Les Creux de maisons/Première partie/5


CHAPITRE V

LA FOIRE SAINT-JACQUES


Cette foire de septembre, qui se tenait dans le quartier Saint-Jacques, le quartier neuf de la ville, attirait à Bressuire une grande foule.

La matinée était surtout aux gens de commerce, comme pour les autres foires, mais la soirée était toute à la jeunesse.

Les valets de ferme et les fils de métayers venaient à pied de toute la campagne avoisinante ; il en venait même de fort loin, par bandes matinales ; quelques-uns trouvaient place dans les voitures, qu’on surchargeait pour cette occasion.

Les filles, ce jour-là, mettaient leur robe claire.

C’était pour chacun la partie de plaisir escomptée tout l’été pendant les durs travaux ; les blés étaient rentrés, et cela faisait un court répit, malgré la hâte du battage. On s’amusait librement, avec brusquerie même, parfois.

Delphine et Pitaud arrivèrent sur les neuf heures. Il y avait déjà foule sur le champ de foire aux bêtes. Les voitures se suivaient à la file, comme pour une noce.

Delphine, qui avait deux paniers d’œufs, se dirigea vers le marché. Là aussi, il y avait grande presse ; les femmes se tenaient debout autour d’une petite place ; beaucoup se hâtaient de vendre, pour être libres plus tôt, mais d’autres, des vieilles, plus âpres, s’encoléraient à cause des bousculades. La Pitaude avait fixé à Delphine un prix au-dessous duquel elle ne devait pas vendre, et comme les œufs se trouvaient justement très bon marché, elle dut attendre. Elle ne ressentait pas une grande impatience, d’ailleurs, sachant bien que les jeunes gens n’arrivaient guère que dans la soirée.

Pourtant, vers midi, quand ses paniers furent vides, elle se hâta de les rapporter à l’auberge. Dans la cour, assises sur les brancards des voitures des femmes mangeaient avec des enfants autour d’elles.

— Tiens ! c’est toi, Delphine ! cria une voix jeune ; tu as vendu ?

Delphine reconnut Marie Guiret, une voisine, plus brune encore que de coutume sous la coiffe trop blanche.

— Oui, répondit-elle, j’ai fini par vendre, mais j’ai bien cru, un moment, que je serais forcée de rapporter mes œufs.

— Tu n’as pas mangé ? reprit l’autre ; fais vite, je t’attends.

Delphine tira du coffre un morceau de pain et une poire, et elle se mit à mordre à même, en écoutant son amie raconter sa matinée. Mais le pain était dur, il faisait chaud et les bouchées l’étranglaient.

— Ça ne coule pas, hein, Fine ?

— Ma foi, pas trop ! Tiens, je laisse le pain.

— C’est comme moi, dit Marie, en se rapprochant ; rien n’a pu passer, ni pain, ni fricot ; j’ai tout remis dans la voiture ; mes frères vont encore dire que l’amour me coupe l’appétit, mais tant pis ! Viens-tu ?

Elles descendirent vers la place.

— As-tu un galant, aujourd’hui. Fine ? disait cette petite futée de Marie Guiret ; oh ! tu es cachottière, je le sais ; dis, je te gêne peut-être ? Moi, je n’en ai pas, mais je viens pour en trouver un… ou deux. Delphine aussi venait pour en trouver un, mais elle savait trop lequel, pour pouvoir en parler plaisamment.

Elles s’engagèrent entre deux rangées de baraques qui faisaient, au milieu de la place, comme une rue large et houleuse. Autrefois, quand elles étaient petites, elles s’étaient bien extasiées à cette foire, devant les gens qui font des tours et qui montrent des bêtes. Aujourd’hui encore, elles s’en amusaient un peu, mais, au fond d’elles-mêmes, quelque chose les inquiétait plus que les comédies.

Sur une estrade, de gros hommes, dévêtus, hurlaient entre leurs mains jointes ; une femme, demi-nue aussi, soulevait un essieu de charrette.

Les deux filles s’attardèrent autour du groupe serré des curieux ; Delphine fouilla du regard entre les blouses bleues ; Séverin n’était pas là. Il n’était pas là non plus devant les baraques où l’on tire, ni devant celles où l’on joue : où donc était-il ?

— Deux heures ! dit tout à coup Marie, qui avait une montre en argent, avec une belle chaîne. Deux heures ! Viens-tu dans les allées ? Il doit y faire moins chaud.

Il y avait tout autour de la place deux rangs de marronniers ; leurs têtes rondes se touchaient et, seules, de minces flèches de soleil perçaient entre les branches mêlées. Cependant, là également, il faisait chaud, à cause de la torpeur de l’air.

