Les Creux de maisons/Première partie/6


CHAPITRE VI

LA NOCE


Le vent bleu frisait les futaies ; de vieux arbres s’exaltaient dans les haies tapageuses ; l’horizon était plein de cimes excessives.

Cachés les villages sales, fleuries les routes maigres et raides, recouverts les champs jaunes aux vieux os de pierre ! Le Bocage était comme une immense forêt, une forêt aérée et verte d’abord, puis vite plus dense et bleue avec des traînées sombres qui étaient des lignes de sapins ; à l’horizon, des houles grises montaient, montaient, et les dernières, toutes pâles, se perdaient dans l’azur attendri, très loin.

Le vent frais troussait les ramilles ; il venait à travers des lieues de jeunesse ; il avait bu aux sources, il avait échevelé de minces cascades ; il s’était glissé dans des halliers où gouttait le soleil, et il savait les secrets innombrables des nids ; il apportait mille bruits, mille voix, mille chants : chants graves des arbres, chants futiles des eaux, chants enthousiastes des bêtes ; et il apportait la fièvre des amours exubérantes, et l’ivresse des corolles, et l’ingénuité du ciel, et la candeur du jour, et l’immense allégresse des feuilles.

On était à la fin de mai ; Delphine et Séverin se mariaient ; ils sentaient leur poitrine trop petite.

Ils avaient invité leurs parents les plus proches. Victorine, mariée depuis peu, était là avec son homme et un bébé de trois mois ; Auguste et sa femme avaient également leurs deux petits ; on avait laissé ces enfants aux Pelleteries où avait lieu la noce. Les Pitaud, qui aimaient Delphine, n’étaient pas regardants ; ils prêtaient leur grange, une grange très vaste, construite pour battre au fléau, et même, ils fournissaient presque toute la vaisselle.

Le père Loriot et Frédéric étaient aussi à la noce de leur valet, mais la Louise était restée aux Marandières à cause du vieux.

En plus de ces gens, il y avait toute la parenté de la mariée et les camarades.

Séverin avait invité quatre valets du pays, entre autres Gustinet, l’ancien petit berger mangeur de fromage sec. Ils donnaient le bras à des filles cossues qui avaient été les amies de Delphine, au temps où elle était meunière. Elles étaient fières, ces filles, et ne parlaient qu’entre elles, dédaignant ces gens de rien qu’elles consentaient à accompagner ; mais dans le fond de leur cœur, elles étaient jalouses de la mariée si fraîche sous sa coiffe neuve et si élancée dans sa pauvre petite robe de lainage gris à trois francs l’aune.

Séverin, lui, avait fait faire son costume de noce à Bressuire, chez le tailleur. Il n’avait jamais, avant ce jour, porté de veston ; mais comme celui-ci était bien fait et ne le gênait pas aux entournures, il marchait avec aisance, étant droit d’ailleurs comme un jet de châtaigneraie.

On venait de sortir de l’église ; il était onze heures, et l’on se hâtait vers les Pelleteries. Gustinet chantait une chanson au refrain très drôle et très compliqué qu’on avait grand’peine à reprendre ; ceux qui se trompaient disaient de grosses bêtises ; c’était la beauté de la chanson ; beaucoup se trompaient exprès ; on riait. En passant devant les villages, un accordéon manié par un adolescent bossu bégayait une marche lente ; les femmes, s’essayant à prendre le pas, faisaient des enjambées longues comme des glissades et leurs genoux se dessinaient sous leurs jupes tendues.

On arriva à onze heures et demie. Victorine et Louise, la femme d’Auguste, se précipitèrent vers la maison ; les seins leur faisaient mal et elles avaient grand’hâte de faire téter les petits. Les autres se dirigèrent vers la grange où la table était dressée ; la place de la mariée était marquée par un drap fixé au mur et sur lequel on avait épingle des roses.

Tout le monde avait faim ; on mangea vite la soupe et les poules bouillies. Le musicien, au bout de la table, eut la charge de faire manger les enfants ; mais ils prirent tant de soupe et mordirent à si belles dents dans la miche, qu’ils furent vite rassasiés ; ils le regrettèrent bien quand ils virent qu’on apportait des poulets rôtis et des plats de viande de boucherie.

