Les Cruautés de l’Amour/L’Île déserte


E. Dentu (p. 185-262).



L’ÎLE DÉSERTE




Ce soir-là, le sourcil contracté, la bouche gonflée par une moue furieuse, je traînai un sac de cuir et une épaisse couverture de laine sur le pont de l’Imogène et je me couchai avec des mouvements maussades, le corps dans la couverture, la tête sur le sac.

Depuis que l’Imogène avait quitté Le Havre pour se rendre à New-York, c’est-à-dire depuis sept jours, je n’avais pas eu précisément ce qu’on est convenu d’appeler le mal de mer. Je ne m’étais vu que deux ou trois fois réduit à de regrettables extrémités ; j’avais seulement été la proie d’un malaise vague, indéfinissable ; mais ce soir-là la marche assurément bizarre de l’Imogène, ayant commencé à produire sur mon cœur un effet plus spécial, je m’étais hâté de sortir de ma cabine et d’aller chercher dans l’air vif et froid de la nuit un soulagement à mes maux.

Je me suis bien souvent demandé depuis, comme je me le demandais à ce moment, par quelle suite de transitions absurdes l’idée d’aller en Amérique s’était glissée dans mon esprit, je n’avais nul besoin de faire ce voyage, c’était une fantaisie d’oisif que je maudissais déjà.

Néanmoins j’allais à New-York, mais à vrai dire sans enthousiasme. Ainsi celui qui s’élance du haut des tours de Notre-Dame doit se repentir à moitié chemin.

Le corps dans la couverture, la tête sur le sac, je ne tardai pas à m’endormir, mais d’un sommeil étrange, transparent, assez semblable à ce qu’on raconte de la catalepsie et qui était sans doute le résultat des quatre pilules d’opium que je ne manquais pas de prendre chaque soir depuis mon embarquement, selon la prescription de mon ami le docteur Delton. Dans cet état d’engourdissement lucide il m’arriva d’avoir une vision — si je puis appliquer ce mot banal à un cas aussi exceptionnel — une vision, dis-je, dont les moindres détails se gravèrent dans mon esprit avec une profondeur telle, qu’aujourd’hui encore je puis raconter, sans rien omettre ce que je vis et ce que j’entendis.

Il me sembla d’abord assister au commencement d’une tempête qui ne tarda pas à devenir des plus violentes. Les marins s’agitaient en tumulte ; le capitaine en passant près de moi jura. Bientôt les passagers montèrent en grand nombre, sur le pont, tirés de leur sommeil, ou selon leur tempérament de la contemplation mélancolique de l’intérieur des cuvettes par un tintamarre prodigieux. Il y eut d’abord un craquement propre à glacer les cœurs des plus braves, horrible et sec comme si le bateau s’était ouvert de haut en bas ; ensuite, l’Imogène s’étant arrêté, ou du moins ayant ralenti sa marche, on entendit le clapotement d’une des roues devenue inutile, qui continuait à tourner en l’air. Non loin de moi on traînait des chaînes ; un homme à tour de bras sonnait la grosse cloche d’alarme et le canon lui-même mêla sa voix au tumulte. Épouvantable musique : le ronflement de la tempête semblait sortir de quelque gigantesque contre-basse, tandis que les vagues battaient la mesure sur la coque du navire, et parmi le bruit de l’orage et des manœuvres s’élevaient les malédictions de l’équipage, et je distinguai ces mots répétés par cent voix diverses : Nous sombrons ! nous sombrons !

C’était l’heure glaciale l’océan s’éclaire de la première lueur du jour, mais je ne pense pas qu’aucun passager ait songé à mettre sur le compte du froid le claquement irrésistible qui s’empara unanimement des mâchoires.

— Qui héritera de ma tante ? criait un gros monsieur vêtu seulement d’un large pantalon à carreaux noirs et d’une montre qui se balançait entre ses jambes au bout d’une grosse chaîne.

Une femme faisait une scène à son mari.

— Homme sans cœur, disait-elle, c’est toi qui m’as arrachée à mes foyers pour me conduire à ma perte ! Il ne te suffisait pas de me faire souffrir pendant ma vie, tu as voulu que je meure de ta main.

— Mais, ma chère amie…, essayait le mari.

— Mourir, reprenait la dame en agitant ses bras, mourir à la fleur de l’âge, lorsque nous commencions à jouir d’une honnête fortune ! et le tapis de ma chambre qui est tout neuf !

Plus loin, une vieille demoiselle, les doigts crispés, la bouche tordue, les yeux fermés par les larmes, baisait avec désespoir les mains rudes d’un matelot et criait d’une voix glapissante : — Monsieur, je ne veux pas me noyer ! je suis une honnête fille ! Monsieur le marin, j’aime mieux descendre.

Le matelot la repoussa d’un coup de coude, ce qui la fit rouler sous une banquette, et là elle continua ses piaulements de poulet plumé vif. Près du mât, éclairés par la lueur pâle du matin, deux amoureux profitaient de l’occasion pour s’embrasser en cachette et se disaient avec des yeux humides : Mieux vaut mourir ensemble que vivre séparés. Et les parents, aveuglés par l’épouvante, les laissaient faire et dire.

C’était vraiment un spectacle navrant : ces femmes vaincues par l’effroi, oublieuses de toute coquetterie, ces femmes dont le chignon n’avait aucune tenue, et ces hommes atterrés qui n’y prenaient point garde.

Quelques personnes stoïques avaient encore le mal de mer.

Quant à moi-même je commençais à maudire de tout mon cœur les pilules préparées par mon ami le docteur Delton, qui me valaient un si épouvantable cauchemar. Car, ainsi qu’il arrive en rêve, j’étais persuadé que tout ce que je voyais, n’était que de fausses apparences, mais j’étais impuissant à rompre ce triste enchantement. Une pesanteur horrible dans tous mes membres me tenait comme cloué au plancher du pont ; et le rêve continua.

On était perdu.

J’entendis le second dire au capitaine :

— Quatre pieds d’eau dans la cale. Les pompes ne fonctionnent plus. Si cela continue, dans dix minutes…

Le second n’acheva pas, mais il fit un geste qui ne voulait pas précisément dire que l’Imogène fût destinée à s’enlever dans les airs.

Le désespoir des passagers était à son comble ; je me promis de ne plus accorder aucune confiance au docteur Delton. Lorsque quelqu’un passait près de moi, je souhaitais qu’il me marchât sur le corps ; cela m’aurait peut-être éveillé.

Mais tout à coup, au loin, un coup de canon retentit comme une réponse aux appels désespérés de l’Imogène. Puis, un navire se montra peu éloigné ; le sifflement de sa machine se fit entendre, et je vis la joie éclater brusquement autour de moi. D’après ce que j’entendais dire c’était un paquebot de la Compagnie Anglaise qui fait concurrence à la Compagnie transatlantique ; il avait dû partir du Havre pour l’Amérique quelques heures après nous. Il s’avançait rapidement et, comme la tempête depuis le jour s’était un peu calmée, une conversation put s’établir entre les capitaines des deux bords, laquelle eut pour conclusion qu’on transporterait sur-le-champ l’équipage de l’Imogène à bord du navire si miraculeusement survenu. Les matelots eurent grand’peine à contenir l’impatience des passagers qui voulaient, tous ensemble, entrer dans les chaloupes, et à les empêcher de se noyer. La mer, encore mauvaise, rendait assez difficiles les opérations du débarquement et de l’embarquement, d’autant plus qu’il était urgent de les accomplir en toute diligence, car notre navire pouvait sombrer d’un moment à l’autre. Enfin, le transport fut effectué, et le paquebot anglais continua son chemin. L’Imogène, démâtée, brisée, à moitié submergée, flottait à la merci du vent et des flots, et j’étais seul dans le navire abandonné.

Seul, non. Un gros anglais, milord Campbell, très flegmatique d’ordinaire et qui, depuis sept jours, dînait prodigieusement en face de moi, sortit de l’escalier des cabines avec une précipitation qui, de sa part, m’étonna ; il était d’ailleurs dans une tenue irréprochable.

— Oh ! oh ! dit-il, en se rendant compte de la situation, il est peut-être trop tard.

Cependant, sans hésiter, il se jeta à l’eau.

La mer était houleuse. Le paquebot anglais était déjà bien loin. Je considérais la noyade de milord Campbell comme absolument infaillible.

Tel fut le dernier incident de mon rêve. Le froid incisif et mouillé qui me glaçait sous ma couverture commençait à me tirer de mon sommeil. Un paquet de mer me tomba sur la tête, et j’avalai malgré moi, quelques gorgées horribles d’eau amère ; ceci m’éveilla tout à fait ; et, toussant, éternuant, bougonnant, grommelant, je descendis, ou plutôt je dégringolai dans ma cabine, en traînant mon sac de cuir et ma couverture de laine.

Quelques heures plus tard, ganté de gris, cravaté de rose, parfumé, charmant, je montai sur le pont. C’était le moment de mon apparition quotidienne. J’avais un livre à la main. Nonchalamment, je m’avançai vers un banc où j’avais coutume de m’asseoir le matin pour lire et rêver sous le soleil. L’air était très-doux ; je m’assis, je feuilletai le livre, puis je… je… je… puis j’ouvris démesurément les yeux, la bouche, les mains ! et demeurai stupide.

Je n’avais pas rêvé : le navire n’avait plus ni mâts ni cheminées ; il penchait affreusement vers la mer, et, sur le pont, il n’y avait que moi.

La tempête, les gémissements, l’arrivée du paquebot sauveur, le transport des passagers, tout ce que j’avais vu en songe avait eu lieu en effet. Moi seul, vaincu par le narcotique, je n’avais pas participé à la miraculeuse délivrance, et j’étais réservé à l’horreur d’un trépas solitaire.

Aussi loin que s’étendait mon regard, je ne voyais autour de moi qu’une immense mer redevenue calme, où l’Imogène n’était plus qu’une épave prête à s’engloutir.

Tremblant, glacé, échevelé, je me mis à bondir comme un fou, d’un bout à l’autre du navire. Que résulta-t-il de cette course éperdue ? La conviction que j’étais seul en effet, ou à peu près, car je rencontrai un singe sans queue et un perroquet déplumé, abandonnés comme moi à la cruauté de l’Océan.

Je descendis aux pompes. La cale était pleine d’eau. L’allégement inattendu produit par le départ des passagers avait retardé le plongeon, mais l’eau ne cessait d’entrer, quoiqu’avec peu de violence, et le plongeon était inévitable.

C’est avec cette aimable conviction que je remontai sur le pont, et que je revins m’asseoir épuisé, hébété, sur mon banc, d’où je considérai longtemps et mélancoliquement la coque disloquée de l’Imogène et les vagues miroitantes.

Cependant, vers midi, je fis un soubresaut prodigieux ; j’avais entendu un coup de sonnette ; le bruit sortait de l’escalier de l’entrepont.

Non ! jamais domestique ne s’est précipité aussi vivement que moi à l’appel de son maître. Je me trouvai en trois bonds devant la porte d’une cabine fermée, la seule fermée, car toutes les autres étaient grandes ouvertes, encombrées de sacs et de paquets abandonnés.

— S’il vous plaît, préparez-moi mon chocolat, dit derrière la cloison, une voix douce, avec un léger accent britannique.

Je reconnus immédiatement la voix de milady Campbell, ma voisine de table d’hôte, une charmante anglaise que j’adorais depuis mon départ, n’ayant rien de mieux à faire.

Je n’étais donc pas seul ! Une autre victime était destinée au même supplice ! Cela me remit un peu.

— Faites-le plus épais que d’ordinaire, continua milady Campbell ; du reste, prenez celui-ci ; je n’aime pas le chocolat du paquebot.

En même temps une main fine et pâle me tendit une livre de chocolat dans sa double enveloppe de papier d’argent et de papier bleuâtre.

Puis, la porte se referma.

