Calmann-Lévy éditeurs (p. 145-154).

III

— Philippe, c’est avec vous que je veux visiter la campagne. Venez-vous ce matin ?

Fanchette s’était levée à l’aube, et comme par hasard, avait rejoint dans le parc Chouchou qui s’y trouvait déjà. Le château dormait encore. La femme de chambre, que madame Martin d’Oyse avait donnée à la jeune fille, rangeait ses vêtements là-haut. À la cuisine on préparait le thé et les jardiniers mangeaient la soupe. C’était donc ici la solitude favorable à Fanchette. Mais Philippe se rembrunit. Ses yeux semblèrent se tapir plus profondément au creux de l’arcade sourcilière, peureux et angoissés. Et il répondit cependant d’un air ferme :

— Je ne sors pas aujourd’hui, je suis fatigué.

— Savez-vous que vous êtes très poli, monsieur ?

— Vous penserez de moi tout le mal que vous voudrez. Je ne dirai pas que cela m’est égal. Mais il faut qu’il en soit ainsi.

— Vous ne m’avez pas toujours parlé sur ce ton, Philippe, reprit Fanchette d’une voix où l’on sentait les larmes. Vous rappelez-vous le jour où vous m’avez promenée sur l’eau, à Argenteuil, sous le tonnerre et les éclairs ? Je voulais rentrer alors et c’est vous qui refusiez : cela vous amusait que j’eusse peur. La Seine était sinistre. Notre petit canot bondissait. Vous souvenez-vous des mots que vous m’avez dits ?

— Oui, je m’en souviens.

— Vous ne les pensiez pas, peut-être ?

— Si, et je les pense toujours, Fanchette, prononça Philippe comme malgré lui. Pourquoi me forcez-vous à vous l’avouer encore, puisque c’est fini ? Vous me rendrez fou.

— Croyez-vous que je ne sois pas malheureuse, moi ? dit Fanchette dont les yeux, de pierre froide et claire, s’adoucissaient divinement. J’avais seize ans quand vous avez surgi dans ma vie. Dieu sait si je pensais à flirter. Dès la première visite vous m’avez laissé un souvenir indéracinable. Quand on vous a vu, Philippe, une seule fois même, c’est ainsi. Vous êtes si audacieux ! Vous sentez l’espace, l’air des étoiles. Vous donnez un peu le vertige. On est attiré. Et moi, dites, quelle impression ai-je faite en vous ?

— Ah ! vous savez bien, Fanchette, vous savez bien ; et vous voyez qu’aujourd’hui encore, après dix-huit mois, je suis aussi bouleversé devant vous que le premier jour. Aussi ne fallait-il pas nous revoir, jamais, jamais.

— Mais pourquoi ? Qui nous empêche de nous aimer ? Moi, j’ai cru au bonheur longtemps. Vous m’aviez dit : « Vous êtes la seule. » Et puis vous avez disparu, tout d’un coup, sans explication. Je ne suis plus la seule, dites ?

Philippe eut un rire triste :

— Une autre que vous, Fanchette ? Vous croyez qu’une autre femme pourrait me charmer ? Non, vous entendez, jamais une autre. J’ai pris le grand deuil de tout amour, de tout bonheur. Je resterai tout seul, jusqu’au soir où mes ailes casseront. Mais d’ici là je volerai avec votre ombre, je vous emporterai dans les nuages, pas une minute vous ne cesserez d’habiter mon ciel.

Soudain elle le poussa doucement par le bras.

— Venez au petit bois, qu’on voit là-bas. Je viens d’apercevoir votre belle-sœur qui a soulevé le rideau de sa fenêtre. Elle est curieuse, Cécile.

Philippe se laissait faire. Il suivait Fanchette qui murmurait le long de l’allée courbe :

— Vous comprenez, je ne puis rester ainsi, je veux savoir ce qui nous sépare. Est-ce mon argent ?

— Oui, dit Philippe.

Elle reçut le choc avec orgueil, comme un compliment colossal, et redevenant statue :

— C’est vrai que je suis très riche. Quatre hommes en ce moment encore travaillent pour moi, pour que je sois parée comme une reine, pour que je sois une puissance, que je joue avec l’or aussi naturellement que les petits enfants avec le sable. C’est mon grand-père Boniface qui spécule toujours. malgré ses soixante-seize ans, c’est mon père seul, maintenant dans sa minoterie, c’est enfin Samuel et Frédéric. Je suis leur but. Il faut que je devienne la grosse dot dont on parle. Jamais assez, voilà leur mot, à mqs frères, quand il s’agit de moi. Pour entasser un million de plus sur mes épaules, vous les feriez trimer la nuit comme le jour. Vous verrez : ils ne se marieront que quand ils m’auront dotée comme une impératrice. Oui, je serai mademoiselle Crésus ; et puis après ?

