Calmann-Lévy éditeurs (p. 232-247).

V

Depuis longtemps déjà, l’hiver fouettait la campagne, et Fanchette n’était pas retournée reprendre à Paris sa vie d’étudiante. Une langueur soudaine avait paralysé son ardeur. Ses cours ne l’intéressaient plus. Elle préférait les Verdelettes.

— Reste, Fanchette, lui avaient dit ses frères ; tu es mieux ici avec nous.

Et ils lui proposèrent successivement, pour la distraire, un cheval, un piano neuf, un chien policier, un maître de dessin. Mais elle refusait tout, en souriant affectueusement. Son chagrin, tout en la dévorant, restait d’une discrétion absolue. Il ne gênait personne. Nul ne pouvait se douter qu’à tout moment elle pensait à Chouchou avec un regret déchirant.

— Martin d’Oyse est un imbécile, disait brutalement Samuel, qui savait tout.

— C’est plutôt un déséquilibré, reprenait Frédéric.

— Le mal vient de ce qu’il a pu fuir. Fanchette est trop jolie pour n’avoir pas, s’il était ici, vaincu les idées saugrenues d’un garçon qui va chercher midi à quatorze heures, tout simplement. Il aurait fallu qu’il ne la quittât pas.

Souvent Fanchette prenait un livre pour aller travailler près de madame Martin d’Oyse. Un instinct enfantin la portait à se réfugier dans les jupes d’une femme, de la femme qui aimait le plus ce qu’elle aimait. Son livre lui servait de contenance, car elle ne savait pas tenir une aiguille. Il lui tombait des mains presque toujours. Alors elle demeurait oisive, auprès de la châtelaine, sans souffler mot.

— Vous ne vous ennuyez pas, mon enfant ? demandait madame Martin d’Oyse.

Fanchette se contentait de secouer la tête négativement.

Les Alibert firent un séjour à la minoterie de leur père et laissèrent leur sœur aux Verdelettes. Personne autour d’eux ne s’inquiéta de ce voyage. Cécile demanda, quand ils revinrent :

— Êtes-vous allés voir Chouchou à son parc ?

— Nous nous y sommes présentés, dit Samuel, mais Martin d’Oyse volait dans l’Est.

Fanchette, qui espérait entendre parler de lui, défaillit de douleur. Elle pensa :

— Pour qu’il revienne et que sa mère le garde près d’elle aux fêtes du nouvel an, je m’en irai ; j’irai chez grand-papa Boniface.

Et voici qu’une après-midi de décembre, comme ces trois dames se tenaient, selon la coutume, au grand salon, sous le ronron du bavardage de Cécile, Philippe ouvrit la porte brusquement. Il était tout vêtu de laine et de cuir, et reprenait sous son heaume d’aviateur son air de chevalier du treizième. Les cris de surprise de Cécile empêchèrent d’abord qu’on ne dît rien. Mais Philippe semblait épanoui de bonheur. Il riait, embrassait sa mère de ses manches de cuir chargées de l’eau des nuages, baisa la main de Fanchette en lui demandant ;

— Vous saviez, dites ? vous saviez ?

— Quoi ? que pouvais-je savoir ?

Alors Chouchou, sans prendre même la peine de se débarrasser de son suroît :

— J’ai volé jusqu’ici, tout de suite, sur mon appareil, vous entendez, mon appareil à moi, un nouveau modèle qu’on vient de construire, que j’essayais depuis quinze jours dans le Jura, qui est une merveille de stabilité et de direction, qui se fiche des remous de la montagne, qui plane comme un Saint-Esprit, qui boucle la boucle sans qu’on ait le temps de le voir. Je puis encore à peine m’en croire le maître. J’arrive hier au parc, mes ailes parfaites, mon moteur exemplaire, et je dis au patron : « On n’a encore fait rien de mieux jusqu’ici que cet appareil-là. » Et lui, en vérifiant la tension des ailes, me répond : « Il est à vous, Martin d’Oyse. » Comment vouliez-vous que je comprisse ? J’étais stupide. Il ajoute ; « Allez prendre votre bain et je vous raconterai comment, la semaine dernière, vos amis Alibert, qui doivent, paraît-il, une fortune à votre père, sont venus acheter en votre nom l’avion auquel iraient vos préférences dans tout le parc. Je leur ai facturé celui-ci, sûr de votre goût. Ils l’ont paye comptant, me réservant de vous en faire la surprise.

— Hein ! Chouchou, faisait Cécile admirative, sont-ils chics, mes cousins !