Le chocolat à la main, je demeurai immobile, ne sachant comment annoncer le désastre à l’infortunée jeune femme. Je résolus d’user de quelque ménagement.

— Milady, insinuai-je, milady, nous sommes perdus, nous sombrons.

— Ah ! ah ! c’est vous, monsieur de Puyroche, dit milady, qui reconnut ma voix, milord est-il éveillé ?

— Milord est noyé, madame.

— En vérité ! reprit-elle en riant ; et mon chocolat ?

— Il est dans ma main.

— Eh bien, je vous prie de le remettre au domestique ou au cuisinier, si vous avez la bonté.

— Il n’y a plus de domestique ni de cuisinier, madame !

— Alors, savez-vous faire le chocolat, monsieur de Puyroche !

— Avec quelle joie j’aurais appris à le faire pour vous être agréable, milady ! Mais la cuisine est submergée, et les fourneaux se sont éteints dans l’eau salée.

— Oh ! n’importe, dit-elle ; j’ai ici un petit système à l’esprit-de-vin.

Et milady sortit en riant de sa cabine, limpidement jolie, comme toujours. Des cheveux d’un blond pâle, très-longs, bouclés à peine, roulaient sur ses épaules ; un ruban de velours bleu les relevait sur le front. Elle portait une vaste jupe de mousseline rose, brodée de noir, qui laissait voir dans la transparence de l’étoffe des pieds minces, chaussés de pantoufles rouges et le commencement fluet et rond de la jambe. Au-dessus de la jupe, une veste de drap bleu clair scintillait, couverte de soutache d’or où les cheveux s’accrochaient quelquefois. Des colliers multicolores tournaient autour du cou de milady et de longues boucles massives se balançaient à ses oreilles. Mes yeux considérèrent un instant la jeune femme, éblouis et inquiétés par ce charivari de couleurs. Mais, au moment où elle frottait une allumette contre la cloison pour allumer la mèche de sa mécanique à esprit-de-vin, je revins au sentiment de la réalité et je m’écriai d’une voix persuasive et dramatique.

— Madame, suivez-moi ; venez vous convaincre de l’affreuse vérité.

Milady releva gracieusement sa robe et mit le bout de son pied sur l’allumette.

— Monsieur de Puyroche, me dit-elle, j’ai ce matin un très-grand appétit ; mais puisque vous y tenez si fort, je veux bien aller voir le point de vue.

La jeune femme passa devant moi, et tandis qu’elle montait l’escalier, les bouts parfumés de sa ceinture touchèrent doucement mes lèvres.

En mettant le pied sur le pont, milady Campbell fut bien forcée d’être étonnée.

— C’est donc véritablement un naufrage ? dit-elle en me regardant avec une légère inquiétude.

— Complètement, madame.

— Mais que sont devenus les passagers ?

— Ils ont été transportés à bord d’un autre navire.

— Et milord ?

— Il s’est jeté à l’eau, madame, et s’est noyé.

All right ! dit milady, et vous-même pourquoi êtes-vous resté ?

— Parce que vous n’êtes pas partie, dis-je d’abord, mais j’éprouvai une espèce de honte d’un mensonge aussi invraisemblable, et je ne tardai pas à faire à milady un récit plus sincère des événements.

— Qu’allons-nous devenir ? demanda-t-elle lorsque j’eus achevé.

— Nous sommes, dans ce moment, le repas probable de quelque requin famélique, et, dans deux ou trois heures, nous serons à souper… comme Polonius ; à moins cependant, qu’accrochés à un bout de planche, nous ne chevauchions désespérément sur les vagues.

Je frissonnai en parlant ainsi ; l’Anglaise se retourna vers moi.

— Ce que vous me dites est-il absolument certain ?

— Hélas, madame !

— S’il en est ainsi, permettez-moi de vous faire mes adieux et laissez-moi pour mourir me retirer dans ma cabine, ce qui sera, je pense, plus conforme aux convenances.

À ces mots milady Campbell me salua et redescendit l’escalier. Je la suivis espérant la retenir, mais j’insistai vainement ; elle me ferma au nez la porte de sa cabine.

Être deux pour mourir, c’est une consolation relative sans doute, mais à laquelle on tient surtout lorsqu’on ne peut pas en espérer d’autre. Le danger partagé semble moins formidable ; on est en même temps protecteur et protégé ; on soutient et on s’appuie. Ainsi, la nuit dans une forêt pleine de bruits silencieux et de présences invisibles, si l’on traverse à deux les allées noires et humides, on se recommande l’un de l’autre, puis on est acteur et public ; il faut bien étonner son compagnon par la bravoure sans pareille dont on fait preuve dans le danger ; et la vanité distrait de la terreur. Mais lorsque, seul, on enfonce les pieds dans la terre froide, lorsqu’on ne voit plus le ciel, et qu’on est de toutes parts pris par l’obscurité, le cœur se livre à des battements exagérés ; le regard, timidement effleure les grandes masses noires des arbres, puis se tourne brusquement d’un autre côté. — Mais, de toutes parts, c’est aussi noir, aussi inquiétant, et l’on ne regarde plus ; on rentre ses yeux comme font les colimaçons. Alors si une feuille descend en ricochant de branche en branche, on fait un soubresaut horriblement douloureux. « Allons, se dit-on, c’est sans doute une feuille qui tombe et rien de plus » ; on continue sa marche en essayant de penser à des choses joyeuses, au grand soleil, à la plaine claire et unie où le regard peut s’étendre au loin, à un air de musique qu’on connaît et qu’on se redit tout bas ; mais un oiseau réveillé s’envole lourdement, et de nouveau l’épouvante vous saisit. — Au moins si l’on avait emmené son chien ! Cette idée me rappela qu’il y avait sur le pont un singe sans queue et un vieux perroquet déplumé. Je me dirigeai vers ces tristes compagnons de mon infortune : le singe était mélancoliquement assis sur un tonneau et grignotait avec rapidité quelque chose qu’il retournait dans ses petites mains bleues ; le perroquet se promenait autour du singe en lui disant mille choses incomprises ; je ne pus m’empêcher de penser que cet oiseau ressemblait singulièrement à un célèbre compositeur de musique. Mais ni le perroquet ni le singe ne semblaient disposés à recevoir l’épanchement de mon âme désespérée.

Je considérai la mer devenue ironiquement calme, le ciel lumineux, le soleil moqueur, puis le navire brisé qui faisait si piteuse mine au milieu de toute cette joie. Il était lamentable à voir avec ses mâts déchiquetés, dont les débris jonchaient le pont ; avec ses cordages rompus, qui rampaient comme des tronçons de serpents entre la chaudière effondrée et les bagages culbutés. J’étais pitoyable moi aussi, frisé, parfumé, élégant, au milieu de cette ruine menaçante et je me mis à pousser des gémissements et des cris, puis à appeler de toute la force de mes poumons. Appeler qui ? personne ne pouvait venir. Je devenais stupide. La peur me torturait affreusement. La peur est une sensation que vous ne connaissez sans doute pas, lecteur héroïque, mais qui n’est pas pour moi une étrangère ! Par elle, l’estomac se serre et devient froid comme si subitement un bloc de glace y était introduit, l’intérieur des mains devient humide, les jarrets ont des faiblesses inconnues et exécutent un trémolo rapide que les dents ne tardent pas à imiter, les doigts serrent fortement ce qu’ils tiennent tandis que les pieds se crispent, si les bottines le permettent.

Cependant je m’efforçais de résister à l’effroi, je tâchais de me rassurer :

Il est impossible, pensais-je, que je fasse réellement naufrage, et que je me noie sérieusement. Ces aventures peuvent arriver aux gens dont c’est le métier. Que ceux qui sont nés mousses, se noient capitaines ; c’est parfait. Mais à un homme bien mis, charmant, né rue de la Chaussée-d’Antin, intime avec tous les chevaux célèbres et avec toutes les danseuses à la mode, qui reconnaît à vingt pas si un paletot est de Renard ou de Dussautoy, mais qui distingue mal une corvette d’une frégate, cette chose, se noyer, ne doit arriver que pendant cinq minutes, aux bains Henri IV. Comment se pourrait-il que moi qui fus naguère l’oracle du café Anglais et l’ornement des premières représentations, je sois dans quelques jours le héros d’un fait-divers ainsi conçu : « Un affreux événement, etc… » Ces énormités-là n’arrivent pas à un monsieur qu’on a vu se promener sur le boulevard.

On a dû remarquer mon absence parmi les passagers sauvés ; on va venir à mon secours ; un navire ne peut manquer d’apparaître, ou tout au moins une chaloupe viendra me chercher.

Un peu réconforté, j’allai prendre une longue-vue dans la cabine du capitaine, et je me mis à examiner l’horizon, mais rien ne venait, et rien ne vint. Et la nuit approchait, la nuit horrible ; j’allais être seul en face de la mort, dans l’obscurité ; mes dents s’entre-choquaient à se briser. Si, du moins, j’avais pu faire sortir milady de sa cabine ? Une idée me vint, je saisis un baquet et le remplis d’eau. Je descendis l’escalier, puis arrivé devant la cabine de milady, je puisai l’eau du baquet dans mes deux mains et la lançai violemment contre la porte, tout en poussant de profonds soupirs, comme un homme qui accomplit un travail pénible.

Après quelques instants de ce manége j’entendis la voix de milady.

— Que faites-vous donc, monsieur de Puyroche ? dit-elle.

— Madame, m’écriai-je pathétiquement, l’eau gagne ! La voici qui assaille les cabines. Sortez vite, je vous en conjure. J’essaie en vain de lutter contre ce flot implacable, de vous défendre, de prolonger votre vie de quelques minutes. Je vais être vaincu ; j’ai déjà de l’eau jusqu’aux genoux ; bientôt elle m’emplira la bouche et je ne pourrai plus vous parler !

— Je vous remercie de vous inquiéter ainsi de moi, dit la jeune femme d’une voix émue. Mais puisqu’il faut mourir, à quoi bon prolonger l’agonie ? Je suis prête à partir. Au revoir, monsieur, nous nous rejoindrons tout à l’heure.

Le sang se glaça dans mes veines.

— Milady ! chère milady ! criai-je, y pensez-vous ? Mourir ainsi enfermée, mourir enterrée déjà ! Venez jouir une heure encore de l’air, du soleil, du vent ; venez mourir au grand jour ! que vos beaux yeux, tant qu’ils auront un regard contemplent le ciel pur, la mer glauque, l’espace, l’immensité, qui sont des choses sublimes à ce qu’on dit, bien que moi je leur préfère de beaucoup l’angle d’une rue ou la perspective d’un faubourg ; venez ! dans le vol des mouettes, vous croirez voir les anges blancs descendus pour recevoir votre âme.

Après ce beau mouvement lyrique, j’envoyai tout le contenu du baquet contre la porte. Milady poussa un petit cri ; je crus avoir réussi, mais elle me dit très-vite :

— Laissez-moi, monsieur, retirez-vous ; laissez-moi me recueillir pour ce rude moment.

J’eus beau prier et supplier, je n’obtins plus aucune réponse, je remontai sur le pont, car j’étais plus effrayé que jamais, sous le plafond bas du navire. Le grand air me remit un instant, j’observai la mer, il me sembla impossible que cette émeraude liquide eût de mauvaises intentions. Mais le soleil touchait l’horizon ; son disque était déjà un peu écorné ; désormais le soir était proche. Mon épouvante ne connut plus de bornes. Je me mis à courir avec une vitesse insensée, criant, gémissant, m’arrachant les cheveux, tendant les bras vers le soleil pour le supplier de demeurer encore un instant ! Vaine prière. Tout à coup il plongea, et il ne resta plus qu’une grande lueur à l’occident. J’étais atterré. Bientôt la lueur elle-même s’éteignit, les nuages dorés pâlirent, puis devinrent gris, puis noirs, et la mer s’assombrit comme le ciel. C’était la nuit tant redoutée ; le vent levé depuis quelques heures, devenait furieux. Les restes du navire filaient rapidement. J’eus peur d’être emporté par le vent ; j’entrai dans la cabine du capitaine, et m’appuyant près d’un débris de table, je cachai mon front dans ma main. Alors commença un supplice sans nom. Ahuri d’effroi, ballotté en tous sens par la houle, je me raidissais contre les brusques engloutissements du navire dans des gouffres d’où je ne me sentais pas remonter.

