Calmann-Lévy éditeurs (p. 222-231).

IV

Ni l’équipe des maçons, ni l’entrepreneur ne retournèrent à Rodan une fois le calorifère posé au château. On les vit installer un chantier au bord de la route, dans le terrain que les Alibert Tenaient d’acheter en catimini aux tisseurs voisins. Et ils abattirent là trois chênes centenaires, pour creuser un trou carré dans lequel, bientôt, des briques grimpèrent les unes par-dessus les autres, fondations d’une petite maison citadine.

M. Xavier demanda aux Alibert :

— Qu’est-ce donc, messieurs, que vous faites bâtir ?

Samuel, se tenant militairement devant M. Martin d’Oyse, répondit à ce coup direct :

— Monsieur, nous poursuivons toujours notre idée. Il est inadmissible qu’un obstacle aussi minime qu’une idée de bonne femme arrête irrémédiablement l’extension de notre industrie dont sortirait un bien immense : la condition des ouvriers améliorée, la possibilité de créer pour eux des établissements utiles, tous les avantages enfin que la main-d’œuvre même trouve dans la prospérité d’un établissement.

— Monsieur, dit M. Xavier, je ne veux pas d’un bien fondé sur une injustice.

Il avait parlé sévèrement, avec ce ton imposant qui clouait sur place les Alibert. Samuel eut un battement de paupières et répondit :

— Nous avons promis de respecter la donation faite par vous à madame Natier. Nous ne manquerons pas à notre parole, monsieur, mais nous ne nous sommes jamais engagés à ne pas faire construire la maison projetée. Et si, une fois la maison construite, madame Natier en vient d’elle-même, à la désirer, et à quitter d’elle-même le terrain qu’elle occupe d’une façon inopportune, je ne vois pas que nous puissions l’en empêcher, ni qu’il y ait alors la moindre injustice à jeter bas sa bicoque.

M. Xavier ne put s’empêcher de sourire.

— Je connais Nathalie, dit-il, et je sais que rien ne saura la décider à quitter les vieux murs qu’elle aime. Néanmoins, je ne peux m’empêcher de vous admirer, cher ami. Votre souplesse, votre ingéniosité m’étonnent toujours.

— C’est ainsi que nous comprenons les affaires, conclut Samuel.

Quelquefois, Marthe devait expédier des lettres de refus en réponse à des demandes qu’on ne pouvait accepter, la filature ne suffisant, qu’avec peine aux marchés courants. Sam et Freddy ne manquaient jamais, dans ce cas, d’insister devant elle sur la pénurie du matériel qui étranglait l’établissement. Le directeur, M. Sauvage, qui épousait toutes les idées nouvelles d « s Alibert, se joignait à eux. Marthe ne disait plus rien. On ne savait ce qu’elle pensait. Le directeur lui proposa ce matin-là, où elle venait encore de décliner une commande.

— Mademoiselle Natier, venez donc avec moi voir quelque chose aux ateliers.

Elle quitta précipitamment la lettre qu’elle tapait. Rien ne lui plaisait tant que d’aller s’instruire près des machines. Il lui semblait que le jour où elle connaîtrait tout, comme les Alibert, elle servirait mieux les Martin d’Oyse. Dans le premier atelier, celui des brise-balles, ils trouvèrent Samuel qui cubait la salle pour savoir si l’on n’y pourrait pas faire entrer une nouvelle machine. Ses vêtements étaient déjà gris des déchets de coton que le ventilateur soufflait un peu partout, et il levait les épaules en signe d’impuissance.

— Inutile d’essayer, disait-il. On n’aurait que la place de passer entre les cylindres et le mur, la courroie nous happerait à chaque fois.

Effectivement, le brise-balle était un monument de fonte aussi considérable qu’une locomotive, et là-haut le plafond n’était pas moins encombré que le plancher, d’arbres, de roues affolées, de courroies au glissement vertigineux. Un ouvrier à l’air sagace faisait un prélèvement sur chaque balle de coton, l’offrait au plateau de la machine qui l’absorbait et le mâchait grossièrement. Après quoi, son énorme œsophage pneumatique, — ce puissant tube d’acier qui montait jusqu’au plafond, qui se recourbait, courait parmi les arbres de couche et fuyait vers la salle voisine, — aspirait ce coton mâché, et le rejetait au ventre des batteuses. Mais, malgré l’appétit vorace de ces monstres qui à chaque seconde, en un mouvement de va-et-vient, présentaient leur plateau pour recevoir du coton, on ne pouvait encore leur ingurgiter ce qu’il eût fallu. C’était ici la vraie bouche de l’usine, pour cette digestion formidable et interminable de coton.

— Vous voyez, dit Samuel à Marthe, quand même nous pourrions, dans la salle de filage, loger cinq cardeuses de plus, nous n’aurions pas de quoi ici leur préparer le coton, et elles ne seraient pas alimentées. Et le directeur appuyait :

— Hein, mademoiselle Natier, six brise-balles au lieu de trois, et voyez-vous ce flot de coton qui sortirait là-bas des cardes ?