Des gars en sueur passaient, égayés de vin ; ils s’amusaient à fendre la foule et heurtaient volontairement les filles. Celles-ci allaient par petits groupes, étourdies de bruit, laissant derrière elles l’odeur du basilic ou celle du réséda, plus douce.

Il en était venu de tous les cantons voisins ; on les reconnaissait à leurs coiffes différentes. Celles des alentours, les plus nombreuses, avaient le grand casque bicorne pinçant le bout des oreilles et tombant sur les bandeaux lisses : coiffure un peu lourde, mais fîère et magnifiée par de larges rubans de soie ; elle seyait surtout aux grandes ; beaucoup la portaient bien et avaient l’air cossu. Les coquettes, comme Marie Guiret, avaient tiré du serre-tête quelques mèches courtes qui voltigeaient librement ; chez d’autres, coquettes aussi, mais sans goût, ces boucles frisées au fer chaud se collaient sur le front en anneaux symétriques.

Les Gâtinelles avaient des coiffes à peu près semblables, un peu plus hautes seulement et plus larges. Les Vendéennes, vêtues d’étoffes loyales alourdies de velours, portaient la coiffe de Sainte-Hermine, simple et correcte. Nombreuses étaient les filles du Thouarsais, pimpantes sous le bonnet tourangeau si léger : un chiffonnage, un papillon froissé dont le bord des ailes, seul intact, tombait presque jusqu’aux sourcils.

Il y avait enfin des vieilles qui promenaient des petits enfants effarés et joyeux. Leurs coiffures, à elles, étaient pareilles à celles qu’on voit sur les images aux dames de l’ancien temps : des pyramides très grandes, sans fleurs ni rubans ; une forme solide par-dessous, du carton sans doute, beaucoup de tulle uni, mille épingles. Elles devaient être obliques, ces coiffes, mais certaines paraissent droites, parce que celles qui les portaient se penchaient en avant.

Au bout de la première allée, Marie et Delphine rencontrèrent deux de leurs amies, désappointées comme elles et comme elles un peu lasses.

— Pas de galants ? railla Marie.

— Oh ! si, répondirent-elles ; même que nous sommes allées boire avec eux tout à l’heure ; seulement, nous avons d’autres affaires ; d’ailleurs, les gars nous ennuient.

— C’est précisément ce que je disais à Delphine ; oui, ils commencent à m’ennuyer aussi. Vous venez avec nous, mes belles ?

Elles continuèrent ensemble à faire le tour de la place. Il y avait beaucoup moins de gens de l’autre côté. C’était l’envers de la foire, un envers malpropre, pavoisé de guenilles. Des chiens, indifférents au bruit, dormaient sous les roulottes ; d’autres jouaient avec des enfants, des petits ventres-creux, vêtus de crasse et de bardes très amples. Puis, çà et là, un âne rogneux, une vieille jument décharnée, avec des bosses, des trous, dus plaies noires de mouches, de grosses mouches luisantes et gonflées.

Trop lasses pour regimber sous la piqûre des bestioles, trop affamées pour se coucher et dormir, râpant de leurs dents jaunes l’écorce des marronniers, les pauvres bêtes attendaient là.

— Comme c’est laid, ce côté ! dit Delphine.

Cependant des couples passaient lentement avec des rires sourds, enlacés presque, sans gêne, les filles un peu rouges seulement. Beaucoup marchaient à la file et se dirigeaient ensemble vers les auberges.

Soudain, Delphine crut reconnaître Séverin sous un parapluie qui cachait deux têtes. Si c’était lui, pourtant, ce gars dont on ne voyait que le dos et qui lutinait une fille à long corsage ! Non ! cela ne se pouvait pas !…

Un frisson lui courut sur la nuque, comme si elle eût senti l’étreinte d’une main glacée. Ayant ralenti un peu sa marche, elle se trouva en arrière des autres ; déjà elle se hâtait pour les rejoindre, quand une voix perça le tumulte :

— Séverin ! avance ! avance donc !

Là, sur la droite, une vingtaine de jeunes hommes très gais entouraient l’entrée d’une roulotte. Par la porte entr’ouverte, on apercevait une femme assise, les yeux bandés ; une autre faisait le boniment, une ménagère noire et sale, toute en mâchoires. Dans ce recoin de la place, loin du soleil et des cuivres, cela vous avait un air louche et pas tranquille.

— Vas-y, Séverin ! cria une seconde fois la voix.