Il me semblait descendre les degrés d’un escalier gigantesque qui conduisait au tombeau. Malgré moi je me remémorais toute ma vie, j’en revoyais les scènes principales avec une netteté qui ne contribuait pas peu à m’épouvanter, car j’avais entendu dire que ce diorama rétrospectif passait devant les yeux des gens près de mourir de mort violente. Je pensais à mes amis, à ma famille un peu sermonneuse, à mon cheval favori, à un divan de ma chambre spécialement affectionné par moi ; et, pris subitement d’un attendrissement irrésistible, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Puis, accablé de fatigue, affaibli par le jeûne, malgré le danger, malgré la mort qui me guettait, je m’endormis. Bienheureux sommeil ! car, dans cette nuit horrible j’aurais expiré de terreur.

Je me réveillai en sursaut dès la première clarté de l’aube. Le poignet sur lequel je m’étais appuyé était tout engourdi. J’avais la tête lourde, les yeux gonflés. Je sortis et je regardai autour de moi : la mer était couverte de vapeur ; le paquebot courait toujours avec rapidité, mais il ne semblait pas s’être enfoncé davantage. Je repris une sorte d’espoir.

Il faudra bien que j’arrive quelque part, me disais-je, puisque je ne sombre pas.

Je résolus d’examiner soigneusement le navire pour voir s’il n’y avait pas quelque remède à apporter à ses avaries ou quelques précautions à prendre. Après de longues recherches, je découvris une large brèche dans la coque de l’Imogène et je m’expliquai alors pourquoi le bâtiment n’avait pas continué à s’enfoncer : l’ouverture s’était trouvée primitivement au niveau de l’eau, mais, à raison de l’allégement causé par le départ des passagers, elle était remontée de beaucoup au-dessus du niveau de la mer, de sorte qu’à moins d’une vague sautant plus haut que les autres, l’eau n’entrait pas. Néanmoins je bouchai le trou béant du mieux que je pus et je jetai par-dessus bord toutes les choses inutiles et pesantes.

Comme j’achevais cette besogne, j’entendis en passant par l’entrepont, d’affreux glapissements de volailles ; et baissant les yeux j’aperçus une grande quantité de poules et poulets vivants enfermés dans des paniers d’osier. Je compris que ces pauvres bêtes n’avaient pas mangé depuis longtemps et je leur distribuai largement des poignées de graines puisées dans un grand sac entr’ouvert, puis je songeai à manger moi-même, car depuis deux jours j’avais oublié ce détail.

Je trouvai sans peine des vivres en abondance et, après m’être rassasié, je pensai que milady devait mourir de faim. Je descendis vers sa cabine, une tranche de jambon et un morceau de biscuit à la main.

— Madame, dis-je, grâce à mes rudes travaux, les plus grandes avaries sont réparées, et nous sommes à peu près en sûreté sur les restes du navire. Il faut prendre des forces, et se préparer aux événements. Mangez… mangez, milady ! La religion défend le suicide. Pour ne pas vous effaroucher, ajoutai-je, je dépose votre nourriture à votre porte, et je m’en vais.

Je revins en effet sur le pont, étant décidé à être très-froid avec milady.

Rien de nouveau ne s’était produit ; l’horizon était toujours aussi désert ; le navire marchait toujours dans la même direction, car le même vent soufflait ; et la journée s’écoula, monotone ; je m’arrangeai de façon à bien passer la nuit. J’étais presque tranquillisé ; je ne dormis pas trop mal, tout étonné de mon héroïsme. Dès l’aurore, je sautai sur le pont, et j’explorai du regard l’horizon avec anxiété. Rien, le ciel et l’eau seulement ; le bateau filait toujours.

— Si cela continue, pensai-je, nous arriverons tout de même en Amérique.

Je portai sa nourriture à milady. Je lui conseillai même d’aller prendre un peu l’air pour sa santé, ajoutant que pendant sa promenade je m’enfermerais à mon tour pour ne pas la gêner.

— Merci, mon cher geôlier, me répondit-elle assez doucement.

— Bon, pensai-je.

Et j’allai me cacher dans la cabine du capitaine. Milady ne tarda pas à sortir. Je vis qu’elle me cherchait des yeux ; mais je ne parus pas, résolu que j’étais à lui tenir rigueur.

Rien d’intéressant ne se produisit ce jour-là ni les jours suivants. Je passai mon temps à tenir de longues conversations au perroquet et à exécuter des pantomimes variées en face du singe. Je ne trouvai rien de mieux pour me distraire. J’étais incapable de lire, incapable aussi d’écrire mes impressions de voyage. Situation misérable ! Mais le neuvième jour, comme je promenais selon mon habitude la longue-vue sur l’horizon, je poussai un terrible cri de joie ! Je venais d’apercevoir une ligne bleuâtre en face de moi. À l’œil nu je ne voyais rien. Ce pouvait être une illusion d’optique, un nuage, une vapeur. J’essuyai frénétiquement les verres de la lunette et je regardai de nouveau. La ligne se dessinait nettement ; elle s’accentuait et se dorait à mesure que le soleil montait.

— Terre ! terre ! m’écriai-je, les bras au ciel et faisant des cabrioles insensées.

Et je courus annoncer cette bonne nouvelle à milady.

— Une terre ? dit-elle, se méfiant un peu.

— Oui, madame, une terre où nous ne manquerons pas d’aborder avant deux heures, car le vent qui nous pousse rapidement vers elle ne semble pas disposé à changer de direction.

— Mais dans quel pays serons-nous ? Sommes-nous bien loin de l’Angleterre ou de la France ? Ne sauriez-vous conjecturer et me dire…

Je me souvins que j’avais obtenu plusieurs prix de géographie au Lycée Louis-le-Grand, et qu’il y avait dans la cabine du capitaine des cartes, des boussoles, des roses des vents, bien plus qu’il n’en fallait pour s’orienter à merveille.

— Je vais vous apprendre dans un instant quel est ce pays, dis-je.

Après une heure de travail, je redescendis en titubant comme un homme ivre.

— Eh bien ? demanda la jeune femme.

— Ah ! madame, m’écriai-je.

Si la porte de sa cabine eût été ouverte, elle eût frémi sans doute, car je devais avoir le visage blême, les yeux hagards, et je tremblais comme la feuille.

— Qu’y a-t-il donc ? reprit-elle.

— Madame, je suis allé dans la cabine du capitaine.

— Bon, après ?

— Je me suis souvenu que le matin du naufrage, il y avait sept jours que nous marchions à la vapeur.

— Sept jours, en effet.

— La vapeur file mille vingt nœuds par heure, madame.

— Ah !

— Et, quand le vent l’aide, elle marche bien plus vite encore.

— Je conçois cela.

— Ce point établi, j’ai interrogé la carte. Il m’a été peu difficile de me convaincre qu’au moment du naufrage nous étions sous le quarante-septième degré de latitude sud, et le deuxième degré de longitude ouest.

— J’en suis convaincue aussi.

— Mais, pendant le naufrage le vent du nord-est s’est mis à souffler.

— Le vent du nord-est ?

— Du nord-est et presque du nord-nord-est ; il souffle encore.

— C’est effrayant !

— Épouvantable ! de sorte que le navire a légèrement dévié de sa route. Il s’est mis à marcher vers le sud en inclinant un peu à l’ouest, et la chose était inévitable, puisque le vent nord-nord-est le poussait.

— Je comprends parfaitement, vous êtes très-savant, monsieur de Puyroche.

— Hélas ! madame. Une fois le naufrage accompli, lorsque la vapeur n’a plus lutté, le navire a marché plus décidément vers le sud-ouest, et il allait prodigieusement vite, madame, car le vent soufflait fort.

— En effet il m’a semblé que nous marchions très-vite.

— Si la vapeur file mille vingt nœuds à l’heure, nous en filions dix-huit cents environ.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Après avoir multiplié le nombre de nœuds par le nombre d’heures, après m’être assuré de la direction suivie, j’ai de nouveau consulté la carte.

— Eh bien ?

— Oh ! madame, vous ne vous doutez pas avoir fait tant de chemin !

— Nous en avons donc fait beaucoup ?

— Nous, sommes entre le 15e et le 19e degré de latitude sud ! Et…

— Et ?…

— Et entre ces degrés il n’y a qu’un archipel !

— Un archipel ?…

— Oui, madame, il n’y a pas de continent, sinon très-lointain, autour de lui. Je ne peux donc pas m’être trompé.

— Eh bien, cet archipel ?…

— C’est l’archipel Fidji.

— À merveille.

— Comment, à merveille ? Vous ne savez-donc pas ce que c’est que les îles Fidji ?

— Pas du tout.

— Milady, j’ai cherché dans le dictionnaire de géographie, au mot Fidji.

— Et qu’avez-vous trouvé ?

— Voici ce que j’ai trouvé, madame.

Et je tendis à milady par l’entre-bâillement de la porte le dictionnaire tout ouvert où elle put lire ce paragraphe terrible :

« Les îles Fidji sont habitées par les plus redoutables anthropophages de l’Univers. Rien ne saurait donner une idée de la ruse et de la férocité de ces sauvages qui ont résisté jusqu’à ce jour à toute civilisation et ensanglanteront longtemps encore de leurs horribles festins le pays qui les a vus naître. »

— Oh ! oh ! fit la jeune femme.

— N’est-ce pas, c’est horrible ?

— Tout vaut mieux que d’être noyé.

— Vous n’y songez pas, milady ! Être coupé en morceaux comme un veau, mis à la broche, mangé avec un peu de sel et digéré par d’affreux estomacs de nègres !…

— Nous attendrirons les nègres ; je leur chanterai des chansons.

— Moi je leur donnerai ma montre ; je ferai la culbute et le saut périlleux ; mais croyez-vous ?…

— Peut-être. Les nègres sont des hommes après tout.

— Vous êtes donc d’avis de descendre sur ce dangereux rivage ?

— Sans doute, et, dès à présent, je vais m’occuper du déménagement. Il faudra emporter de quoi nous nourrir avant d’être mangés, car je ne suis pas d’humeur à me repaître de racines et d’herbages.

— Hélas ! nous serons donc des Robinsons ?

— Oui, et si nous ne sommes pas aussi ingénieux que lui, nous coucherons à la belle étoile, ou bien il nous faudra aller demander l’hospitalité aux nègres.

— Non ! non ! m’écriai-je ; d’ailleurs, je ne veux pas quitter les côtes ; il passera bien un navire, un jour ou l’autre.

— Allons donc voir cette île d’anthropophages, dit la jeune femme en riant.

— Oh ! milady, murmurai-je, je vois autour de moi des rangées de dents blanches qui se démènent.

— Eh bien, c’est comme chez le dentiste du passage Jouffroy, à Paris.

Pendant que milady montait l’escalier, devant moi, je ne pus m’empêcher de songer malgré tant de graves préoccupations, au changement qui s’était produit dans l’attitude et dans le langage de ma compagne d’infortune. Naguère assez maussade et trop anglaise, elle se montrait maintenant rieuse au danger, prête à l’aventure, toute française enfin. Ce revirement était-il dû à l’espoir de quitter bientôt la désolée Imogène, ou bien à son insu, milady cédait-elle au sentiment de satisfaction avec lequel, les premiers jours de larmes passés, une jeune femme se résigne à l’état de veuve, dût-elle l’exercer dans une île d’anthropophages ?

On apercevait maintenant à l’œil nu la ligne déjà plus large et moins dorée qui annonçait la terre ; et le vent, joint à la marée, nous faisait avancer très-rapidement.