Marthe sentait lui monter au cerveau cette griserie de la production intense que l’on contracte auprès des machines enfiévrées. Malgré leur régularité d’horlogerie, elles ont toujours l’air d’accélérer jusqu’à la démence leur mouvement. Un désir désordonné les possède et se communique. Marthe aurait voulu qu’on jetât les balles entières aux sollicitations du plateau qui se présentait toujours vide, et elle se mit à souhaiter des métiers à l’infini pour filer ensuite là-bas le fleuve de coton pur issu de ces triturations multiples.

— La solution, continua le directeur, ce serait de faire tomber ce mur et de réunir cette salle à l’atelier des bancs d’étirage et des ouvreuses.

Marthe, qui se passionnait malgré elle pour la question, demanda :

— Et les ouvreuses ?

— Dans la salle de filage actuelle, on aurait une partie pour les ouvreuses, une partie pour les cardes, ce qui entraînerait la suppression du charroi d’une salle à l’autre.

Elle n’interrogea plus. Elle savait le reste du projet : la nouvelle galerie des soixante mille broches qu’on bâtirait sur l’emplacement de leur petite maison, qui était déjà construite sur le papier, et dont la réalisation venait toujours échouer à l’entêtement de sa mère. Elle rougit, éprouva la cruelle mortification d’être l’obstacle à la prospérité des autres, murmura :

— Oui, je comprends.

Le directeur insista :

— Je voulais vous faire toucher du doigt, mademoiselle Natier, les transformations qui seraient possibles si vous vous y prêtiez.

Marthe répondit :

— Oh ! j’espère amener ma mère à ce que l’on attend d’elle.

— Si nous allions lui rendre visite sur-le-champ ? proposa Samuel Alibert.

Marthe ne pouvait s’accoutumer à cette brutalité de décision. Elle en restait aux façons enveloppantes des Martin d’Oyse, et fut interloquée pendant quelques secondes. Mais elle finit par dire :

— Comme vous voudrez, monsieur.

Le directeur demeura pour vérifier le poids des rouleaux de coton qui sortaient des ouvreuses et rectifier le mouvement des machines. Samuel et Marthe prirent le chemin du bord de l’eau. Samuel se penchait un peu pour observer furtivement la jeune fille. Il disait :

— Je suis sûr que vous serez heureuse comme une reine dans le joli pavillon qui s’élève là-bas.

— Ma décision à moi est prise, répondit Marthe. Quand même ce serait une grange, il me semble que je m’en contenterais volontiers pour que la filature s’agrandisse à son aise.

— Mais ce sera loin d’être une grange ! reprit Samuel un peu froissé.

Nathalie cousait derrière le carreau de sa fenêtre. Sa figure fripée s’éclaira quand elle reconnut ce bon M. Alibert, qui lui avait rapporté l’autre jour, de Rodan, tout un plant de choux de Bruxelles géants pour son hiver.

— Regardez, monsieur, s’ils ont repris, s’ils lèvent le nez ! disait-elle en montrant ses plates-bandes.

— Madame Natier, reprit Samuel, c’est de jardinage que je viens causer avec vous. Quels arbres à fruits préférez-vous pour votre verger ?

— Oh ! je n’en manque pas ! dit la bonne femme qui désignait ses quenouilles, et ses pommiers en bordures dépouillés par l’hiver.

— Je ne parle pas de ce jardin-ci, expliqua le patron riche, mais de l’autre, celui que je fais planter dès maintenant, car c’est le temps propice. Vous n’ignorez pas, madame Natier, qu’en ce moment votre maison sort de terre. Au printemps elle sera finie, sèche, bonne à habiter. Ce jour-là vous ferez ce que vous voudrez, bien entendu. Vous resterez parfaitement libre. Vous aurez le droit de vous maintenir sur ce terrain et de nous empêcher d’étendre jusqu’ici notre salle de filage et de restreindre systématiquement ainsi les bénéfices de M. Martin d’Oyse, la fortune de ses fils, cette fortune qui est entre vos mains. Quoi qu’il en soit, nous nous sommes imposé dès ce moment de préparer tout, comme si votre agrément était donné déjà. Ainsi je m’inquiète de vos goûts avant de décider quelles espèces de poiriers nous choisirons.

Nathalie réfléchit longuement. Sa figure s’attrista, le plus cruel embarras la troublait. Mais comme, en fin de compte, l’échéance de la décision était lointaine, elle répondit, en se réservant.

— Mon Dieu, vous êtes bien aimable, monsieur Alibert. Mettez donc toujours des louise-bonne, et de la cuisse-madame.

— C’est entendu. Vous aurez aussi pruniers de reine-claude, abricotiers, pêchers en espaliers.

Nathalie soupira :

— Nous ne savons pas comment vous remercier, n’est-ce pas, Marthe ?

Marthe ne répondit rien. La bonne femme continua :

— Monsieur Alibert, ne me prenez pas pour une ingrate. Votre belle maison, je ne la dédaignerais pas, bien sûr, si j’étais seule. Mais il y a monsieur Martin d’Oyse qui serait bien contrarié si je quittais celle-ci. Je n’invente rien. C’est lui qui me l’a défendu.