Le bossu, lui, avait l’expérience des bonnes choses ; il faisait souvent des noces, et il y prenait toujours un plaisir énorme. Il ne buvait point au premier repas, parce que les musiciens qui s’enivrent dès le matin ne sont pas beaucoup recherchés. Il ne buvait pas, mais il mangeait ; pas de pain, très peu de pain : une croûte, toujours la même, qu’il tortillait entre ses doigts maigres et dont il grignotait le bout, très souvent pour faire illusion ; pas beaucoup de sauce non plus, mais de la viande, de la bonne viande bien grasse, d’épais morceaux qu’il happait vivement sans mâcher. La distraction des autres lui était propice, et il aimait la fin bruyante des repas ; il gardait pour ce moment-là de belles tranches qui touchaient partout dans sa bouche ; il s’en mettait jusqu’à la gorge ; ses yeux lestes viraient d’inquiétude et de contentement.

Quand vinrent les saladiers de caillebotes recouverts d’épaisses crèmes jaunes, les chansons étaient commencées. Calloux, le beau-frère, poussait la sienne, une chanson patriotique, avec des accents terribles et des gestes qui expliquaient. Puis ce fut le tour de Gustinet. Gustinet avait une belle voix de « raudeur » ; il tenait longtemps la dernière note et la faisait trembler.

Un soir, pendant son service, il était allé au café-chantant ; il aimait à parler de cet événement qui l’avait jeté en un grand émoi ; quand il allait aux foires, il achetait des feuilles pleines de chansons. Il savait toutes sortes de rigourdaines.

Il chanta d’abord une complainte, puis une chanson à reprendre qu’il avait justement apprise à la foire de mai ; le refrain enthousiasma :

T’as le fricot, Jeannot !
T’as le fricot, ho ! ho !

Vingt fois ce ho ! fit trembler les murailles ; ç’allait être évidemment le refrain de la noce.

Le repas fini, on enleva les tables, et le musicien commença à jouer une polka. Séverin ne savait guère danser ; Delphine, au contraire, dansait bien, avec souplesse et réserve ; elle aimait surtout l’avant-deux sautillant, l’unique danse des femmes d’âge, mais elle réussissait aussi les danses à la mode. En tournant, elle regardait son marié avec des yeux tendres ; elle eut vite chaud et alla le rejoindre pour se reposer.

D’ailleurs, il fallait offrir à boire, et il était d’usage que la mariée fît, de temps en temps, le tour des invités pour forcer les récalcitrants.

Dans l’aire, les hommes en bras de chemise, jouaient aux boules. Ils avaient un litre et un verre, et Séverin veillait à ce qu’ils bussent copieusement.

Pitaud, Galloux et Auguste s’entendaient contre Frédéric ; pour le mieux berner, ils avaient imaginé de jouer des sous en même temps que des rasades ; celui qui perdait donnait des sous et buvait ; Frédéric perdait toujours. Cependant il tenait encore, car il portait le vin ; on entendait sa voix colère :

— Y a pas de jeu ! Nom de d’là ! Y a de la triche, ici ! Je ne boirai pas.

De loin, Séverin criait implacablement :

— Il boira ! Faites-le boire ! Qui perd boit !

Il buvait, et Auguste, farceur, chantait :

T’as le fricot, Jeannot !
T’as le fricot !

Ceux de la danse répondaient : « ho ! ho ! » et le refrain tournait avec les couples.

Les enfants eux-mêmes étaient fort émoustillés et criaient comme les hommes. Gênés par leurs beaux habits neufs qu’ils ne devaient pas salir, ils s’étaient d’abord tenus cois, regardant danser les autres ; mais Séverin les avait fait boire un peu, puis Delphine ; alors, eux, mis en goût, avaient réussi à boire encore ; ils avaient dû se verser tout seuls de belles rasades dans quelque coin et probablement aussi avaient-ils invité d’autres enfants, des gamines du village, venues là pour voir la mariée.

Tous avaient de belles moustaches roses.

Les plus hardis des garçons commencèrent à taquiner les fillettes, à les pincer, à les tirer par le bras ; puis ils les empoignèrent et vinrent se mêler aux danseurs. Et quand les danses finissaient, ils faisaient comme les grands : chacun embrassait sa danseuse, et même, si elle résistait, lui sautait à la tête, comme si ses joues eussent été cerises.

Quand ils furent fatigués, ils se muent à se moquer du bossu ; mais la mère Bernou leur fit de gros yeux, et ils s’en allèrent dans la cour.

Un moment après, Séverin, qui venait de voir les joueurs, entendit des rires derrière la barge ; il s’avança : un litre vide traînait sur le foin et un peu plus loin deux gamines faisaient des culbutes ; une autre, tout à fait ivre, tombée la tête en bas, agitait ses jambes nues. Et deux petits d’une dizaine d’années étaient là, morts de rire, les yeux pleins de larmes ; ils s’étaient accroupis pour mieux voir, et ils appelaient du geste les camarades qui se poursuivaient à l’autre bout de l’aire.