— Vite, vite, dit milady, construisons un radeau.

— Un radeau ? Pourquoi ?

— Ne voyez-vous pas que le rivage n’est formé que de sable ? Si, avant de l’atteindre, le vaisseau échouait contre quelque banc de terre molle, nous gagnerions le bord à la nage ; mais il faudrait abandonner nos provisions et nos malles. Construisons donc un radeau ; il sera le commissionnaire porteur de nos bagages.

Et l’Anglaise se mit à fureter dans tous les coins, montant, descendant, traînant des planches, des pieux, des cordes.

— Eh bien, dit-elle, aidez-moi donc. — Qu’avez-vous à me regarder de cet air stupéfait ?

— Vous m’éblouissez ! dis-je.

— Allons, allons, à l’ouvrage !

Nous commençâmes à rassembler les planches et à les lier avec des cordes.

Milady était d’une adresse singulière ; elle faisait deux fois plus de travail que moi. Un radeau de quatre mètres de long, sur trois de large fut construit en moins d’une heure. Et combien il était heureux que milady se fût avisée de cette invention ! car à peine avions-nous achevé de nouer la dernière corde et de planter le dernier clou, qu’un long gémissement de l’Imogène, suivi d’un arrêt presque soudain, nous apprit que la coque du navire s’était enfoncée dans un banc de sable sous-marin. Le malheur n’était pas grand, car la côte se trouvait maintenant à une médiocre distance ; nous pouvions espérer de la gagner à la nage en poussant devant nous le radeau bien chargé.

— À l’eau ! à l’eau ! le commissionnaire, s’écria milady en battant des mains.

— Mais, dis-je, comment le descendre ?

— Attachons-le à une corde et jetons-le par-dessus le bord.

— Excellent ?

— Non ! non, il doit y avoir des mécaniques, avec lesquelles l’on mettait les chaloupes à la mer.

— De mieux en mieux.

— D’autant plus que nous chargerons le radeau avec moins de difficulté.

— Vous raisonnez comme un capitaine, milady !

— Allons, prenez-le par un bout, dit-elle.

Nous transportâmes à grand peine le commissionnaire vers l’un des points du navire où s’accrochent d’ordinaire les chaloupes, et nous trouvâmes en effet un mécanisme, mais entièrement brisé.

— Ah ! fit milady désappointée.

Mais elle reprit :

— Nous aurons peut-être plus de chance de l’autre côté.

Et elle passa de l’autre côté du navire.

— Venez, dit-elle, ici la machine n’est pas cassée.

Nous tirâmes notre radeau de tribord à bâbord, ou de bâbord à tribord, je ne sais pas bien au juste, puis nous l’accrochâmes tant bien que mal.

— À présent, chargeons, dis-je.

— Les vivres d’abord ! s’écria milady en repoussant derrière ses oreilles, ses cheveux que le vent secouait, emmêlait, ébouriffait à merveille.

— Oui, les vivres.

Et nous nous mîmes à charrier, des jambons, des quartiers de bœuf fumé, des biscuits, et à déposer tout cela avec soin sur le radeau.

— Oh ! dis-je tout à coup, n’oublions pas la basse-cour.

Je m’éloignai et revins bientôt posant triomphalement le panier aux volailles.

— Bravo ! dit milady, et la cave ?

— C’est vrai, la cave.

Cinquante bouteilles de bordeaux furent apportées et entassées entre les jambons et les quartiers de bœuf.

— Maintenant nous sommes sûrs de ne pas mourir de faim pendant quelque temps ; occupons-nous de la toilette, dit milady.

Elle descendit dans sa cabine, je descendis dans la mienne et je fis un paquet le plus restreint, possible, en soupirant beaucoup, car je ne pouvais me décider à abandonner une chose plutôt qu’une autre. Enfin je remontai. Peu après moi milady reparut, elle était en costume de bain de mer.

— Oh ! le coquet ! s’écria-t-elle en voyant la grosseur de mon bagage.

Il faut avouer que mon paquet était au moins aussi volumineux que le sien.

— Bon ! et le vôtre ? dis-je un peu honteux.

— Moi, je suis une femme ; la toilette est mon devoir.

— Moi, je veux vous plaire ; la toilette est mon droit.

Milady haussa les épaules.

— Mais, dit-elle, pourquoi ne vous êtes-vous pas vêtu pour le bain ? Allez-vous mettre des gants paille pour nager ?

— Ah diable ! il faut se mettre à l’eau ?

— Tout semble l’indiquer. Est-ce que vous ne savez pas nager ?

— Pardon, milady ; je sais nager, si on ne m’a pas volé mon argent. J’ai pris trente leçons au bout d’une ficelle : un, deux, trois… Je suis porté à croire que je dois savoir nager.

— En ce cas, allez vous costumer.

Je redescendis et je m’improvisai du mieux possible une toilette de bain. Quand je remontai, milady était soucieuse.

— J’ai pensé à une chose, dit-elle.

— À laquelle ? m’écriai-je, effrayé.

— Notre radeau chargé va être mis à flot.

J’acquiesçai de la tête.

— Mais la mer n’est pas aussi unie qu’on pourrait le désirer. Elle se permet d’onduler comme une chevelure de créole, et notre commissionnaire se trouvera tantôt montant tantôt descendant une colline…

Mes yeux s’ouvrirent pleins d’interrogations.

— Nos provisions glisseront dans l’eau et nous ne manquerons pas de mourir de faim, à moins que nous ne mangions les anthropophages.

Je laissai tomber mes bras le long de mon corps ; milady se mit à rire de mon découragement.

— Il faut trouver un remède, voilà tout, dit-elle.

J’ouvris les bras, d’un geste qui indiquait clairement que ce n’était pas moi qui trouverais le remède.

La jeune femme promena son regard autour d’elle.

— Tenez ! reprit-elle bientôt en m’indiquant du doigt la toile goudronnée qui recouvrait les bagages.

— Eh bien ?

— Voilà le remède.

— Vraiment ?

— Vous ne comprenez pas ? Nous allons couvrir le radeau avec cette toile et nous la ficellerons tout autour.

— Miraculeux ! m’écriai-je plein d’admiration.

— De sorte que nos vivres ne pourront pas aller au fond de l’eau, et que nous ne mangerons pas les anthropophages.

— Oui, mais… dis-je en frissonnant.

Je n’achevai pas une pensée trop claire, et commençai à traîner la toile vers le radeau. Milady chercha un poinçon, de la ficelle, et ayant trouvé à peu près ce qu’elle voulait, elle se mit bravement au travail. La toile était trop large ; il fallut la replier en beaucoup d’endroits.

Enfin nous pûmes descendre le radeau à la mer, et ma compagne mit le pied sur le premier degré d’une échelle que nous venions d’accrocher au flanc du navire. Mais tout à coup elle remonta.

— Et le singe ? dit-elle, et le perroquet ? il faut ressembler tout à fait à Robinson.

— C’est juste, dis-je.

Et j’allai chercher nos compagnons de malheur. Milady mit le singe sur son dos, je mis le perroquet sur ma tête, et, après avoir décroché le radeau, nous nous mîmes à le pousser en nageant vers la terre.

Nous échappions à un péril, pour tomber dans un péril plus grand encore, peut-être. La peur d’être mangé allait succéder à la peur d’être noyé ; les cannibales dans nos cauchemars, remplaceraient les requins.

Soulevés et abaissés alternativement par les lames, nous voyions la première des îles Fidji, apparaître et disparaître à nos yeux, selon que nous étions sur un sommet ou dans un bas-fond. J’examinai cependant la côte le mieux que je pus. Elle était plate et ne montrait qu’une ondulation dorée se prolongeant de chaque côté aussi loin que le regard pouvait aller. Aucun rocher n’égratignait la mer, et la dernière vague s’écroulait sur le sable en écumant à peine.

Un peu en avant, dans les terres, s’élevait une petite falaise couronnée d’une végétation assez sobre, mais composée, à ce qu’il me sembla, d’arbres et de plantes inconnus. Le rivage était, du reste, entièrement désert, aucune hutte, aucune barque, aucun sauvage. Cette solitude me rasséréna un peu. L’île était vaste sans doute, il serait facile d’échapper aux habitants.

Cependant, poussant notre radeau, poussés par la marée, portant l’une un singe, l’autre un perroquet, nous avions nagé courageusement, et bientôt nous pûmes prendre pied, et, ballottés un peu par les vagues, nous abordâmes enfin. Notre premier soin fut de mettre notre radeau hors de la portée de l’eau ; puis d’un même mouvement nous nous retournâmes vers la mer. Elle était d’un bleu profond presque noir à l’horizon, par l’antithèse d’un ciel lumineux, safrané et verdâtre, ciel spécial à ces contrées tropicales. La coque de l’Imogène, outragée par les vagues n’était plus qu’une épave sombre qui s’engloutissait peu à peu et ne manquerait pas de disparaître bientôt pour jamais. C’était de ce jouet, de cette planche, de ce bouchon que nous venions. Milady s’agenouilla, et courbant la tête, pria tout bas. J’étais assez embarrassé ; je ne savais si je devais imiter la jeune femme, ou m’abstenir. Les sauvages futurs me faisaient trouver le moment inopportun pour des actions de grâce. Vu l’état des choses je résolus d’attendre le dénouement. Son oraison terminée, milady se releva et me pria de m’éloigner un peu, afin qu’elle pût changer de costume ; j’allais lui obéir lorsqu’elle me retint d’un geste et me dit de l’air anglais et grave que je n’étais plus accoutumé à lui voir :

— Un mot encore. Êtes-vous sûr que le paquebot où se sont réfugiés les passagers de l’Imogène fût tout à fait hors d’atteinte lorsque mylord Campbell s’est jeté à l’eau ?

— J’en suis sûr, milady, la dernière chaloupe était partie depuis longtemps lorsque votre mari m’est apparu sur le pont, et j’avais tout à fait cessé d’entendre bruire ou siffler la machine du navire sauveur.

— À ce compte mylord est mort ?

— Oh ! oui, dis-je.

Mais je me repris :

— Hélas ! oui, milady, il a dû lui être impossible de faire entendre sa voix au milieu de la tempête, et plus impossible encore de lutter contre les vagues furieuses.

Milady songea un instant d’un air suffisamment ému, puis me fit signe de la laisser.

Je profitai de cet exil momentané, pour grimper, en m’aidant des mains et des genoux, une petite côte qui montait au sommet de la dune, et, de là, j’essayai une reconnaissance.

Autour de moi s’étendait une vaste plaine, sauvage et stérile, où je n’aperçus aucune trace de culture ou d’habitation. De loin en loin se tordait quelque arbre rabougri, à moitié chauve et séché, ou se hérissait un buisson roux. Le sol était d’un sable blanc et fin, entrecoupé par endroits d’un peu de terre végétale, de sorte que la lande entière présentait une alternative de poussière aride et de places sombres couvertes d’herbes, de bruyères en fleurs, de genets, et de plantes étrangères qui répandaient un parfum pénétrant. J’acquis la certitude que nous avions débarqué dans un steppe incultivable et je dus espérer que cette partie de l’île Fidji était inhabitée. J’allai retrouver milady pour lui faire part de mes observations.

En la voyant, je poussai un petit cri de surprise, car elle était tout de noir habillée.

— Oh ! madame, lui dis-je, pourquoi cette toilette lugubre ? n’eût-il pas été charitable d’égayer d’une jupe rose, ou de quelques bouts de rubans clairs notre sombre situation ?

— Vous oubliez, monsieur, que je suis veuve, me répondit-elle gravement.

Je respectai sa douleur, et pour l’en distraire autant qu’il était en moi, je me hâtai de décrire ce que j’avais vu du haut de la dune.

— Comment, dit-elle, il n’y a pas la moindre petite grotte où s’abriter ?

— Pas la moindre grotte, répondis-je, c’est le Sahara.

