur devoir est de modifier les lois, non pas toutes les fois que le besoin s’en fait sentir, mais quand ils peuvent en appliquer de meilleures. La justice arabe, telle que nous l’amendons peu à peu, surtout depuis que les Européens n’ont plus à comparaître devant les tribunaux indigènes en matière mobilière, fonctionne sous notre contrôle de façon peut-être à décevoir quelques rationalistes, mais aussi de façon à nous épargner bien des dépenses et des ennuis.


V.

Le véritable obstacle, celui qui devait disparaître au plus vite, avons-nous dit, c’étaient les tribunaux consulaires : comment nous a-t-il arrêté pendant plus de deux années? Combien de complications eussent été épargnées au gouvernement de la république si, comme l’Angleterre en Chypre et l’Autriche-Hongrie en Bosnie et en Herzégovine, en 1878, il avait pu les supprimer purement et simplement à partir du jour où l’occupation militaire était devenue un fait accompli ! Mais ce fait accompli, nous ne l’avons pas reconnu nous-mêmes dès le début ; nous ne prenions pas possession de la Tunisie, nous intervenions. Avec quelles intentions? on ne l’a pas su tout de suite. Pendant la première année qui a suivi l’entrée de nos troupes, après les événemens que l’on sait, il était assez naturel d’envoyer en Tunisie des régimens plutôt que des magistrats, et, en l’absence de tribunaux français, dans une ville de 120,000 habitans, dont une trentaine de mille Européens, comment pouvions-nous demander aux consuls de fermer les leurs? Les capitulations n’auraient pu être supprimées d’emblée que si nous étions entrés à Tunis après le congrès de Berlin ou avec un mandat des puissances. Or le tribunal français ne fut installé qu’en 1883; les négociations entamées avec les gouvernemens étrangers ne purent se poursuivre utilement qu’à dater de cette époque. Jusqu’au jour où elles aboutirent, on sait quel désordre. régna dans la régence, mais on ne se fait aucune idée des complications qui ont pu se produire ; on ne s’est douté ni en France ni ailleurs de la gravité des risques qu’ont courus les gouvernemens représentés auprès du bey en laissant se prolonger trop longtemps la plus fausse des situations ; on en était si las à Tunis, que les Italiens eux-mêmes, et après eux les Maltais, signèrent des pétitions pour réclamer nos tribunaux; car je n’ai pas dit qu’à la multiplicité des juridictions qui existaient lors de notre arrivée s’en était ajouté une nouvelle, celle des conseils de guerre, dont les décisions soulevèrent des conflits sans fin. Ces conflits, que tout le monde n’avait pas le bon sens de chercher à étouffer, devenaient invariablement publics et dégénéraient en scandale, augmentant les résistances qui nous étaient opposées, de telle sorte que plus l’urgence se faisait sentir de supprimer les capitulations, moins nous avions de chance d’y réussir : nous avions trop attendu.

Pour nous en tenir aux incidens les plus connus, on se rappelle peut-être le bruit que firent dans la presse les affaires Canino, Meschino, etc. Beaucoup de nos soldats se perdaient le soir dans le dédale des rues sombres de Tunis, demandaient leur chemin à des gens qui ne les comprenaient pas; les uns riaient, d’autres se fâchaient. La querelle était rarement grave ; — plusieurs de nos généraux qui ont fait partie, avant 1870, du corps d’occupation français à Rome, me disaient que là les choses se passaient bien différemment; — D’ordinaire, à Tunis, nos hommes s’en tiraient sans dommage sérieux; quelquefois ils étaient assaillis, — jamais très méchamment. — Un soir, un barbier sicilien, Meschino, avec une bande d’amis ou de cliens, vint triomphalement porter à son consul un sabre-baïonnette dont ils avaient dépouillé un zouave. Le lendemain matin, les gendarmes entraient dans la boutique du barbier, l’arrêtaient et le livraient à l’autorité militaire. Le consul italien proteste, prétend avoir seul le droit de juger son national, l’état de siège n’étant pas déclaré ; le général en chef répond qu’il ne saurait laisser à un étranger le soin de faire respecter notre armée ; des notes diplomatiques s’échangent entre Rome et Paris. Mais, pendant ce temps, le conseil de guerre s’est réuni, Meschino est condamné à un an de prison. Le quartier européen s’émeut, on télégraphie dans tous les sens, les journaux s’enflamment; encore un peu et le barbier, qui n’avait voulu faire qu’une mauvaise plaisanterie, devenait un personnage politique, le champion malgré lui du parti de l’opposition à la France : il se hâta de ramener l’affaire à des proportions plus modestes en se reconnaissant coupable et en demandant sa grâce au général par une lettre dont sa famille, puis toute la ville, eut connaissance, et qui lui enleva brusquement sa naissante popularité. — Un autre jour, un cocher maltais, insolent, brutal, se faisait corriger par un officier; rentré chez lui, tout éclopé, on lui conseille de porter plainte ; mais, de son côté, l’officier a fait donner l’ordre de l’arrêter, — autre conflit. — Ailleurs, à La Goulette, un ivrogne, Canino, s’obstine à chercher querelle à une sentinelle ; une patrouille passe, on le ramasse, mais il se dégrise et s’échappe, se réfugie chez son consul : nos soldats veulent l’y poursuivre, un tumulte indescriptible faillit faire de cette arrestation un des incidens les plus graves de notre expédition; le consul italien dut embarquer la nuit pour la Sicile, comme un conspirateur, son malheureux national et le condamner à l’exil pour qu’il ne tombe pas entre les mains de notre armée, qui l’aurait condamné sans doute à vingt-quatre heures de violon. Tous ces incidens se ressemblent; à distance, ils paraissent risibles, ils n’en jetaient pas moins un trouble profond à Tunis et préoccupaient trois nations en Europe ; il était temps d’y mettre fin.