Mais des gens pressés poussèrent Delphine, et elle se trouva en face de ses amies, qui revenaient la chercher.

— Hé ! hé ! Fine ! tu veux nous perdre ! Qui cherches-tu, par ici ?

Pour leur prouver qu’elle ne cherchait personne, elle les emmena plus loin. Quand elles repassèrent à cet endroit, il y avait encore des hommes devant la roulotte, mais Séverin n’était point parmi eux.

Elles circulèrent.

— Trois heures et demie ! dit Marie ; décidément, mes petites, nous ne trouverons pas de galants ; quels imbéciles !… Et puis, je meurs de soif.

Trois heures et demie ! Delphine sursauta ; l’ombre doucement s’allongeait, le soleil descendait sur les maisons ; déjà des voitures partaient.

Comment se fait-il que Séverin ne l’eût point vue, ne l’eût point cherchée ? Où était-il ? dans quelque auberge sans doute, avec une bonne amie de son nouveau pays, une de ces filles délurées en bonnet plat.

À partir de quatre heures, elle désespéra tout à fait. Elle aurait voulu être loin de cette foire, de ce bruit, de tous ces gens qui s’amusaient. Machinalement, elle fuyait les autres. Aussi, quand quatre jeunes gars, quatre de la Grange-Neuve, leur barrèrent la route pour les emmener boire, elle ne résista que faiblement.

— Tu ne vas pas rester là, maintenant, disait la Marie à mi-voix. Tu veux donc qu’on se moque de toi ? on n’y faillira guère, crois-moi ; et l’on dira que tu fais peur aux galants. Viens donc ! Qu’est-ce que cela te fait ? Viens donc ! pour voir seulement !

Eh oui ! Qu’est-ce que cela lui faisait ? Elle se laissa entraîner ; tout de même, elle ne voulait pas que celui qui l’accompagnait, un petit gars trapu et rougeaud, lui prit la taille, là, devant tout le monde.

L’auberge où ils entrèrent était bondée. Les amoureux se tenaient en haut, dans un vaste grenier ou l’on avait installé des tables et des bancs.

On y arrivait par un escalier étroit et sombre ; des filles, poursuivies, le montaient quatre à quatre : d’autres s’y attardaient, qui ne boudaient pas aux chatouilles. Delphine s’obstina à passer la dernière. Ses yeux pleins de soleil distinguaient à peine les marches ; mais en haut, la lumière, par deux grandes lucarnes, tombait sur ceux qui étaient attablés dans ce grenier, et ce qu’elle vit la fit se reculer, toute pâle : Séverin était là, devant elle, et, à côté de lui, tout près, tout près, une fille du pays thouarsais, une grande fille délurée, en bonnet plat…

Il s’était levé, un peu gêné, en reconnaissant ceux qui arrivaient.

— Bonjour, Pierre ! Bonjour, Marie ! Tiens ! Delphine ! Toi aussi, Delphine ?

Ses amis se serrèrent pour faire place aux nouveaux venus.

Il y avait, dans ce grenier, plus de quarante couples. Quelques-uns dans le fond, près des solives, s’étreignaient à pleins bras en se cachant la figure ; mais la plupart n’allaient point aussi loin. Il y avait des garçons tout jeunes, des enfants presque, qui étaient venus avec de grandes filles pour faire les hommes ; timides d’abord, hésitant à risquer un baiser, ils devenaient très vite acharnés et ne voulaient plus démordre. Rien de chaste, en somme, mais rien de bien grave non plus.

Beaucoup étaient là par point d’honneur et aussi pour voir, comme disait Marie ; on riait surtout.

— Ainsi, disait Séverin, tous les gens de là-bas sont à cette foire ?

Il s’était tourné vers ces gens de « là-bas » et la fille qu’il accompagnait boudait en refaisant les plis fripés de son corsage.

— Es-tu venue à pied, Marie ?

— Que non ! répondit Guirette ; je ménage mes bottes fines. J’ai profité de la voiture des Albreteau.

Elle ajouta en riant :

— Delphine, elle, a pris la place de la Pitaude dans le char à bancs des Pelleteries, un vrai tapecu : ça secoue ! ça secoue ! Elle n’a pas ri de la journée, tant elle a eu la bile émue !

De fait, malgré son bon vouloir, elle ne riait pas franchement, la pauvre Delphine. Elle n’avait qu’une idée : s’en aller, s’en aller bien vite !

Ayant bu une gorgée :

— Il faut que je me sauve, dit-elle ; je ne veux pas faire attendre le patron.

— Ah bah ! Tu te moques de nous !