— Mais comment allons-nous passer la nuit ? Voici le soleil qui se couche, nous ne pouvons pas bâtir une maison avant la nuit ?

— Non, Robinson lui-même ne l’eut pas pu. Mais tout d’abord, je vous conseille, milady, de monter sur la dune car la mer gagne et va bientôt nous atteindre.

— Allons, mais n’oublions pas le bagage, dit l’Anglaise.

Nous fûmes obligés de décharger le radeau et de transporter pièce à pièce les objets qui le couvraient. Les poulets avaient quelque peu étouffé sous la toile d’emballage ; mais il n’y avait pas eu avaries sérieuses, et, le transport une fois effectué, comme nous avions grand’faim et que nous étions très-las, nous nous assîmes sur le bord de la dune et nous soupâmes de très-bon appétit.

— C’est charmant, l’île des sauvages ! dit milady souriant en dépit de sa robe noire.

— Oui, tant qu’on ne voit pas les sauvages !

— Il ne manque que des lits, ajouta-t-elle.

— Heureusement, dis-je en levant la tête, le ciel est pur, et dans ces parages, il ne pleut pas souvent. Du reste, j’ai une idée, vous aurez un lit.

En effet, lorsque le repas fut terminé, je cherchai une bonne place, et refoulant avec mes deux mains le sol docile, je formai un plan à peu près uni qui se rehaussait d’un côté de manière à fournir un oreiller ; puis j’élevai de toutes parts une petite muraille de sable, pareille à un rempart. Le tout imitait en grand les terrassements des babys dans les allées des Tuileries. Néanmoins je fus très-content de mon œuvre.

— Milady, dis-je en m’inclinant, vous avez une chambre et un lit.

— Vraiment, dit-elle en enjambant le petit mur, le dévouement vous rend très-ingénieux.

Elle étendit une couverture sur le sable et se coucha.

— Bonsoir, monsieur Aurélien de Puyroche, dit-elle, faites votre lit, dormez bien et rêvez que vous êtes sur le boulevard des Italiens.

Quelques instants plus tard, les étoiles purent voir tout à leur aise notre sommeil, profond sommeil, que nous avions bien gagné. Je crois que je ronflai un peu, mais heureusement la mer ronfla plus fort que moi. Le matin, le soleil se chargea de nous éveiller en nous inondant insolemment de lumière. Ah ! je regrettai amèrement les triples rideaux de ma chambre qui s’opposaient si bien à ces agressions brutales. Mais, en ouvrant les yeux, je vis le soleil si triomphalement beau, la mer si transparente, si glauque, si vaporeuse, j’éprouvai une telle impression de pureté, de fraîcheur, de joie sereine que je fus un peu consolé. C’était la première fois que je voyais le soleil se lever.

— Eh bien, criai-je à milady, comment vous trouvez-vous, ce matin ?

— Oh ! dit-elle, j’ai rêvé toute la nuit de serpents et de vipères. Il doit y avoir de ces bêtes-là dans l’île Fidji.

— Miséricorde ! m’écriai-je en frappant des mains. J’avais si peur des sauvages, que je ne pensais pas aux serpents.

— Il faudra nous bâtir une maison dans un arbre, dit milady.

— Les serpents montent aux arbres ! soupirai-je.

— Les vipères, non. Et c’est surtout des vipères que nous devons nous défier ; car il ne doit point y avoir de gros serpents dans ce steppe où ils ne trouveraient pas à se cacher.

— Mais, repris-je, vous parlez de bâtir des maisons dans les arbres, comme si la chose était des plus faciles ?

— Nous invoquerons Robinson et nous nous souviendrons de Ville-d’Avray, dit milady, rieuse. Pour le moment, déjeunons, et ne laissons pas mourir de faim notre ferme à venir.

C’est moi qui fus chargé de donner à manger et à boire aux poules, mais je n’avais pas une goutte d’eau douce, et cela me rendit fort perplexe. Je résolus, en attendant la découverte d’une source, de leur verser la moitié d’une bouteille de vin.

— Voyons, dit milady lorsque nous fûmes assis en face l’un de l’autre séparés par un jambon, un morceau de bœuf fumé et du biscuit, causons en architectes sérieux et dressons nos plans. Il s’agit de bâtir deux maisons.

— À quoi bon, deux maisons ?

— À quoi bon ? Croyez-vous que vous allez percher sur le même arbre que moi, monsieur de Puyroche ?

— Deux maisons, soit !

— Dans deux arbres.

— Parfaitement.

— Il faut d’abord une échelle.

— Naturellement.

— Deux échelles, même.

— Certainement.

— Avez-vous fini, avec vos adverbes ? s’écria milady, en frappant du pied sur la table, aidez-moi donc à faire le plan.

— Voici, milady, répondis-je après avoir rêvé quelques instants. Vous prenez un arbre…

— Et vous faites un roux, interrompit-elle en haussant les épaules. Enfin, voici l’arbre.

— Et elle traça du bout du doigt, une ligne sur le sable.

— Admettons, repris-je, que l’arbre ait trois fortes branches à peu près à la même hauteur.

— J’admets les trois branches.

— Ces trois branches trouvées, j’établis un plancher.

— Un plancher ? où prendrez-vous le plancher ?… votre idée ne vaut rien.

— Aussi, vous ne m’aidez pas du tout.

— Voyons, c’était très-bien jusqu’aux trois branches, tâchez de continuer.

Je tenais mon front dans ma main.

— Parbleu ! m’écriai-je tout à coup, le radeau, voilà le plancher !

— C’est vrai, c’est vrai, dit milady, nous l’attacherons aux trois branches.

— Pensons maintenant à la toiture, repris-je.

— Eh bien, s’écria à son tour milady, la toile goudronnée, quelle admirable toiture cela fera !

— Voilà la maison bâtie.

— Pas encore ; mais commençons à travailler pendant qu’il fait un peu frais, à midi la chaleur doit être intolérable. Nous mîmes les restes du repas à l’abri du soleil, et j’offris mon bras à milady pour aller à la découverte d’un arbre à trois branches. Nous marchions au bord de la dune d’un pas tranquille, regardant tantôt la mer, tantôt la lande. Je disais mille galanteries à la jeune anglaise, qui fronçait le sourcil en souriant derrière son ombrelle. Elle avait une robe courte, noire, garnie de franges légères, et sur le front, une toque de velours noir où s’enroulait un voile de crêpe. Moi, bien ganté et vêtu de toile blanche, je faisais crier mes souliers vernis sur le sable. Nous, nous pensions à Dieppe ou à Trouville. Milady tira de sa ceinture une petite montre incrustée de perles.

— Quatre heures ! quatre heures du matin ! dit-elle.

— Comment, m’écriai-je, quatre heures et non-seulement nous sommes levés, mais nous avons déjà déjeuné et nous nous promenons !

— Nous ne nous promenons pas ; nous cherchons un arbre pour bâtir une maison.

— C’est vrai, vous m’aviez fait oublier l’île déserte, le naufrage, les serpents, les sauvages et la fricassée.

— Si je vous ai fait oublier tout cela, je vous en fais souvenir, et voici là-bas quelques arbres moins rachitiques que les autres ; peut-être pourrons-nous trouver ce qu’il nous faut.

Nous nous hâtâmes à travers la lande.

— Si nous allions voir apparaître quelque épouvantable nègre ? disait milady tout en marchant.

Je lui montrai deux pistolets de salon passés à ma ceinture.

— Tant qu’il n’y aura que deux sauvages à la fois, dis-je, je vous défendrai ; je fais mouche presqu’à chaque coup.

— Ah ! ah ! dit milady, en avant, alors. Nous atteignîmes les arbres. Ils étaient couverts de petits fruits rouges moins gros que des cerises et très-durs.

— Y a-t-il des arbres semblables à ceux-ci en France ? demanda milady, je n’en ai jamais vu en Angleterre.

J’avouai que je ne connaissais pas l’espèce de ces végétaux.

— Ce doit être des arbres particuliers à ce pays, dit la jeune femme, sont-ils hérissés et bizarres !

— Si c’étaient des mancenilliers ! m’écriai-je, me souvenant de l’Africaine.

— Non, reprit-elle, ils sont trop laids, cependant nous ne mangerons pas de leurs fruits.

— Oh ! non.

Ces arbres avaient le tronc principal assez peu haut ; leurs maîtresses branches s’écartaient brusquement et presque horizontalement, tandis que leur faîte s’ébouriffait en mille broussailles. C’était justement ce qu’il nous fallait.

— Voici mon domicile, dit milady en frappant sur l’un des arbres.

— Et voici le mien.

Nous retournâmes à l’endroit où nous avions couché, et en trois voyages nous eûmes transporté tout notre bagage.

— Voyons, quels sont nos outils ? demanda milady.

— Voici une petite hachette, répondis-je.

— Moi, j’ai un couteau anglais qui contient un tire-bouchon, un tire-bouton, un poinçon, un cure-oreilles, un grattoir et une lime à ongles, sans compter les lames de toutes les dimensions.

— C’est un précieux outil !

— Oui, mais il ne suffira pas.

— Je possède deux rasoirs ; j’en sacrifie un.

— Très-bien ! Nous avons beaucoup de cordes et de grosses ficelles. Nous pourrons peut-être venir à bout de nous loger ; allons, vite, l’échelle d’abord.

Nous employâmes toute une heure à couper dans les arbres voisins deux morceaux de bois assez solides et assez longs pour servir de montants à l’échelle, et quatre branches, les moins raboteuses possibles, pour faire les échelons ; puis chaque tige fut dépouillée de ses feuilles et taillée tant bien que mal. À grand’peine, nous fîmes quatre trous dans chacun des montants, et, amincissant les bouts des échelons, nous les enfonçâmes dans les trous. Nous étions si enthousiasmés de notre œuvre et de notre génie, que nous nous apercevions à peine que la sueur nous inondait. L’échelle fut terminée à onze heures. Milady déclara qu’elle avait faim, et qu’il fallait recommencer à déjeuner, puis dormir jusqu’à deux heures. Nous nous assîmes sous l’arbre de milady.

— Mais, dis-je, en mordant à belles dents dans une tranche de bœuf, si nous dormons ainsi en plein jour, les indigènes pourront nous surprendre, nous tuer et nous croquer avant que nous eussions le temps de nous en apercevoir.

Il fut convenu que nous dormirions l’un après l’autre, et je fus chargé de veiller d’abord. Les premières minutes se passèrent bien. Je considérai le ciel limpide, la mer tranquille, la plage solitaire, la plaine déserte. Mais, bientôt je commençai à bâiller démesurément et à tirer mes bras. Je résolus de regarder dormir milady. Elle avait les pieds croisés l’un sur l’autre, un bras rejeté sous sa tête qui se renversait en arrière de façon à me laisser voir l’intérieur rose des narines, les coins de la bouche abaissés et les yeux comme deux taches sombres. J’eus envie de réveiller la jeune femme pour lui dire qu’elle était charmante, mais craignant d’être mal reçu je m’abstins, je suivis l’ondulation de son corsage qui se soulevait et s’effondrait d’une façon adorable, j’admirai la ligne de son cou et le dessous de son menton velouté et blanc d’une blancheur bleuâtre, qui me plaisait infiniment. Il y avait surtout sur ce cou un petit signe brun qui tentait ardemment mes lèvres. Je songeai que la plage et l’île peut-être étaient désertes, que ce serait un bien faible crime de baiser ce petit signe et que milady aurait grand tort de se fâcher. Mais, tout à coup je vis trois yeux à la dormeuse, ce qui m’étonna. Puis elle parut s’élargir et se dédoubler. Il me sembla voir à sa place des collines de neige, puis je ne vis plus rien. Il paraît que je dormis longtemps, car ce fut milady qui m’éveilla en me frappant sur l’épaule.

— Ah ! ah ! dit-elle, c’est ainsi que vous montez la garde ? Quinze jours de salle de police, pour avoir dormi à votre poste.

