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LES CRIQUETS DÉVASTATEURS

Notre colonie algérienne est véritablement une des contrées où les acridiens méritent le nom biblique de plaies, tant leurs apparitions y sont calamiteuses. L’espèce principale, cause du mal, est l’Acridium peregrinum, vulgairement sauterelle volante, voyageuse d’Afrique. Devant ses apparitions maudites on néglige, comme insignifiants, les méfaits du criquet migrateur et du criquet italique, que possède aussi l’Algérie. Au dire des Arabes, le pays est ravagé à fond en moyenne tous les vingt-cinq ans, sans compter les dégâts partiels. Dans ce siècle, une première grande invasion eut lieu en 1816, et la famine et la peste en furent la conséquence. En 1845, l’Algérie fut de nouveau éprouvée en entier par le fléau des acridiens, et le mal se prolongea pendant quatre ans ; cette invasion eut peu de retentissement, étouffée sous les faits de guerre de cette époque, et surtout parce que les cultures des Européens étant encore peu développées et n’occupant que des étendues restreintes de territoire, les plaintes furent minimes. Il n’en fut pas de même en 1866 ; la pacification était depuis longtemps complète, et les efforts des colons avaient voulu répondre par une démonstration palpable aux détracteurs de la culture algérienne. La terre était revêtue de la plus splendide parure quand les essaims faméliques, sortis du Sahara, vinrent de nouveau envahir toute la colonie, et les désastres méritèrent le nom de calamité publique qui leur est donné dans le rapport du Comité central de souscription, présidé par le maréchal Canrobert (Moniteur du 6 juillet 1866). L’invasion commença au mois d’avril ; les criquets, sortis des gorges et des vallées du sud, s’abattirent d’abord sur la Mitidja et le Sahel d’Alger ; la lumière du soleil était interceptée par leurs nuées ; les colzas, les blés, les orges, les avoines furent dévorés, et les insectes dévastateurs pénétrèrent même dans les maisons, déchiquetant les habits et le linge. Les Arabes tentaient d’empêcher par de grands feux et d’épaisses fumées la descente des essaims affamés. À la fin de juin, les larves sorties des œufs, mourant de faim en raison de la déprédation précédente, comblaient les sources, les canaux, les ruisseaux. L’armée, par corvées de plusieurs milliers d’hommes, réunit ses efforts à ceux des colons et des indigènes pour enfouir les cadavres amoncelés, mais avec peu de succès devant le nombre immense des criquets. Les moyens les plus efficaces pour détruire la fatale engeance sont les suivants : ramasser avec de grands filets traînants les insectes vivants, surtout le matin où ils sont encore engourdis, et le soir où ils commencent à dormir, les mettre en sacs et les enterrer profondément ou dans des bains de chaux ; c’est la chaux qui sauva en 1845 la belle commune d’Hussein-Dey. Le feu est aussi un puissant auxiliaire. En 1866, le garde champêtre d’Hussein-Dey, nommé Fontanille, garantit comme il suit les beaux jardins de cette localité : disposant de soldats, il recherchait les bandes de jeunes criquets encore aptères, et les dirigeait vers des massifs préparés de chaumes et de broussailles, et, lorsqu’il en avait amené ainsi des masses considérables, il mettait le feu. À l’Alma, où convergeaient de nombreuses et grandes bandes de larves qui longeaient la rivière, on avait découpé le terrain en grands fossés, plus larges au fond qu’à l’entrée, et des hommes, munis de balais, y amenaient les bandes d’insectes qu’on ensevelissait sous les déblais. Il faut avoir soin de ramasser, de mettre en tas et de brûler ou enterrer les cadavres des criquets, de peur d’infection. Enfin le meilleur procédé de destruction est de s’attaquer aux glèbes d’œufs. On retourne à la charrue ou à la herse les terres meubles où les femelles aiment à pondre ; la plupart des œufs périssent par l’effet seul du soleil qui les dessèche. En outre, on peut facilement les faire ramasser à la main, ou employer, pour fouiller les terres vagues, de jeunes porcs très-friands des œufs ; enfin les oiseaux deviennent d’un secours efficace une fois les œufs mis à découvert. En certain nombre d’animaux sont, en effet, les auxiliaires de l’homme dans la chasse aux sauterelles, et il est urgent de s’opposer à leur destruction en Algérie. Ce sont les musaraignes et les hérissons, les corbeaux, les étourneaux, la huppe, le rollier, le martin roselin, le martin triste, etc. ; puis les couleuvres, lézards et crapauds.