M. Waddington le premier obtint la suppression du tribunal consulaire anglais ; le lendemain du jour où le cabinet de Saint-James publia sa décision, 31 décembre 1883, le gouvernement italien suivit son exemple : il demanda seulement des garanties, des privilèges même; ainsi le tribunal ordinaire doit être seul tribunal administratif; les Italiens ne peuvent être condamnés à mort, la peine capitale n’étant pas appliquée chez eux. Quant aux autres états, aucun intérêt sérieux n’eût justifié leurs résistances ; dès longtemps, pour la plupart, ils s’étaient déclarés prêts à renoncer à leurs privilèges judiciaires le jour où nous serions en mesure de substituer nos magistrats à leurs consuls-juges. L’Allemagne nous avait rendu le service de faire connaître de la façon la moins équivoque, en ce qui la concernait, cette détermination : dès le printemps de 1882, à la fin d’avril, elle envoyait un nouveau consul-général, l’explorateur Nachtigal, en lui donnant pour instructions de se mettre tout d’abord d’accord avec la résidence française; ceux qui, parmi les Européens et les Arabes, croyaient encore que notre occupation n’était pas définitive, que les puissances ne l’approuvaient pas, virent avec surprise un matin le nouveau représentant de l’empire se rendre au palais du Bardo, dans la voiture du chargé d’affaires de France, pour être présenté par lui au bey : une foule considérable de curieux s’était portée sur le passage du cortège. Cette cérémonie a son importance dans l’histoire de notre occupation. Trois mois plus tard, à la veille du bombardement d’Alexandrie, lord Granville prescrivait à son tour au consul anglais, à Tunis, de ne plus s’adresser au Bardo que par l’intermédiaire du résident, ministre des affaires étrangères du bey.

L’installation de notre tribunal et de nos justices de paix donna aux puissances la garantie du fait accompli : au fur et à mesure que nous obtenions d’un gouvernement étranger l’abandon de sa justice consulaire, la juridiction de nos magistrats s’étendait à une nationalité de plus. Avec le plus d’éclat possible, au mois d’avril 1883, un vaisseau de guerre, le Hussard, avait amené à La Goulette notre personnel judiciaire venant d’Alger, de Philippeville, de Bône, environ soixante passagers. Ce chiffre a paru énorme : soixante magistrats ou auxiliaires furent installés pour remplacer quelques consuls-juges (le nombre de ces magistrats vient d’être augmenté par une loi du 19 juillet 1886). Sur ce point, on a imité l’Algérie, cela est regrettable. Les Européens s’étaient passés jusqu’alors d’un tribunal, nous avons manqué l’occasion de faire l’expérience des juges uniques; nul terrain ne s’y prêtait mieux que la Tunisie. On en aurait établi un dans chaque grande ville, les affaires ne seraient pas venues s’accumuler, au détriment les unes des autres, dans la capitale; l’économie pour les plaideurs et pour l’état eût été grande. Il est vrai que le gouvernement français n’était pas, sur ce point, très libre d’innover; ses essais sur une question qui touchait si directement aux intérêts de tous, et dans des circonstances qu’il importait de ne pas compliquer, auraient pu prolonger les hésitations des puissances; mais aujourd’hui, disent les partisans de cette réforme, rien ne nous arrête : qu’on donne des compensations avantageuses aux magistrats, ils seront trop heureux de rentrer en France, et qu’on installe à leur place ces juges uniques ! A cela, on répond que, si l’expérience réussissait en Tunisie, il n’y aurait aucune bonne raison pour refuser de la faire en France, et que cette prévision suffit à la condamner.