— C’était pour rêver de vous, milady, soupirai-je.

— Savez-vous, monsieur, qu’il est trois heures, et que la première pierre de ma maison n’est pas posée ? Je risque de dormir cette nuit encore à la belle étoile.

— Oh ! m’écriai-je en tirant un louis de ma poche, n’oublions pas de mettre une pièce de monnaie sous la première pierre.

Milady appuya l’échelle contre l’arbre et voulut monter pour éprouver notre ouvrage. Il résista et fonctionna très-bien à notre grand étonnement.

— À présent, il faut couper toutes les branches inutiles qui encombrent mon appartement, dit milady.

Armés, l’un de la hache, l’autre du couteau, nous montâmes dans l’arbre, et nous nous mîmes à abattre et à tailler à qui mieux mieux. Puis, il fallut séparer le radeau en deux, ce qui nous donna beaucoup de mal, mais enfin, nous en vînmes à bout ; et le parquet fut élevé et posé dans l’arbre. Les planches étaient trop longues ; j’eus l’idée d’y faire des entailles, afin que les branches pussent s’y emboîter. Cela nous prit très-longtemps, mais donna une grande solidité à la construction. Le soleil atteignait l’horizon lorsque le plancher fut terminé. Nous étions brisés de fatigue, et il fallut renoncer à poser la toiture ce jour-là. Milady se consola en voyant l’abri naturel que formaient les branches et les feuilles de son arbre. Nous dînâmes gaiement, en compagnie du singe et du perroquet ; puis sentant nos yeux se fermer, nous arrangeâmes nos lits le mieux possible, milady sur son arbre, moi au pied de l’arbre, et je m’endormis, gémissant de la cruauté de ma compagne, qui préférait me laisser mordre par les vipères, que de me donner l’hospitalité. Ainsi se passa notre première journée dans l’île Fidji.

Le lendemain matin, le soleil nous éveilla avec une rare insolence. Milady, du haut de son arbre, proposa de prendre un bain de mer pour nous donner du courage au travail, et d’emporter la lunette d’approche, afin de voir si aucun navire n’apparaîtrait à l’horizon. Elle descendit bientôt et dégringola lestement la dune. Elle fut sur la plage avant moi, et je l’entendis crier :

— Une paillasse ! deux paillasses ! autant de paillasses que nous voudrons !

Ces exclamations ne manquèrent pas de me surprendre, des paillasses sur la plage ! L’île était donc habitée ? Je m’élançai vers milady et la trouvai plongeant ses bras dans des touffes de varechs que la mer avait rangées soigneusement le long de la plage ; mon visage reprit sa sérénité.

— Voyez, voyez, disait-elle, quelle trouvaille !

Nos reins et notre dos étaient en effet fort courbaturés de la dureté de nos lits et nous nous réjouîmes fort de la bonne aubaine. Le bain pris, nous portâmes sur la falaise le plus de paillasses possible, et après avoir donné du maïs et une demi-bouteille de vin aux poules, nous déjeunâmes, non sans gloutonnerie ; puis nous reprîmes courageusement notre travail.

Le rasoir nous servit à déchirer la toile goudronnée, et bientôt milady attacha à une branche un ruban en guise de drapeau et un bouquet de menthe. Comme je n’avais pas d’échelle à construire et que nous avions acquis quelque expérience, ma maison, à moi, était construite avant le coucher du soleil, et, le soir, nous pûmes rentrer nous coucher chacun chez nous.

Le lendemain, je descendis de mon abri à l’aide d’une corde, et je me mis à la recherche d’une source ou d’un ruisseau, car les poules avaient des attitudes titubantes, qui ne laissaient pas de m’inquiéter. Mais j’eus beau rôder, les yeux fixés à terre, je ne découvris, à mon grand chagrin, aucune trace d’eau douce, milady prétendait qu’il y aurait de l’orage avant peu, car l’horizon se couvrait de vapeurs et la chaleur était suffocante ; mais nous n’avions aucun récipient pour recevoir l’eau. Nous fûmes obligés de creuser des trous, que nous pavions de galets et de feuilles, et de réunir tous les coquillages un peu creux que nous trouvâmes, puis le soir vint.

Milady remonta sur son arbre, et moi-même j’allai me coucher après avoir donné une leçon de grammaire au perroquet. Mais à peine endormi je fus éveillé par un tumulte épouvantable. C’était l’orage prédit par milady. Il se déchaînait avec une fureur que je n’aurais pas pu prévoir et qui est le privilége de la latitude enragée sous laquelle nous nous trouvions. Le ciel n’était qu’une immense flamme bleue, violette, effrayante ! Des détonations insensées éclataient soudain, et le bruit roulait autour de l’horizon indéfiniment ; les vagues semblaient battre une enclume gigantesque, le vent poussait d’affreux coups de sifflet ; bientôt la pluie tomba à torrents. Comme je n’étais pas très-rassuré, j’appelai milady.

— Avez-vous peur de l’orage ? lui demandai-je.

— Bah ! dit-elle, la foudre tombe toujours dans la mer. Voici de l’eau pour les poules, ajouta-t-elle.

Mon arbre était secoué et battu par les rafales, d’une façon très-inquiétante. J’aurais bien voulu être ailleurs. Le singe gémissait, le perroquet battait des ailes, les poules piaulaient ; c’était affreux. Enfin la tourmente se calma, puis s’éteignit et je pus m’endormir dans un air rafraîchi.

Le jour qui suivit cette formidable nuit d’orage, ne fut marqué par aucun événement fâcheux. Les poules réconfortées par l’eau dont elles étaient privées depuis longtemps, pondirent trois œufs que milady fit cuire sur de la braise de broussailles ; et nous fîmes un excellent repas, car nous commencions à nous lasser de la viande fumée.

Puis les jours se succédèrent uniformément. Aucun habitant n’apparaissait. Nos demeures s’étaient beaucoup améliorées ; milady, avec des varechs, avait tressé des sortes de paillassons qui servaient de murailles à nos chambres ; nous avions fait des armoires dans les feuilles et des porte-manteaux dans les branches, une niche pour le singe et un perchoir pour le perroquet. Les poules avaient aussi leur arbre qu’elles avaient choisi. Tout allait donc pour le mieux. Mais étions-nous destinés à passer notre vie entière dans cette île déserte et ne verrions-nous jamais apparaître un navire à l’horizon que nous regardions sans cesse ?

Un soir, pendant que nous prenions un bain, milady aperçut un point noir sur la mer. Elle m’appela et nous nous mîmes tous deux en observation, la main plate au-dessus des sourcils, allongeant notre vue le plus possible, le point noir s’agitait visiblement et approchait. Notre inquiétude était à son comble. C’était sans doute une barque pleine de sauvages. Il me semblait les voir armés de pieux, couronnés de plumes bleues et rouges et ornés de quatre rangées de dents.

Cependant la barque manœuvrait bizarrement ; elle allait, venait, se retournait brusquement. Une fois nous la vîmes sauter hors de l’eau. Ce n’était donc pas une barque ! Et puis maintenant, au lieu d’un point noir il y en avait deux, qui se fuyaient et se poursuivaient.

— Bon Dieu ! m’écriai-je tout à coup, ce sont des requins.

— Des requins ! répéta milady, épouvantée.

En trois bonds, nous fûmes chacun sur notre arbre, où nous tremblâmes longtemps. La nuit vint. Notre sommeil fut agité, mais le matin nous ne vîmes plus trace de requins. Ils s’en étaient retournés au large.

Nous eûmes l’idée d’établir une pêcherie et l’exécution de ce projet nous occupa longtemps. Avec de la ficelle et un jupon déchiré en lanières nous fîmes un filet carré attaché à quatre baguettes et suspendu par des cordes à une cinquième. C’était une sorte de grande cuiller. Lorsque le filet fut achevé, nous allâmes à la pêche, et après plusieurs heures de patience, nous amenâmes dans le filet quelque chose de mou, de gluant, d’affreux.

— Une pieuvre ! m’écriai-je, pensant aux Travailleurs de la mer.

Cela nous plongea dans une telle épouvante que nous laissâmes pieuvre et filet pour fuir plus vite.

Milady revint la première et du bout de son ombrelle ramassa l’objet étrange que nous avions pêché.

— La bête a des cheveux, dit-elle.

— Grand Dieu ! m’écriai-je, c’est une chevelure scalpée.

— C’est vrai, dit milady pâle d’horreur en laissait retomber le triste trophée.

Une lame vint qui le remporta.

— Cette chevelure a dû séjourner longtemps dans la mer, dis-je, car les poils sont devenus jaunes et les sauvages ont les cheveux bleus.

Nous recommençâmes timidement nos tentatives de pêche ; nous fûmes plus heureux ; nous prîmes quelques petits poissons d’une espèce bizarre, que nous ne connaissions pas, mais qui nous semblèrent excellents frits dans de la graisse de poulet. Ainsi notre nourriture devenait assez variée. Nous avions mis de côté quelques poignées de blé et de pommes de terre, en prévision de l’avenir. Nous cultivions un petit coin de terre végétale que nous entourions de soin et que nous arrosions d’eau de mer, pour pouvoir l’ensemencer quand il en serait temps. Notre vie n’était pas trop malheureuse, nous eussions rendu Robinson jaloux.

Nos yeux interrogeaient pourtant bien souvent l’horizon vide de la mer, pour y chercher un navire sauveur. Nous parlions souvent de notre pays avec attendrissement comme des exilés, et nous désespérions presque de le revoir jamais. Lorsque je me reportais brusquement à ma vie d’autrefois, je ne pouvais m’imaginer comment je supportais sans trop de désespoir les privations et les malheurs présents. Ce n’est qu’en regardant le doux profil de ma compagne, ses yeux clairs et son front blanc, que je m’expliquais ma résignation. Cependant la jeune Anglaise était si froide, si réservée, si renfermée dans son chagrin de veuve ! chagrin tout de convenance, mais qui n’en était pas moins difficile à combattre. Dieu sait que je le combattis avec constance, courage et ruse ! Il n’était pas d’heure où je n’attaquasse la place ; mais elle était toujours fortifiée et imprenable.

— Oubliez-vous que je pleure mylord Campbell ? me disait-on sèchement. Alors je me renfermais dans un affreux désespoir. Je me jetais sur le sable, la tête dans mes mains, et je demeurais des heures ainsi, les épaules secouées par des sanglots contenus. Quelquefois, elle venait me relever et me disait : Vous êtes fou. Lorsqu’elle me frôlait en passant près de moi je tremblais comme une sensitive. Si je la regardais en lui parlant, je m’interrompais tout à coup et restais la bouche ouverte, stupide de sa beauté. Je voyais bien que son cœur n’était pas de marbre, et qu’elle ne luttait que contre des préjugés. Aussi, bien souvent, je parlais raison avec elle, assis l’un près de l’autre sur le sable en face de la mer. Elle était trop jeune et trop belle, il était impossible qu’elle fût une veuve inconsolable. Mylord était vieux, laid, égoïste ; ses cheveux étaient roux et rares ; les yeux lui sortaient de la tête ; son nez était incandescent, mais son cœur froid comme la glace ; il s’était attaché comme un boulet à la jeunesse, à la joie, à la beauté de sa femme ; il était peu probable qu’elle l’eût aimé. Donc, dans la vie elle se fût remariée ; elle eût aimé un jeune homme dont le nez eût été pâle et le cœur brûlant. Si je l’avais rencontrée dans un salon, j’aurais peut-être désespéré de l’attendrir, il y aurait eu trop de comparaisons désavantageuses pour moi, trop de cavaliers plus charmants, pour que je m’enhardisse à espérer ; mais, dans cette île déserte où il n’y avait que moi, j’avais quelques chances d’être préféré, et, malgré sa cruauté, l’espoir n’était pas mort dans mon cœur. À tout cela, milady baissait la tête, et soupirait doucement sans me répondre, et les jours se passaient.