Ce qui a manqué, principalement en Algérie, en 1866, ce ne sont pas les moyens défensifs, mais l’absence d’entente et de direction générale. On parviendra à agir avec quelque efficacité contre ces insectes quand il y aura corvée universelle, obligatoire contre eux, et surtout surveillance exacte. C’est également le seul moyen en France de diminuer les ravages des hannetons, en obligeant tous les propriétaires à la chasse des adultes avant la ponte. Il faudrait une police rurale, bien organisée et nulle en pratique jusqu’à présent.

Revenons à l’Algérie. En 1866, les provinces d’Oran et de Constantine furent envahies presque en même temps. Le sol était jonché de criquets à Tlemcen, où, de mémoire d’homme, ils n’avaient paru. Ils attaquèrent à Sidi-Bel-Abbès, à Sidi-Brahim, à Mostaganem, les tabacs, les vignes, les figuiers, les oliviers même, malgré leur amer feuillage ; à Bélizane et à l’Habra, les cotonniers. Les mandibules des criquets entament même les feuilles épaisses de l’aloès et les tiges épineuses des cactus. La route de 80 kilomètres, de Mascara à Mostaganem, était couverte de cadavres d’acridiens sur tout son parcours. On les rencontra dans la province de Constantine, du Sahara à la mer et de Bougie à la Calle, dévastant les environs de Batna, Sétif, Constantine, Guelma, Bone, Philippeville. De même qu’en 1845, le fléau continua les années suivantes, et produisit sur le territoire arabe une désolante famine, aidée, il faut le dire, par un mauvais système de propriété et de culture et le fatalisme musulman. On se souvient de l’angoisse pénible, de la stupeur profonde, que produisit en France la lamentable lettre de l’archevêque d’Alger, si dignement évangélique.

Les criquets ont reparu en Algérie cette année même, mais, je l’espère, partiellement. Il est dit, dans une lettre datée du 25 mai 1873, qu’à Magenta, province d’Oran, des volées d’acridiens signalées depuis plusieurs jours sont venues s’abattre dans la vallée de Sidi-Ali-Ben-Youl. Pendant deux jours les habitants ont fait des efforts pour éloigner le fléau de leurs riches récoltes. Ils parvinrent, la première journée, à faire partir les bandes vers l’ouest et à arrêter momentanément l’invasion ; mais le lendemain tout fut inutile. Des masses jaunes et noires, malgré une ligne de feux établie sur plusieurs kilomètres de largeur, tombèrent sur la vallée et les environs, et en couvrirent une étendue de près de 200 hectares. Dans la matinée du 28 plusieurs champs de pommes de terre étaient littéralement couverts de criquets accouplés, qui n’ont pas laissé une feuille de verdure ; les blés et les orges ont aussi été maltraités.

Malgré le travail opiniâtre des colons et des indigènes des douars, on n’a pu réussir à éloigner ces insectes malfaisants. Le moment de la ponte étant arrivé, ces masses innombrables vont rester dans la contrée, et celle-ci, la plus riche de la province, deviendra fatalement le nid d’éclosion des criquets. Devant l’impossibilité matérielle d’arrêter le fléau, tous les moyens connus ont été mis en pratique pour le diminuer, et la destruction des sauterelles a commencé sur une immense échelle. Des escadrons de cavalerie, des détachements d’infanterie, auxquels sont venus se joindre colons et indigènes, concourent à l’œuvre de destruction. D’énormes quantités ont été écrasées par les pieds des chevaux des cavaliers, assommées, brûlées sur les broussailles au moyen d’arrosage de pétrole, et, à la fin, ramassées par sacs et jetées au feu. Les quantités détruites se comptent par mètres cubes ; mais qu’est-ce que cela ? Un verre d’eau enlevé à la mer !