Dans la grange, à une petite table, que l’on avait laissée tout au fond, le vieux Loriot et un oncle de Delphine se racontaient des choses. Ils avaient joué aux cartes et bu toute la soirée ; tant de vin avait ému l’oncle et réjoui Loriot ; et l’un riait et l’autre pleurait de vraies larmes en disant la bonté de ses amis et la sienne, qui était encore plus grande.

— Voyez-vous, Loriot, faisait-il avec des gestes effondrés, je suis vif, mais je suis de cœur ; jamais de différends avec les voisins.

— Tout comme moué ! On a demeuré dans trois villages et on ne s’est jamais fâché qu’une fois, avec les Bariot — et à cause de celle de chez nous, qu’est duraude. Même, quand on se trouve le bonhomme et moi sur un champ de foire, ça ne nous empêche pas de faire des ribotes ensemble, et des belles, je vous le garantis !

— Jamais de différends ! gémissait l’autre ; et de service, allez, vous pouvez demander. Et je n’en crains point encore pour l’ouvrage ; ce n’est pas le travail qui m’use, c’est le tracas ; me faut pas de trifouillements, pas seulement de jours comme aujourd’hui.

— Pas moué ! cré Gâté ! Je suis plus ardent, tout plein, un jour de noce qu’un jour de fauche ! et de boire, ça me renouvelle !

Séverin et Delphine, qui riaient en les écoutant, saisirent un litre d’eau-de-vie et s’avancèrent pour le coup de grâce.

On se remit à table à sept heures ; quelques-uns faisaient triste mine. Frédéric, aussitôt qu’il fut assis, tomba sur son assiette et ronfla.

Les filles voulurent chanter la « chanson de la mariée », une très vieille cantilène où des bachelières font reproche à leur compagne de les quitter pour un mari sans doute volage et méchant ; elles vinrent se placer devant Delphine pour chanter ensemble. Mais le tapage augmentait ; Calloux, du fond de sa grande poitrine bourdonnante, lança pour la dixième fois le refrain de la noce et un souffle d’ivresse dispersa les voix grêles des filles. Dépitées, elles s’en retournèrent à leur place, à la grande joie de Delphine, que cela agaçait d’être ainsi regardée.

Gustinet expliquait de loin à Séverin et à Auguste l’histoire du café-chantant.

Il y avait un lieutenant qui était un chic type, pas fier, un de la haute pourtant, un monsieur « de… » ; il ne se rappelait plus le nom. Lui, Gustinet, était son ordonnance. Et un soir, le monsieur « de… » lui avait dit comme ça :

— Tu vas trotter au treize dans la rue Basse ; tu y trouveras des femmes. Tu n’as pas peur des femmes, au moins, espèce d’infirme ? La plus grande s’appelle Faisannette ; tu me l’amèneras. Entends-moi bien : tu me l’amèneras au beuglant Patouillaud, où je t’attendrai. Va !… Eh ! dis donc ! avait encore ajouté le monsieur « de… », essaye seulement de la chahuter, cette môme, et tu verras !

Il était donc allé au treize. Des femmes très gaies l’avaient fait asseoir. Faisannette était là ; il l’avait emmenée, lui, Gustinet, et il l’avait blaguée en l’emmenant ; une chouette femelle, allez ! Le lieutenant avait été content.

— T’es moins bête que je ne croyais, avait-il dit ; tiens, te voilà cent sous ; paye-t’en donc une tranche, grosse crapule !

Oui, il lui avait donné cent sous pour passer la soirée au beuglant, le lieutenant de Patifoux. Heureux d’avoir retrouvé ce nom, il reprit très haut pour dominer le tumulte :

— Le lieutenant Bois de Patifoux, de Jacques de Bois de Patifoux… Une chouette femelle, bon Diou !

Puis, très en verve, il chanta, soulignant du geste des allusions déjà claires. Les filles, distraites, ne faisaient pas semblant d’entendre, mais soudain, l’une d’entre elles gloussa et les autres, rouges, coupées en deux, lâchèrent enfin leur rire qui courut comme un poulain fou. D’ailleurs, Calloux chanta aussitôt une autre chanson où tous les mots étaient dits.

On avait commencé par répéter les refrains seulement, maison finit par reprendre aussi chaque couplet. On buvait ensuite tous ensemble, puis on damait une invitation à reboire.