Un matin nous sommeillions tous deux sur la plage ; milady se releva tout à coup, et me saisit la main.

— Écoutez, dit-elle, en ouvrant tout grands ses beaux yeux.

Je prêtai l’oreille à un bruit lointain et régulier que nous apportait la brise, je pâlis ; toutes mes terreurs me revenaient. Nous montâmes sur la dune, et m’agenouillant, je collai mon oreille à terre pour mieux entendre.

— On dirait un galop de cheval, m’écriai-je.

— De plusieurs chevaux même, dit milady.

Nous écoutâmes encore, c’étaient bien des chevaux qui galopaient et se rapprochaient rapidement.

— Nous sommes perdus, cette fois ! soupirai-je.

— Défendons-nous, au moins, dit milady.

Nous prîmes chacun un pistolet et un rasoir, et nous remontâmes sur nos arbres, tirant, milady son échelle, et moi ma corde. Nous attendîmes, bientôt un hennissement se fit entendre. Il n’y avait pas de doutes à conserver, une troupe de cavaliers s’avançaient, nous apercevions déjà dans le soleil qui embrasait la lande, un groupe formidable plein de points brillants et d’éclairs d’acier. Anxieux, nous retenions notre souffle, les pistolets armés tremblaient dans nos mains, et nos yeux s’écarquillaient pour compter le nombre de nos ennemis ; mais, lorsqu’ils furent à portée de la vue, nous cherchâmes en vain des cavaliers sur le dos des montures ; les chevaux nus ne portaient personne.

— Eh bien, s’écria milady, nous voici encore sauvés cette fois-ci ; il n’y a pas le moindre sauvage.

— En effet, dis-je, ce sont les chevaux qui sont sauvages ; l’île est décidément déserte.

Nous ne nous inquiétâmes pas davantage des nouveaux arrivés, qui n’avaient d’autres intentions que de brouter les maigres ronces et d’exécuter quelques innocentes gambades. Ils s’en retournèrent d’ailleurs, comme ils étaient venus, et je repris le fil de mes idées amoureuses.

Un jour, le singe que je poussais un peu par derrière, grimpa l’échelle de milady et pénétra chez elle ; il tenait dans sa patte une carte de visite où on lisait : Le Vicomte Aurélien de Puyroche.

— Faites entrer, dit milady en riant. Je montai à mon tour l’échelle, et je parus devant la jeune femme. J’étais en frac, en culotte noire, en cravate blanche, en gants blancs.

— Quelle tenue, et quel air solennel ! dit la jeune veuve, en me faisant signe de m’asseoir par terre.

— Madame, dis-je, en m’inclinant le plus humblement possible, j’ai l’honneur de vous demander votre main.

— Monsieur ! s’écria milady, vous moquez-vous ? voilà un mois à peine que je porte le deuil de mylord Campbell, et vous osez me parler de secondes noces ?

— Madame, repris-je sans me troubler, nous sommes loin de l’Angleterre, de la France et des lois sociales ; nous sommes dans une île ; et cette île étant, selon toute apparence, déserte, je suis le roi et le maître de cette île, en conséquence je suis maître d’instituer que dans mon royaume, on portera le deuil d’un époux un mois seulement.

— Mais, dit milady, en souriant, je ne me considérerai jamais comme mariée sans le maire, le prêtre, l’orgue, le contrat et les témoins.

— La nature sera le maire, milady, le soleil sera le prêtre et il nous bénira en nous couvrant de lumière tandis que les mugissements de la mer remplaceront les accords de l’orgue. Nous graverons notre contrat sur la conque d’un coquillage ; notre honnêteté et notre amour seront nos témoins. Si vous ne me haïssez pas, madame, toutes les causes de votre refus, toutes les raisons que vous donnerez pour retarder mon bonheur, seront mauvaises.

— Je ne vous hais pas du tout, dit milady ébranlée, mais je vous demande huit jours pour réfléchir.

— Puissent vos réflexions m’être favorables ! dis-je en soupirant.

Et après avoir baisé la main de milady, je redescendis suivi du singe. Pendant huit jours, je ne parlai pas mariage à ma jeune compagne, mes soupirs et ma pâleur seuls la suppliaient ; d’ailleurs mon élève le perroquet avait enfin profité de mes leçons et on n’entendait plus que ce cri dans les arbres : « Aurélien aime milady. »

Enfin le matin du huitième jour, je trouvai dans mon arbre un petit billet où milady me priait de passer chez elle.

Je me précipitai de mon arbre dans le sien ; elle me tendit la main avec gravité.

— J’accepte, dit-elle, mais à la condition que si jamais nous retournons en Europe, vous m’épouserez selon la loi.

— Méchante ! dis-je en me jetant à ses pieds, comment avez-vous pu avoir un doute à ce sujet ?

Notre mariage fut fixé à quelques jours de là, au samedi prochain, je fus admis à faire ma cour. Chaque matin le singe apportait à ma fiancée un bouquet de fleurs sauvages, accompagné d’un billet passionné. Elle, de son côté, avait appris au perroquet à retourner sa phrase, et un jour, j’entendis sur les branches, cette douce déclaration : « Milady aime Aurélien ; » je ne regrettais plus du tout ma vie passée, ni le boulevard. Les heures s’écoulaient délicieusement. Tantôt nous sommeillions l’un près de l’autre en nous tenant la main, tantôt nous nous poursuivions comme des enfants, à travers les vagues mousseuses. Parfois, c’étaient de longues et tendres promenades, le soir, au clair de lune, près de la mer. L’île déserte devenait l’île enchantée.

Mais un jour, où appuyée sur moi, elle souriait et baissait les yeux aux discours passionnés que je lui tenais, elle me serra subitement le bras, et, regardant fixement le sol, elle s’interrompit de marcher.

— Voyez ! voyez ! me dit-elle d’une voix émue.

J’éloignai avec peine mon regard de son visage et je le tournai vers la terre. Je ne pus retenir un cri : des empreintes de pieds nus étaient marquées distinctement et comme moulées dans le sable. Nous nous regardâmes avec effroi.

— N’est-ce pas nous-mêmes, dit milady, qui avons laissé la trace de nos pas un jour après le bain ?

— Ah ! Juliette ! m’écriai-je, ne m’insultez-pas. Le pied qui a laissé ces traces est deux fois grand comme le mien, et, vous ne songez pas, je pense, à le prendre pour le vôtre.

— Vous avez raison, on dirait un pied de géant.

— Du reste, nous ne sommes jamais venus nous baigner si loin de chez nous.

— L’île est donc habitée par des hommes qui ont de tels pieds ? s’écria milady épouvantée.

— Et par des hommes complétement sauvages, dis-je, car ils ne portent même pas de souliers.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que vont-ils nous faire ?

— Il serait prudent de rentrer chez nous ; le sauvage n’est peut-être pas loin.

— Oui, mais voyez, il y a des pas qui viennent et des pas qui s’en vont. Nous suivîmes soigneusement les traces. Le sauvage était venu jusqu’au bord de la dernière vague, puis il avait rebroussé chemin de quelques pas, et s’était assis sur le sable. (Il n’avait pas non plus de pantalon !) Ensuite il s’était relevé et avait continué à marcher vers la dune, qu’il avait gravie.

Cette certitude acquise, nous la gravîmes à notre tour, et laissant dépasser seulement le haut de notre tête, nous regardâmes avidement la lande. Elle était absolument déserte.

Cependant l’île était habitée ! les empreintes de pieds en étaient une preuve irrécusable et la tranquillité dont nous commencions à jouir allait être pour jamais troublée ; je reconduisis milady, toute tremblante, jusqu’à son arbre.

— Marions-nous vite ! dis-je, en lui baisant la main ; lorsque vous serez ma femme, je deviendrai hardi et fort comme un lion pour vous défendre.

— C’est après-demain samedi, me dit-elle avec un regard plein de tendresse. Je remontai dans mon arbre, assez oublieux du sauvage. Je fis un rêve où j’étais roi et vêtu de plumes de paon, où milady, reine, était vêtue aussi de plumes de paon, j’avais un grand-vizir noir comme le diable et un peuple de sauvages grands comme des montagnes. J’avais un gouvernement tyrannique et je mangeais un homme chaque matin à mon déjeuner.

Le lendemain je m’étonnai moi-même de mon oubli complet du danger. J’allais, je venais, je tournais autour de l’arbre où ma fiancée dormait encore. J’aurais voulu avoir une guitare, une flûte, un accordéon, une grosse caisse, n’importe quoi, pour lui donner une aubade. Je songeai à piller le ciel de toutes ses étoiles et la mer de toutes ses perles ; mais aux cannibales, pas du tout.

— Cela n’est que naturel, me disai-je pour m’expliquer cette indifférence et ne pas me croire malade, l’amour est un grand égoïste, qui n’admet pas qu’aucun autre sentiment règne avec lui ; et lorsqu’il s’est logé dans une créature, la faim, le sommeil, la peur, la prudence, tous ces honnêtes et utiles instincts, cèdent la place sachant qu’elle n’est plus tenable. Ainsi, qu’on prenne deux jeunes fiancés à la veille de leur union et qu’on les transporte dans un cachot, sur un rocher, en haut d’un mât ; pourvu qu’ils soient ensemble, ils se trouveront bien partout, surtout dans une île déserte, et ils ne s’apercevront des anthropophages que lorsqu’ils sentiront des dents s’enfoncer dans leur dos.

J’en étais là de mes réflexions lorsque je me sentis mordre violemment à l’épaule. Je hurlai d’épouvante et de douleur ! Les poules glapirent. Milady se précipita à peine vêtue de son arbre et me mit un pistolet dans la main. Je me retournai pour faire face à mon adversaire. Alors, à la terreur succédèrent des éclats de rire sans fin. Plongé dans mon rêve amoureux, je m’étais assis sans regarder où, et j’avais à moitié écrasé le pauvre singe, qui s’était vengé comme il avait pu.

— Je vous ai bien cru croqué, cette fois, dit milady.

Nous nous tenions les côtes, mais tout à coup la jeune femme s’apercevant de la légèreté de son costume, remonta toute honteuse sur son arbre.

Je passai le reste de la journée à faire des préparatifs pour le lendemain.

Je tuai trois poules, et, après les avoir plumées, je fis un petit oreiller avec leurs plumes. J’allai pêcher, puis cueillir une grosse touffe de fleurs sauvages dont j’ornai les arbres. Je ramassai des algues, et je fis des guirlandes de coquillages en guise de girandoles ; enfin je fabriquai une mosaïque charmante avec des galets brillants et de couleurs diverses. Le soir, lorsque je reconduisis milady jusqu’au seuil de son arbre, j’avais des larmes dans les yeux.

— Demain, lui dis-je, en baisant sa main, vous me laisserez monter au ciel par cette échelle.

Enfin le grand jour se leva. En m’éveillant je me jetai dans les bras du singe et je grattai la tête du perroquet avec attendrissement. J’étais inondé d’une joie sans nom, je souriais, je regardais le ciel avec extase, il me semblait que les rayons du soleil m’entraient dans le cœur. Je descendis et je me mis à poursuivre les poules pour les embrasser aussi, mais elles s’enfuirent avec des mines si rebelles, que je renonçai à mon tendre projet. Puis je pressai si fort dans mes bras l’arbre où dormait mon amie, que l’écorce s’incrusta dans la paume de mes mains et sur mon visage. Il paraît que je le secouai un peu, car milady s’éveilla et fit un mouvement.

— M’avez-vous oublié, mon amour ? soupirai-je.

— Oh ! non ! répondit-elle très-bas.