Les moyens employés dans tous les temps et par tous les peuples à l’égard des criquets dévastateurs sont analogues à ceux dont nous venons de parler pour la France et l’Algérie. Moufet rapporte, d’après Pline, Valeriola et Peucer, qu’il y a plusieurs méthodes pour détruire les œufs. Au début du printemps, on dérive des torrents sur les lieux où sont les œufs, afin qu’ils humectent toute la superficie de la terre, ou au moins la plus grande partie. Si cela ne peut se faire en raison de la position du lieu ou de sa pente, on fait fouler la terre par les pieds d’une multitude d’hommes, de sorte qu’il ne reste aucun endroit qui soit plus profond ou plus élevé que les autres. Si les pieds ne suffisent pas, il faut se servir de la claie, du râteau, du rouleau de campagne, afin de broyer les nids plus facilement et de mieux aplanir le sol. Il est utile d’employer en grand nombre les chars de guerre, car leur passage et la rotation répétée de leurs roues écrasent plus promptement les œufs. On doit recommander l’usage de la charrue qui retourne les terres fouillées par les sauterelles et coupe les glèbes d’œufs. Pline rapporte qu’il était passé en loi dans le pays de Cyrène de combattre les criquets de trois manières : enfouir les œufs, détruire les larves, tuer les adultes, et que si quelqu’un manquait à ce devoir, il était frappé de peines. Les habitants de Magnésie et d’Éphèse marchaient contre les sauterelles en ordre militaire. Dans l’île de Lemnos, chaque citoyen était tenu d’apporter chaque jour au magistrat une certaine mesure de sauterelles. Ces insulaires, ainsi que les Thessaliens et les Illyriens, nourrissaient aux frais publics des mouettes, oiseaux envoyés jadis par Jupiter, touché des prières des hommes accablés par les ravages des acridiens. Ces mouettes détruisaient et les criquets et leur funeste postérité.

Moufet parle également de l’usage où l’on est, à l’apparition des nuages de désastre, d’épouvanter les acridiens adultes par le bruit des cloches, des trompettes, des cymbales, et les détonations du canon, afin de détourner leurs cohortes. Il en est qui pensent, ajoute-t-il, qu’elles peuvent être mises en fuite par les clameurs d’une grande multitude d’hommes, comme si elles entendaient ces horribles cris, croyance que Moufet trouve absurde, fort à tort, car les insectes ont l’ouïe très-fine. Certains creusent dans les prés des fosses profondes où ils font tomber les sauterelles, terrifiées par des crécelles qui ébranlent l’air, et, quand elles y sont accumulées, on les enfouit subitement sous de la terre ou sous des décombres qu’on y jette, de manière à les tuer.

À côté de ces méthodes rationnelles et d’une efficacité partielle, on ne doit pas s’étonner si la superstition et l’ignorance ont préconisé autrefois une foule d’autres recettes, ou inapplicables, ou insuffisantes, ou ridicules. On recommande d’arroser les moissons et les herbes avec des décoctions de plantes amères, de coloquinte, d’absinthe, de noyer. On croyait que les criquets traversent sans s’abattre les pays où des chauves-souris ont été attachées au haut des arbres. Denys d’Utique et Cassius Geoponica affirment qu’en semant de la moutarde dans les vignes, cette plante éloigne les criquets par son odeur âcre. Le conseil est donné de laisser putréfier les amas de sauterelles mortes, afin d’éloigner les vivantes par les émanations empestées, idée aussi bizarre que dangereuse. Aristote assure que l’odeur du soufre, de la corne de cerf et du styrax brûlés chassent les sauterelles. Palladius, dans les Préceptes de Démocrite, écrit gravement que les sauterelles ne causeront aucun mal aux herbes et aux arbres si on suit le procédé que voici : on expose à l’air un vase contenant de l’eau, avec plusieurs crabes fluviatiles ou marins, de sorte qu’il y ait évaporation au soleil pendant dix jours, puis on frotte de cette eau, pendant huit jours, tout ce qu’on veut préserver. Arnoldus dit qu’on peut écarter les sauterelles par la fumée de la bouse de vache brûlée ou de la corne gauche calcinée. Pourquoi exclure, superstitieusement la droite, demande le bon Moufet, car la raison et la nature nous montrent que les choses de droite sont préférables à celles de gauche ? Bornons là ces citations dont l’énoncé laisse une triste impression dans sa forme parfois burlesque. Le peu d’efficacité des ressources humaines contre les fléaux suggère ces conceptions étranges, ces chimères destinées à calmer la peur, à reculer l’échéance du désespoir.

Maurice Girard.