Les femmes commençaient à être grises ; elles chantaient avec les hommes ; leurs voix aiguës filaient entre les grosses voix désordonnées et parfois tremblaient et s’éteignaient comme flammèches au vent.

Auguste et un des valets que le vin rendait forts avaient des bouches profondes et farouches.

Le bossu fut invité à dire quelque chose ; souvent il divertissait les noces ; s’arrangeant de longs cheveux avec de la filasse et se coiffant d’un bonnet de coton, il grimpait sur la table et faisait le vieux ou l’innocent en racontant des histoires très drôles. Mais ce soir, il était de mauvaise humeur, car la femme qui avait allumé les chandelles en avait placé une juste devant lui ; il refusa.

Auguste se prit à tempêter :

— Te dépêcheras-tu, failli gars ! Veux-tu en finir de nous faire ton prône !

— T’as le fricot ! chanta le bossu pour lancer les autres et détourner l’attention.

— Ah ! j’ai le fricot ! Eh ben ! toi aussi, mon gars, tu l’as, que je crois ! Si tu ne l’as pas, ça me trompe. Tu l’as, bon Dié ! tu l’as !

Ce fut une explosion de rires. Du coup, il ne fallut plus songer au prône. Les yeux du bossu flambèrent. Il eut envie de s’en aller ; il resta cependant à cause des galettes à la viande et aux prunes que l’on commençait à passer. Mais, dès que le repas fut tout à fait terminé, il se hâta d’empaqueter son accordéon.

Cela ne faisait pas l’affaire des hommes, de ceux qui avaient joué toute la journée et qui voulaient danser maintenant. Frédéric, enfin réveillé, héla violemment le musicien.

— Arrête ! Je veux danser un avant-deux avec la mariée !

— Je n’ai pas fait marché pour le soir ; je m’en vais.

— Je veux faire un avant-deux avec la mariée, c’est tout ce que je sais ; tu t’en iras après.

Cette idée fixe tenait le gars debout sur ses jambes vacillantes. Pâle, les yeux clignotants, sa chemise défaite laissant saillir son bréchet jaune, il barrait l’entrée de la grange. L’autre essayait de se glisser au dehors, il le repoussa :

— Cho là ! tu t’en iras après ; je veux faire un avant-deux avec la mariée.

— Dis donc, c’est-y toi qui payes, c’est-y toi qui commandes, à présent ? Te rangeras-tu, soulaud, sauvage ?

— Sacré tortillard de diable en feu ! m’échauffe pas la bile ! Je veux danser un avant-deux avec la mariée ; c’est pas tout ça ; tu vas me désenvelopper ton turlututu, et tout de suite ; après, tu t’en iras.

Et comme le bossu cherchait encore à s’esquiver, l’ivrogne tendit vers lui sa grande main dure de brise-mottes. Les filles, voyant que cela allait devenir vilain, s’approchèrent en sautant et entourèrent Frédéric ; quand elles l’eurent bien fait tourner, elles le poussèrent et il s’étala en jurant pendant que le bossu, hors de la grange, glapissait :

Fédéri Loriot, chien comm’ cent chenots, peau d’crapette !
Pédéri Loriot, plus bête que haut, peau d’crapaud !

Il fallut se passer de musique ; Gustinet ouvrit son couteau et siffla sur la lame un air d’avant-deux. La danse recommença, énergique. Les femmes, de la main secouaient leurs jupes ; les hommes faisaient des écarts, des appels de pieds, sautaient haut avec des cris suraigus, des « you ! » de démence.

Vers onze heures, Victorine poussa le coude du siffleur ; les autres s’arrêtèrent.

— Ils sont partis, dit-elle d’un air de mystère ; faut qu’on leur porte la soupe à l’oignon.

Pendant que la Pitaude préparait cette soupe, Gustinet mena une dernière danse-ronde.

Séverin et Delphine avaient profité du bruit pour s’en aller. Dans la nuit douce, toute criblée de fraîches étoiles, ils se hâtaient vers le Bas-Village. Ils y avaient loué une maison, une pauvre petite maison bien ancienne que l’on n’habitait plus guère. Quand ils eurent poussé la porte, il en sortit une haleine noire ; l’ombre y était épaisse et lourde. Delphine se serra contre son mari.

— Crois-tu que je suis bête ! dit-elle ; je n’ai pas pris de lanterne, et je parie qu’il n’y a pas de chandelle ici. Séverin fit flamber une allumette ; il n’y avait pas de chandelle, en effet.

— Nom de nom ! Comment faire ?