Je contemplai la mer, l’horizon, la lande, je trouvai la nature sublime et je pensai qu’il était doux d’être au monde. Je remontai sur mon arbre pour procéder à ma toilette. En me regardant au miroir j’eus un moment de chagrin. Le grand air, le soleil, la réverbération du sable blanc m’avaient hâlé, mon teint si limpide s’était taché de plaques bistrées et de nuances rubicondes qui me déplaisaient souverainement, les saillies des plis de mon cou avaient un faux ton de pain d’épice clair, tandis que les creux étaient restés blancs, ce qui le faisait ressembler à un cou de zèbre, de plus le vent de la mer m’avait tanné la peau, et je la comparai sans pitié, à du cuir de bottes. Mes cheveux étaient désséchés, mes moustaches raides, mes mains calleuses et noires. À l’aspect de ces désastres, je versai deux larmes de rage et je m’enfonçai les ongles dans le crâne.

Cependant après cet excès de douleur je me mis à l’ouvrage pour tâcher de réparer les dégâts. J’avais beaucoup ménagé mes pommades et mes eaux de toilette, présageant que les anthropophages devaient avoir des notions très-succinctes sur la fabrication de la parfumerie, et n’espérant revoir de longtemps la boutique d’Houbigand-Chardin.

Mais vu la solennité de ce jour, je me livrai à une orgie de pommade et de vinaigre. Mes cheveux reprirent leur souplesse, mon teint s’améliora ; un peu de poudre de riz eut raison des zébrures de mon cou, et mes mains égratignées par le travail se dérobèrent sous des gants blancs irréprochables. Lorsque je descendis de mon arbre, j’étais un peu rasséréné et j’avais repris confiance en moi.

Je m’assis au pied de l’échelle de Milady et j’attendis. J’étais grave, presque solennel, je songeais sérieusement à l’avenir. « Je suis peut-être appelé à devenir la souche d’un grand peuple, me disais-je, c’est ainsi que les races commencent. Adam et Eve en sont la preuve. En même temps qu’un peuple, je fonderai une dynastie, car mes fils, qui seront braves, soumettront les sauvages, s’il y en a. Ils les domineront : l’esprit domine toujours la force ; et comme ils tiendront de moi ce n’est pas l’esprit qui leur fera défaut. Donc nous serons rois. Je serai Aurélien Ier, grand législateur, guerrier superbe (en théorie seulement, car on ne me permettra pas d’exposer ma précieuse vie), fondateur de villes, de théâtres, de restaurants (je croyais déjà voir s’allonger devant moi un digne frère du boulevard des Italiens). J’aurai une garde royale, un grand vizir, mais pas de députés. La reine aura des dames d’honneur négresses et une calèche traînée par des lions. Les singes seront considérés comme animaux nobles, et les perroquets comme oiseaux sacrés. »

J’en étais là de mes rêves d’avenir lorsque j’entendis un léger froissement derrière moi, je me retournai vivement. Milady était debout sur le plus haut degré de l’échelle, je fus ébloui et je crus voir vraiment une reine ou plutôt une fée sortant d’un arbre. Toute la lumière semblait se concentrer sur elle, et revenir d’elle, plus brillante. Elle était vêtue de blanc avec des perles blanches au cou et des diamants sur le front. Ses yeux brillaient, son sourire brillait, ses cheveux blonds semblaient en or. Je ne la laissai pas descendre, je la pris dans mes bras et la posai doucement à terre.

— Voulez-vous de moi pour époux, chère Juliette ? demandai-je, grave comme un maire.

— Oui, me répondit-elle, en souriant, et vous, Aurélien, m’acceptez-vous pour femme ?

Je ne lui répondis qu’en la serrant sur mon cœur ; elle ne se défendit pas et appuya son front sur mon épaule. Je levai la tête avec orgueil. Il me sembla que les vagues, au loin, se balançaient devant nous comme des encensoirs et que l’écume blanche, qu’elles étalaient sur le sable, était une nappe d’autel.

Mais, tout à coup au milieu de mon extase, je vis, dans le lointain, un homme nu, tout nu ! marcher sur la nappe et sur l’autel !

Ainsi, l’horrible danger qui nous menaçait depuis si longtemps, se montrait enfin. Il était là, évident, immédiat. Pendant de longs jours, nous lui avions échappé, pour qu’au moment où notre bonheur nous rendait oublieux, il vînt nous faire souvenir. Sans doute ce sauvage n’était pas seul ; il était venu en pirogue et ses compagnons étaient peut-être occupés à amarrer l’embarcation derrière un pli de la dune ; ils allaient apparaître, dix, vingt, cent. Ils nous découvriraient, et au lieu d’une noce, il n’y aurait qu’un repas de noces.

Il est inutile de dire que je poussai un cri, qui fit lever les yeux à Juliette.

Elle me regarda, vit l’épouvante empreinte sur mon visage, et, suivant la direction de mon regard, aperçut le sauvage.

— Ciel ! s’écria-t-elle, c’en est un, cette fois-ci ! D’un même bond, nous fûmes dans l’un des arbres, et, tremblant, j’armai les revolvers que je portais toujours dans ma poche.

— Ne tirez qu’à la dernière minute, dit milady, le bruit pourrait attirer d’autres indigènes.

— Soyez tranquille, dis-je.

Et nous nous mîmes à guetter.

Le sauvage était à une centaine de pas de nos demeures. Nous ne faisions que l’entrevoir à travers les branches, mais assez pour suivre ses mouvements.

D’abord il côtoya la mer et sembla lui parler avec des gestes peu civilisés.

— Il adresse sans doute une prière au dieu des anthropophages ?

— C’est possible, dit milady, il lui demande de leur envoyer des hommes bien gras.

Quoique assez maigre, je frissonnai.

Une fois, il fit une sorte de culbute dans l’eau, puis se retourna vers la terre.

— Étranges mœurs ! murmurai-je.

Mais la situation devenait grave.

L’ennemi avait aperçu nos maisons. La main sur les yeux, il s’était baissé puis relevé et il s’avançait vers nous avec une mine sanguinaire ; il avait senti la chair fraîche, le misérable !

Je promenai des yeux effarés autour de moi. Un grand sac de toile épaisse formait une des parois de la chambre de Juliette ; je le détachai rapidement.

— Que comptez-vous faire ? demanda la jeune femme tremblante.

— J’ai une idée, vous verrez.

L’homme approchait toujours. Je me sentais devenir assez brave ; en somme il était seul, nu et sans armes.

Il avançait. Il n’était plus qu’à dix pas.

— Dieu ! m’écriai-je, c’est pis qu’un anthropophage ; c’est un Peau-Rouge.

En effet, il semblait un homard cuit à point.

— L’affreux homme ! dit milady, qui essayait de l’apercevoir à travers les feuillages.

Tout à coup le Peau-Rouge se débattit avec un cri étouffé, le sac venait de lui tomber sur la tête et si habilement jeté qu’il lui descendit jusqu’aux chevilles.

— Bravo ! dit Juliette.

D’un bond je fus à terre, je renversai l’ennemi, et poussant ses pieds dans le sac, je l’enfermai solidement, milady vint me rejoindre.

— Vous êtes un héros ! me dit-elle en m’embrassant.

À vrai dire, j’étais de son avis, et je considérai même Alexandre et César comme d’assez vulgaires personnages.

Nous nous assîmes parterre.

— Ma reine bien-aimée, dis-je majestueusement, si les indigènes viennent un à un, ou même deux à deux, nous sommes sauvés. Que pensez-vous que nous devions faire de notre captif ?

— Si nous le mangions ? dit-elle, en riant.

— Pouah ! il doit avoir une odeur de bête fauve.

— Eh bien, essayons de l’apprivoiser.

— Oui, ce sera un commencement de peuple.

— Mais comment nous y prendre ? il ne nous comprendra pas.

— Nous ne laisserons sortir du sac que sa tête, et nous lui apprendrons à parler.

— C’est cela.

— En attendant, il n’a pas l’air d’être fort satisfait de son sort, car il se démène et piaille à ravir.

— Il étouffe peut-être.

Nous nous rapprochâmes de la victime.

— God ! s’écria milady, il parle anglais.

— Comment, anglais ? un sauvage qui parle anglais ?

— Il n’est peut-être pas sauvage, c’est peut-être un naufragé comme nous ?

Je prêtai l’oreille : le sauvage jurait assurément en anglais.

— Il faut lui ouvrir, dit milady.

Je déliai le sac d’assez mauvaise grâce, et l’homme se trouva immédiatement dans l’attitude d’un boxeur.

Juliette poussa un cri.

— Milord Campbell !

— Milord Campbell ! répétai-je consterné, car c’était lui.

— Milady ! dit à son tour milord. M. de Puyroche !

— Le diable t’emporte ! pensai-je.

Mais comme je suis avant tout homme du monde, je repris :

— Vous n’êtes donc pas noyé ?

— Pas du tout. Et vous-même ?

— Vous voyez que non. Et vous avez échoué comme nous, sur ce rivage ?

Milord écarquilla les yeux. Je continuai :

— Les anthropophages vous ont fait grâce à ce qu’il paraît et vous vous êtes soumis à leurs coutumes, car vous avez adopté leur costume favori. Pourtant il vous ont scalpé, ajoutai-je, en voyant la tête complètement nue de Milord.

L’Anglais me regarda et regarda milady.

— Vous avez dû souffrir beaucoup. Mais ils ne sont pas aussi féroces qu’on le dit, puisqu’ils vous ont laissé la vie.

— Je ne vous comprends pas, dit milord Campbell.

— Sans doute vous ignorez à quels hommes vous avez eu affaire, vous n’aviez pas les instruments qui m’ont servi à m’orienter, vous ne savez pas vous êtes.

— Où suis-je donc ?

— Dans une des îles Fidji, qui sont, comme vous savez, habitées par des peuplades peu civilisées.

— Vraiment ? dit-il en éclatant de rire.

— Milord… murmurai-je.

Mais il considérait les maisons, l’échelle, les poules et il riait de plus belle.

— Monsieur le vicomte, dit-il, je suis forcé de vous avouer que vous êtes tout simplement à Arcachon.

— Arcachon !

— À trois lieues de la ville, à peu près.

— C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Cette solitude ?

— Il vient rarement du monde, par ici. Du côté de la mer, les navires s’ensableraient ; du côté de la terre, il y a presque un Sahara à traverser.

J’éprouvai une grande humiliation. Était-il bien possible que je me fusse trompé à ce point sur la direction de l’Imogène ? Et je vis que milady souriait.

— Mais les chevaux sauvages que nous avons vus ?

— Dans ce pays, les propriétaires économes laissent leurs chevaux libres pour qu’ils aillent brouter.

— Et ces arbres aux fruits inconnus ?

— Ce sont des cerisiers sauvages.

— Mais enfin que faites-vous dans cette tenue ?

— Je viens me baigner par ici, préférant l’eau de la pleine mer à celle du bassin.

— Impossible, dis-je, qui donc vous a scalpé ?

— Ah ! dit-il, avec un mouvement d’humeur, ma perruque, je l’ai perdue par ici, et je suis obligé de m’en passer, n’ayant trouvé rien de convenable dans le pays.

Nous songeâmes à notre pêche.

L’anglais regardait notre toilette.

— Vous êtes irréprochables, dit-il avec un sourire, seulement il me semble, milady, que vous portez bien peu mon deuil.

— Je l’ai porté, dit-elle ; mais vous-même, milord ?

— Je le porte encore, milady.

Il ajouta :

— Lorsque je suis vêtu.

Puis il offrit le bras à sa femme.

— Allons, rentrons chez nous, dit-il, vous avez une charmante villa dans la forêt. Il y a une chambre que M. de Puyroche voudra bien accepter ; elle est très-confortable, et j’espère qu’il ne regrettera pas trop l’île des Sauvages.

Vous vous trompiez, milord, j’ai toujours regretté l’île Fidji et je la regretterai toujours. J’y rêve bien souvent, je me rappelle avec douceur et douleur aussi, la plage, la dune, nos maisons dans les arbres ; j’ai gardé près de moi, et je considère comme des amis le singe et le perroquet, ces témoins de mon bonheur naissant suivi d’une si cruelle déception.