— J’aurais voulu pouvoir refuser, continua Philippe. C’était trop. Je ne savais plus où me mettre. Mais comment refuser ? J’étais lié. J’ai regardé ma grande hirondelle. On venait de faire cent lieues d’un trait, tous deux, là-haut, elle n’avait pas flanché une seconde, elle était apprivoisée ; on n’était qu’un seul et même oiseau. J’avais envie de pleurer comme un gosse. Je n’ai eu qu’un réflexe : remplir mon réservoir d’essence, sauter à ma place et repartir. Ah ! c’est singulier l’impression de la propriété. Dire que cette machine-là, je pouvais aller la briser sur la lune si cela me chantait. Pas d’arrière-pensée, pas de scrupules, pas d’entraves, et puis aussi mon hirondelle personnelle, dont aucun maladroit ne viendrait abîmer la direction, ni fausser le fuselage élégant. J’ai volé une heure sur Paris, à faible hauteur, dans le soleil couchant, pour faire miroiter aux yeux des badauds les luisants de ma jolie bête. Et maintenant, il me faut voir Sam et Freddy. On ne fait pas un cadeau pareil. C’est fou, je veux leur dire des injures.

— Ils seront ici dans deux heures, dit tranquillement Fanchette.

Pour elle, non, elle ne se doutait de rien. Les frères avaient strictement gardé leur secret. Ils avaient bien fait de donner cette joie à Philippe. Elle en était très contente.

Madame Martin d’Oyse dit à son fils en le conduisant dans sa chambre :

— Mon enfant, comme elle t’a regardé, cette petite !

— Qu’allez-vous imaginer ? répliqua Philippe avec humeur.

La mère continua :

— Elle est charmante. C’est un sphinx. Mais quelle vie cachée, dont un mot, de temps à autre échappé à son silence, vous donne la clef !

Philippe s’abstint de toute réflexion. Il ne voulait pas renier, en se défendant, la ferveur douloureuse qui persistait au fond de son cœur pour Fanchette, malgré ses luttes. Il se croyait mieux guéri quand il n’avait pas redouté de l’affronter. Voilà que, pour l’avoir un instant contemplée, un flot de tendresse l’envahissait plus fort que jamais. Il rêvait en frémissant de l’emporter dans son hirondelle, de la conduire au pays inconnu où la solitude et le vide immense laissent ignorer les mœurs et les modes de pensée qui divisent. N’être plus que deux jeunesses ardentes qui respirent l’une devant l’autre sans passé, sans proches, sans conventions, sans traditions, ni cultures adverses !

Les soins de son corps lassé par des semaines de vol prirent l’aviateur jusqu’au dîner. Il descendit en disant :

— Comme il fait chaud maintenant aux Verdelettes !

Sa mère lui montra la belle cheminée morose.

— Oui, tout est changé, n’est-ce pas ? Ce ne sont plus les Verdelettes d’autrefois.

— Évidemment, dit Philippe. N’empêche que vous jouissez du confortable acquis et que les Alibert n’ont pas agi de force.

— Oh ! tu sais, mon enfant, ils obligent de telle façon que refuser leurs bienfaits équivaudrait à rompre.

Fanchette avait disparu. Il mesura la ténacité de son mal au désir qu’il avait encore de sa seule présence. Une minute de tête-à-tête, et il serait tombé à ses genoux. Mais Cécile, qui guettait au perron le retour des quatre filateurs, leur cria, dès qu’elle entendit l’auto s’engager dans le parc :

— Venez vite ! Venez vite voir qui est arrivé !

Et elle les conduisit tous les quatre droit au salon. Sam et Freddy, en apercevant Chouchou, eurent leur beau rire sonore :

— Ah ! Martin d’Oyse ! firent-ils seulement.

— Qu’est-ce qui t’amène ? dit M. Xavier.

Et il vit son fils bondir vers ses associés, les prendre aux épaules, et les embrasser avant lui.

— Il faut que je vous embrasse, déclarait-il, exalté, il faut que je vous embrasse. Que voulez-vous que je vous dise d’autre : que vous êtes fous, que cela dépasse les bornes. Mais je suis venu jusqu’ici avec lui, et je suis si content ! c’est une telle merveille de précision !

Madame Martin d’Oyse expliquait tout bas à son mari et à son fils :

— Ces messieurs ont acheté pour lui, au constructeur, le dernier appareil qu’il montait, le plus perfectionné, le plus stable, le plus beau. Chouchou en est propriétaire maintenant, et il s’est donné la joie puérile de venir nous voir, porté par des ailes qui sont bien à lui.