— Ah bah ! voici le buffet, nous allons mettre nos hardes dessus ; nous les retrouverons bien demain matin.

Elle parlait bas, avec une voix courte, et se déshabillait déjà. Séverin, à la lueur d’une seconde allumette, la vit décoiffée et en jupon ; il s’avança pour une caresse.

— Non ! non ! laisse-moi ! dit-elle ; les autres vont venir, dépêchons-nous.

Elle se glissa au lit ; Séverin se déshabilla vite aussi, puis, à tâtons, la chercha.

Elle se reculait, les mains tremblantes.

— Laisse ! laisse ! ils vont venir nous apporter la soupe ; ils sont tellement soûls… J’ai gardé ma camisole et mon jupon.

Il s’impatienta :

— Tu sais, ils m’embêtent, les autres ! qu’ils aillent se coucher ; je vais verrouiller la porte.

— Non ! il ne faut pas ! ils resteraient toute la nuit. Oh ! laisse-moi ! ils viennent… tiens ! écoute…

Des pas inégaux résonnaient en effet sur les pierres. Séverin et Delphine entendirent des chuchotements ; quelqu’un gratta à la porte ; brusquement les noceurs entrèrent avec du bruit et des chandelles.

La Pitaude apportait la soupe. Elle la fit manger aux mariés avec la même cuiller ; une grande fille, à demi couchée sur le lit, l’éclairait ; et toutes les amies et toutes les cousines étaient là, avec des yeux élargis de curiosité, des yeux tout en prunelles qui fouillaient Delphine et la faisaient rougir.

Autour du lit, les gars chantaient. Ils avaient changé le refrain de la noce ; ils disaient :

T’as le fricot, Pâtureau ! l’as le fricot !

Ils s’excitaient à crier ; leurs voix exaspérées heurtaient avec fracas les poutrelles noires ; cela ne faisait plus qu’une même clameur brutale. Quand la soupe fut mangée, ils s’approchèrent à leur tour pour des encouragements ; mais Pitaude les chassa :

— Allez-vous-en ! c’est assez ; faut qu’ils se reposent, à cette heure. Allez-vous-en, mes boudres !

Frédéric s’obstinait à rester ; il était arrivé le dernier en trébuchant ; maintenant, la barre du lit soutenait son grand corps ployé et, la tête plongeant, il répétait avec une gravité de connaisseur :

— T’as le fricot, Pâtureau ! T’as le fricot, mon valet ! oui, dame ! t’as le fricot !

La Pitaude dut le bousculer ; puis elle sortit à son tour.

Le refrain de la noce s’éloigna ; les noceurs arrivèrent aux Grandes-Pelleteries ; ils ululèrent.

Alors, pendant que Séverin sautait à terre pour mettre le verrou, Delphine, vite, acheva de se dévêtir.

Séverin, en se réveillant, vers deux heures, voit que la lune est levée. Il a encore les oreilles pleines de bruit ; la nuit cependant est toute tranquille et blanche ; seul dans les jardins un rossignol chante.

Des rayons entrés par les quatre carreaux de la fenêtre se sont posés sur le lit et le buffet ; ils dorment là, petites choses légères, impossibles et charmantes, que l’on dérangerait avec des doigts de rêve.

Et voici que Séverin revoit, très loin en arrière, une maison toute pareille à celle-ci : des poutrelles fumées et fléchissantes, un lit, un buffet avec son vaisselier, une table qui boite à cause de la terre inégale… oui, pareille, bien pareille ! Là, dans le coin de la cheminée, sur la pierre fendue, une vieille aux yeux blancs qui crachote dans la cendre, puis une autre femme voûtée avec des lèvres pâles, puis des petits qui pleurent et qui se traînent à peine vêtus… Quelle vision ! les genoux transis, la huche vide, la faim, le froid, la toux, la mort qui passe… Ce n’est pas un cauchemar, c’est un souvenir.

Oh ! serait-ce possible !

Il regrette le bel habit de noces et tant de viande et tant de vin, et tant de miches, tout cela qu’il va falloir payer. Oh ! ce foyer bas, cette porte démolie, cette fenêtre étroite !

La couverture a glissé ; il a presque froid. Delphine dort ; un souffle léger passe entre ses lèvres entr’ouvertes ; ses dents luisent. Elle est lasse ; elle est un peu pâle et délicate. Il glisse son bras et l’enserre doucement d’un geste de défense. Mais elle, réveillée, lui tend sa bouche fraîche, et aussitôt il oublie tout : la dépense, la misère et la mort.