— Elle ne s’en ira pas ! cria le petit gars trapu ; je la tiens !

Mais elle se dégagea.

— Non ! laisse-moi, Pierre ; il est tard ; si je manque l’heure, on partira sans moi ; il faut que je me sauve ; au revoir !

Déjà elle était dans l’escalier, dans l’escalier sombre, où elle ne distinguait plus rien du tout, cette fois, à cause des larmes qui lui emplissaient les yeux. Puis, ce fut la foule encore. Elle s’achemina vers l’auberge où Pitaud devait l’attendre. Elle était lasse, lasse à ne plus pouvoir avancer ; elle pensait que cela ne lui ferait rien de mourir.

Pourtant un doute lui venait : Séverin n’était peut-être là-haut que pour accompagner des amis et pour rire un peu, pour voir ; elle y était bien allée elle-même ! Alors, pourquoi s’enfuir si vite, comme une sotte ? Voici qu’elle s’accusait maintenant, mais que faire ?

Elle approchait de l’auberge ; la foule à cet endroit était beaucoup plus claire ; comme elle avait encore une demi-heure à dépenser, elle musa un peu. Tout à coup, elle sentit que quelqu’un venait vite et la dépassait, puis un grand coup au cœur ; Séverin était devant elle, lui barrait la route.

— On ne passe pas ! dit-il en étendant les bras.

Il riait.

— M’est avis, Delphine, que tu es moins pressée que tout à l’heure. C’est joli de quitter tes amis comme s’ils avaient une mauvaise fièvre !

Elle, blanche et les yeux encore gonflés, s’efforça de rire aussi.

— Et vous, dit-elle, vous abandonnez bien vos camarades ; votre bonne amie du Thouarsais doit s’ennuyer pendant que vous courez la foire ?

— Ma bonne amie du Thouarsais ! Elle n’est pas née, celle-là !

Il ajouta, pour parler :

— Alors, comme ça, on est toujours gagée chez les Pitaud ?

Il était gêné par ce vous qu’elle venait d’employer pour la première fois.

— Toujours !

— C’est une bonne maison ! seulement, il doit y avoir de l’ouvrage pour la servante ?

— Dame, oui, ce n’est pas l’ouvrage qui manque ; mais, au moins, je ne vais pas aux champs avec les hommes ; j’aime mieux ça.

— Bien sûr, fit-il.

Il était devenu sérieux comme un homme qui discute paisiblement avec un camarade des choses de son métier. Allait-il donc continuer de la sorte ? la quitterait-il tout à l’heure sans rien dire de plus ? Non, elle lut dans ses yeux une résolution brusque :

— Delphine, vas-tu à la messe à Clazay, dimanche ?

— À Clazay ? Peut-être bien ; pourquoi ?

Il se rapprocha :

— Parce que je veux te dire que si tu y vas, j’irai aussi, moi.

Et comme elle ne répondait pas, occupée en apparence à suivre le bout de son pied qui marquait les sauts d’une gavotte, il se pencha, et, court d’haleine, il dit vite et bas, sans presque remuer les lèvres :

— C’est entendu… à une heure et demie… au deuxième échalier, dans le chemin de la Croix-Verte.

Alors, toute rose, elle leva ses yeux tendres qui remerciaient et promettaient.

Ils furent tout de suite moins graves une fois ces choses dites.

— Il faut que je me sauve, répétait Delphine.

Ils marchèrent côte à côte jusqu’à la porte cochère de l’auberge. Séverin regardait le cou rond où une fois déjà il avait mis ses lèvres, où il avait mis ses lèvres pour un baiser fou qui les avait liés d’amour. Il ne l’avait jamais quitté, le souvenir de ce baiser, et voilà qu’il l’animait encore ! Une grosse envie lui venait de goûter à ces joues fraîches, là, tout de suite, malgré les passants. Avec toute autre fille, il n’eût pas hésité, mais il n’osait pas, avec celle-ci.

— Allons, au revoir Delphine ! à dimanche !

Il lui tendit la main ; mais elle, ayant retrouvé sa malice depuis qu’elle était heureuse, se haussa sur la pointe des pieds et l’embrassa franchement sur les deux joues en disant, assez haut pour que les passants entendissent :

— Au revoir ! Embrasse marraine pour moi, et salue tout le monde de ma part, là-bas.

« À une heure et demie ! au second échalier dans le chemin de la Croix-Verte. »

Delphine n’avait eu garde d’oublier l’heure du rendez-vous. Arrivée la première, elle attendait Séverin qui tardait un peu. Comme deux heures sonnaient, elle l’aperçut enfin qui venait vers elle en se hâtant. Elle lui tendit les mains.