Les fonctions des notaires sont remplies, jusqu’à nouvel ordre, pour les Européens, comme autrefois par les chanceliers de chaque consulat; le rôle des avoués par les avocats défenseurs; les avocats étrangers sont admis à plaider. Des huissiers, d’une race spéciale aux colonies, heureusement inconnue en France, sont arrivés en troupe serrée avec les agens d’affaires : sur ce point, les honnêtes gens n’ont qu’une voix, l’administration du protectorat doit accomplir une réforme que tout le monde n’ose pas réclamer, mais que tous désirent et dont l’état, le premier, doit prendre l’initiative : il faut remplacer au plus vite les huissiers en Tunisie par des fonctionnaires. Ceux-ci, recevant des appointemens fixes, n’ont pas intérêt à multiplier les procès, à allumer la guerre entre les Européens et les Arabes, à pousser une partie de la population contre l’autre, à entretenir dans le pays, aux dépens de tous et au détriment du trésor, qui, en fin de compte, en est appauvri, la défiance, la corruption, l’insécurité. Nous devons sauver la Tunisie de l’invasion des gens d’affaires; — Cette race si peu française, et qui nous est odieuse, nous la laissons, par complaisance ou par faiblesse, envahir l’Afrique du Nord et dicter ses lois; elle s’installe, elle se fortifie par la division, par la peur qu’elle inspire; on ose à peine parler de ses menées funestes ; il faut pourtant la signaler et la flétrir; c’est un fléau, une végétation parasite qui étouffera, si on ne l’arrache pas à temps, tout ce qui, dans ces belles contrées, fertilisées par la France, voudrait vivre et prospérer; c’est elle qui parle déjà en Algérie d’autonomie, renie la mère patrie et cherche à détacher de nous une colonie que nous avons formée tout près de nous, autant que possible à notre image, et dont ils rêvent, suivant l’expression de M. P. Leroy-Beaulieu, de faire notre Irlande, notre ennemie. — Nous dirons peu de chose du nouveau tribunal. Recruté en Algérie, à la fois tribunal civil, tribunal de commerce, tribunal correctionnel et cour d’assises, il a la compétence civile de nos tribunaux de première instance. Quand il statue au criminel, il s’adjoint des assesseurs français, étrangers ou indigènes, suivant la nationalité des accusés, la moitié des assesseurs étant toujours français. La cour d’appel est à Alger, — provisoirement sans doute; ce choix dangereux pour l’avenir du protectorat est, en effet, en contradiction avec tout ce qu’on a voulu faire en Tunisie; il est clair que la cour d’Alger statuera suivant sa jurisprudence et sera très naturellement portée à assimiler les deux régimes que nous tâchons, au contraire, de ne pas laisser confondre.

Dix justices de paix, à compétence étendue, sont instituées, les plus importantes à Tunis, à La Goulette, à Sousse, à Sfax, à Bizerte, au Kef, les autres à Ain-Draham, à Gabès, à Nebeul, à Gafsa. Par une simplification avantageuse, ces dernières sont confiées aux contrôleurs civils qui remplissent déjà, à défaut des chanceliers ou des vice-consuls, les fonctions d’officiers d’état-civil et de notaires. Les indigènes sont sous la juridiction des juges de paix comme du tribunal de Tunis dans leurs litiges avec des Européens en matière commerciale et mobilière.

Avons-nous dit que les traitemens de ce nombreux personnel judiciaire sont payés sur le budget tunisien ? Ils absorbent chaque année une somme de 253,000 piastres (150,000 francs) ; encore cette somme vient-elle d’être portée, pour l’exercice 1887, à 314,000. Quatre juges uniques recevant chacun 20,000 francs par an, les contrôleurs faisant l’office de juges de paix et les officiers ministériels versant leurs recettes à l’état, les dépenses de la justice passeraient inaperçues dans le budget du protectorat.