— Où avez-vous atterri ? demandait Frédéric.

— Assez loin d’ici, dans les champs de la plaine. Je craignais, cette fois, que la prairie derrière le château ne fût trop détrempée.

— Nous irons voir l’appareil demain matin, dirent tranquillement les Alibert, et nous sommes bien contents de vous avoir fait plaisir.

Mais les parents à leur tour les entourèrent. Cette fois, leur cœur débordait de reconnaissance. Un attendrissement les gagnait. Madame Martin d’Oyse prit les mains de Sam et de Freddy ; elle avait les larmes aux yeux :

— Le bonheur que vous donnez à mon cher Philippe, leur dit-elle, je le ressens encore plus vivement que lui-même. Vous êtes les amis les plus délicats, les plus ingénieux dans votre générosité.

Eux, riaient toujours de leur rire guttural et jeune, et ils disaient :

— Oh ! ce n’est rien, cela !

On les pria à dîner avec leur sœur pour qu’ils ne quittassent point Chouchou, et à table on plaça l’aviateur près de Fanchette, parce que, selon madame Martin d’Oyse, leur âge les rapprochait. Une émotion délicieuse régnait. Tout le monde était uni. Les Alibert aimaient ce rôle de bienfaiteurs. Ils s’y épanouissaient. La reconnaissance des Martin d’Oyse était un encens pour leurs narines, et plus ils les comblaient, plus ils s’attachaient à eux, cordialement. On n’avait ni réticences, ni arrière-pensées, ni doutes : rien qu’une affectueuse confiance, une réciproque et complète amitié. Ce furent des heures inoubliables.

Chouchou parlait de ses vols. Ceux qu’il venait de faire dans le Jura, sur son biplan léger, avaient été hasardeux, mais aussi magnifiques. En face de lui, Samuel Alibert, la tête levée, son nez court palpitant, la fourchette à la main, s’arrêtait de manger pour l’écouter : mais au fond, ce n’était pas à l’intention de Samuel que Chouchou racontait ces choses, Fanchette était près de lui toute frissonnante, et un plaisir divin excitait le jeune homme à angoisser par ces souvenirs cette enfant aimante. D’ailleurs le vent était aux Alibert. Ce soir ils apparaissaient dans le rayonnement de leur munificence. On en était engoué. L’incompréhension mutuelle des deux familles, que tout séparait, paraissait d’une subtilité presque ridicule. Après tout, qu’importe que deux spécimens d’humanité diffèrent, si l’essence humaine est de même qualité en eux. Les Alibert étaient dignes des Martin d’Oyse, et au delà, peut-être ! Comme Chouchou jugeait aujourd’hui puériles, artificielles même, les distinctions qu’il avait établies, cet été, entre cette exquise Fanchette et lui ! Son cœur fondait près d’elle. Il fut ressaisi d’une passion qu’aiguisait encore son remords de l’avoir fait souffrir. Pendant une conversation générale, il put lui murmurera l’oreille :

— Plus que jamais ! Fanchette, plus que jamais… Pardonnez-moi…

Les yeux de gemme glacée l’interrogèrent longuement, et elle répondit sans qu’une ligne de son visage bougeât :

— Moi aussi, plus que jamais…

Mais de toute la soirée on ne leur laissa pas le loisir d’en dire davantage.

À onze heures, Chouchou, très las, se glissait sous les draps de son petit lit de garçon, les yeux déjà clos à demi par le sommeil. Mais il se trompait s’il pensait dormir sur-le-champ. Il avait compté sans Fanchette. Les souvenirs de leur idylle se précisaient devant lui dans leur pleine lumière d’été. Il la revoyait comme une mince dryade, pleurant contre le tronc d’arbre. Aujourd’hui Philippe se demandait comment, au nom d’une psychologie spécieuse, en raffinant sottement sur la passion, il avait pu la repousser. Une seule chose était vraie : l’amour. Cette seule raison était certaine.

Sa porte s’ouvrit doucement. Une voix interrogea :

— Dors-tu, Philippe ?

C’était Élie. Chouchou tourna le bouton électrique, et lui vit les traits tout altérés. Il demanda ce qu’il y avait. Le grand frère, sans répondre, prit une chaise et s’assit près du lit. Il contempla longtemps la brune tête de son cadet, son profil aigu enchâssé dans la blancheur de l’oreiller, ses yeux ardents tapis sous l’arcade sourcilière. Puis il lui dit :

— Je crains que tu ne sois amoureux de Fanchette Alibert.