— Je croyais que tu ne viendrais pas, que tu avais voulu te moquer de moi ; je commençais à avoir peur.

— Oh ! fit-il, tu n’as pas eu cette idée ! Il est pourtant vrai que je suis en retard ; ce sont les autres qui m’ont retenu au bourg ; je ne pouvais pas m’échapper.

— Pardon ! reprit-elle, je veux rire ; je suis toujours méchante, tu sais ! Tu dois être las : c’est loin, d’où tu viens !

— Oui, dit-il, c’est une belle trotte.

Il ajouta, en la serrant contre lui :

— C’est une belle trotte, mais je la ferais deux fois, dix fois pour toi, ma Fine.

Ils passèrent dans un champ et s’assirent à l’ombre d’une touffe de noisetiers ; il faisait très doux et les feuilles sentaient bon.

— Vois-tu, disait Séverin, c’est notre premier rendez-vous, mais nous sommes tout de même de vieux amoureux.

Elle leva ses yeux devenus graves et répondit :

— C’est vrai pour moi, ce que tu dis là, mais pour toi, je ne sais pas trop !

— C’est vrai pour moi aussi, je te le jure ; seulement personne ne le savait… Elle l’interrompit :

— Pas même Séverin ! Parle-moi donc de la Marichette, et tâche de ne pas rougir.

Il se mit à rire.

— Oh ! tu sais, Delphine, tu as grand tort de croire à ces contes ; je sais bien qu’on a mal parlé de moi dans le temps, mais il y avait beaucoup de menteries dans ce qu’on disait. Je ne pouvais pas empêcher cette fille d’être gagée à Jolimont et de se trouver sur ma route quand je revenais des champs de la Butte. Qu’est-elle donc devenue, cette grosse Mariche ?

Elle répondit d’un air tranquille de vierge instruite et sensée :

— Ce qu’elle est devenue ? Rien de bon. Il lui est arrivé ce qu’elle cherchait, pardi !

— Elle a un drôle ?

— Non pas un, mais deux, deux bessons qui sont nés vers le mardi gras. Le plus beau, c’est qu’elle n’en connaît pas au juste le père. Elle s’en moque, du reste ; une vraie honte ! Oh ! cela m’a beaucoup chagrinée, qu’elle eût été ta bonne amie.

— Tais-toi, Delphine, tu ne sais pas ce que tu dis. La vraie vérité, c’est que je t’ai toujours eue dans l’idée depuis mon retour du service. J’avais été hardi le premier soir, t’en souviens-tu ?

— Oh ! oui ! dit-elle en riant ; mais après ?

— Après ? dame, je n’osais pas. J’ai cherché du pain, moi, ça ne s’oublie pas, cela ; ton père n’aurait jamais voulu. Et puis je te croyais riche et tu es si jolie ! Je me sentais honteux et je ne disais rien. Ça m’a travaillé, va ! D’abord, j’ai cru que je t’oublierais ; j’ai essayé de m’amuser avec les autres : ça n’a pas passé. Alors, je m’en suis allé au loin, et ma peine m’a suivi. Quand j’ai appris ton malheur là-bas, quand j’ai su. que tout avait été vendu chez toi et que tu étais servante, je me suis dit : Peut-être bien maintenant qu’elle voudrait de moi tout de même ; et je suis allé à la foire dernière pour te parler. Si je ne t’avais pas trouvée, je serais revenu par ici à la Toussaint, et même plus tôt, parce que cela me tourmentait trop de te revoir, ces temps derniers. Oh ! oui ! bien sûr, je serais revenu !…

Pudiquement, par phrases courtes, il dévoilait la mélancolie secrète des heures passées. Et, blottie contre sa poitrine, les yeux loin, Delphine l’écoutait dire cette peine d’amour qui leur était commune ; les mots tombant en elle éveillaient des choses frémissantes comme le vent d’avril émeut les feuilles neuves ; et il lui venait une envie très douce de pleurer.

Quinze jours après ce premier rendez-vous, Séverin se gageait pour la Toussaint chez les Loriot. Il n’avait pas gardé un trop bon souvenir de la maison, mais il n’aimait pas changer de patron, car cela porte tort aux domestiques.

— Dites donc. Loriot, fit-il en terminant le marché, il me faudra trois sillons de pommes de terre…

— Ah ! tu veux donc te marier ? Tu es fatigué d’être heureux, mon gars ?

— Trois sillons, si c’est dans un champ à grande versaine ; cinq, si c’est dans un autre.