— Qui te fait le penser ? dit Chouchou anxieux de savoir s’il n’avait pas été imprudent.

— Oh ! mon vieux, moi seul je ne m’en serais jamais aperçu, je te l’avoue. Mais Cécile a des yeux de lynx. Au surplus je crois que sa cousine lui fait des confidences dont ma femme lâche un mot de temps en temps.

Il y eut un silence. Puis Chouchou, caché un peu plus dans l’oreiller, confessa :

— Cécile a raison. J’en suis fou, Élie.

Là-dessus il vit Élie prendre sa tête dans ses mains en disant :

— Alors, c’est donc une malédiction sur nous !

— Voyons, Élie, comme tu es dramatique !

L’aîné releva son visage ravagé, et saisissant le bras de Chouchou :

— Écoute, mon petit, si tu le peux encore, s’il en est encore temps, reprends-toi, détache-toi, mais n’épouse pas Fanchette, n’épouse pas une Alibert. Je t’en supplie, crois ton vieux frère qui a fait avant toi l’expérience et qui souffre ! qui souffre ! Ces mariages-là ne sont pas une union. La femme est trop lointaine. Il faut aimer une femme de sa race. Les autres on ne les étreint jamais complètement. On croit les tenir entre ses bras, elles sont à cent lieues de vous. Moi, je traîne une étrangère à mes côtés.

— Mon pauvre vieux, dit Philippe, tu l’aimais tant, ta Cécile !

— Ne dis plus ma Cécile : je n’ai plus de Cécile. Depuis que les Alibert sont venus chez nous, naturellement, spontanément elle retourne à sa tribu. Tous les efforts que j’ai tentés pour l’initiera nos sentiments, à nos pensées, à notre conception de la vie, sont balayés par la puissance de son instinct qui l’emporte vers ceux de sa race. Comprends-moi, Chouchou, ce n’est pas une jalousie vulgaire que je ressens : Cécile ne me trahit pas brutalement. Mais je l’ai lassée à la fin en lui parlant sans cesse une langue qu’elle ne comprend pas. Alors il lui est doux de retrouver les siens. Tout ce qui sépare les Alibert des Martin d’Oyse, me sépare de ma femme. D’eux, au contraire, elle est si près ! Elle n’est plus à moi, Chouchou !

Il s’effondra en pleurant sur le lit de son frère. Philippe se redressa, l’entoura de ses bras. Élie continua :

— Ah ! mon petit, si tu savais comme je l’aimais. Nous avons été, toi et moi, hantés par le roman merveilleux de nos parents. J’ai cru le revivre. Cécile me possédait si complètement ! Ses cheveux… sa peau lumineuse, ah !… Et cette vie positive et ardente, cette flambée ! Ne ris pas, Philippe : j’aurais voulu mourir pour elle. Je rêvais d’être, à cinquante ans, aussi émerveillé devant elle que notre père l’est encore devant maman. Ah ! oui, le roman de nos parents, il est loin. Cécile n’a de joie qu’avec ses cousins. Elle ne descend plus de là-haut. Elle a trouvé le bonheur, enfin ! Et si tu voyais son sourire quand j’exprime une pensée ! Chouchou, mon petit, je t’en prie, n’épouse pas une Alibert. Je ne veux pas que tu souffres ce que j’endure. Il faut se comprendre étroitement dans le mariage. Va-t’en, oublie Fanchette.

— Ce n’est pas possible, Élie. Et puis, tu sais, mon vieux, nous devons nous tromper : la vie doit être plus simple que cela. Il doit falloir écouter la nature, la bonne nature qui nous donne un attrait vers ces femmes parce qu’elles diffèrent justement de nous. Elles manquent de littérature et de rêve, adorent l’argent, ne croient qu’au concret. Et puis après ? Et puis après ? Tu es une âme tourmentée, Élie. Tu en demandes bien trop à cette pauvre Cécile.

— Si tu aimais Fanchette comme j’aime Cécile, dit farouchement Élie, tu verrais ce qu’en dépit de soi on exige de sa compagne, et la voracité de l’amour complet, celui qui ne se contente pas du rapprochement banal de tous les couples, mais qui vous tient des pieds jusqu’à la tête. Je t’en conjure, Chouchou, réfléchis aux besoins de ton cœur infini : une Alibert ne les assouvira jamais. N’épouse pas une Alibert, mon petit !