Chouchou tremblant la scrutait de ses yeux dévorateurs. Elle était debout devant lui, les pieds dans la mousse, longue, frêle de hanches, avec un regard de diamant sans feux. Elle ne se doutait pas qu’avec la férocité instinctive de l’homme qui aime sans mesure, il l’analysait, pesait ses paroles, jugeait cette cohésion qui l’unissait à l’argent au point de l’en faire se vanter comme d’un avantage physique. L’argent faisait corps avec elle. Il lui était plus intime que la ligne charmante de ses dix-sept ans, plus familier que ces sciences dont elle se nourrissait avec tant de fierté. Philippe était devenu sévère, car l’amour, quoi qu’on ait dit, n’est point aveugle. Lui seul voit clair, bien plutôt. Le jeune homme renchérit d’orgueil pour dire âprement :

— Moi, je suis un pauvre diable. Je ne vaux pas le libre aviateur qui pique droit où il veut. Je ne choisis ni mon appareil, ni ma route. Je suis le faucon apprivoisé que mon patron lance où bon lui semble. J’essaie tantôt un moteur, et tantôt un autre. Un petit employé, vous comprenez, Fanchette, un rien du tout, Martin d’Oyse sans le sou.

Elle l’écrasa d’un mot souverain :

— Qu’est-ce que cela fait, Philippe, si vous me plaisez ainsi ?

— Mais moi, Fanchette, je me déplairais à moi-même…

Elle reprit :

— D’abord vous ne serez pas si dépourvu. Mes frères me l’ont dit hier soir : l’usine de votre père est en train de doubler sa production. Évidemment il n’y fallait que des capitaux, et le tour de main de Sam et de Freddy. Bientôt vous serez riche, Philippe. Connaissez-vous leur projet, à mes frères ? Non. Eh bien, ils m’ont confié cela hier soir. Ils vont construire. La filature va devenir grandiose. Une salle de filage qui sera comme une cathédrale ! Soixante mille broches !

— Vous saviez ce que c’était que des broches, dites, Fanchette ?

— Non. Mais Frédéric m’a expliqué. Ces choses-là, je les saisis tout de suite.

— Vous êtes bien une Alibert, une petite-fille du père Boniface, murmura Philippe, les dents serrées ; mais la chose n’est pas faite, Fanchette : mon père ne m’en a pas soufflé mot.

— Oh ! votre père, ne lui en parlez pas : on lui dira, plus tard, quand les plans seront finis. On les prépare. Alors, vous comprenez, mes frères sont en train de vous gagner une fortune, à vous aussi. Les Martin d’Oyse vont être opulents. Vous n’aurez plus à me reprocher mon argent.

Il la contempla longuement sans lui répondre. Elle crut que le prestige de tout cet or évoqué finissait par griser le jeune homme, quand au contraire, avec une lucidité complète, il disséquait en elle le mystère de la race qui affleurait là sous les paroles. Et elle, avec son mélange de naïveté amoureuse et d’esprit pratique, poursuivait son raisonnement. Philippe ne serait pas toujours aux gages d’un constructeur. Les capitaux qui lui reviendraient sur l’usine, qui l’empêcherait de les mettre dans une affaire d’avions, et de construire lui-même ? À ce moment-là, il ferait voler les autres, et lui resterait bien tranquille chez lui, sans plus craindre désormais la panne de moteur ou l’accident stupide.

Philippe était tout frémissant. Il essaya de lui expliquer :

— Fanchette, vous ne comprenez pas ; voler, pour moi, c’est l’essentiel, c’est la vie.

Mais il devina qu’il fallait renoncer à la convaincre. Elle ne verrait jamais dans ses ascensions que l’énergique effort d’un vaillant garçon qui lutte pour l’existence. Le rêve de Philippe lui était fermé.

— On dirait que je vous ai fait de la peine ? demanda-t-elle câlinement en se rapprochant de lui.

Philippe ferma les yeux. Sentir en même temps de l’attrait et de l’aversion pour ce jeune être adorable lui semblait pervers, malsain et honteux. Mille sentiments de race qui fourmillaient en lui, levaient la tête, comme de petits hobereaux comiques, pour affirmer leur supériorité. Tous péroraient. L’un disait : « Mes raffinements » ; l’autre : « Mes ancêtres ». Ou bien c’était : « Ma chevalerie », « Ma spiritualité », « Mon culte de la Pensée pure », « Ma poésie », « Ma religion des divines inutilités », « Les charmes de la vie », « La subtilité », « Le panache ». Et son échine frissonnait encore de s’être allongée un soir dans le lit d’un roi au souvenir flamboyant qui y avait, trois cents ans plus tôt, épousé sa famille. Toutes ces sensations tourbillonnèrent en lui l’espace d’un instant. Presque en même temps, un souffle frôla sa joue, il respira des cheveux parfumés, et une voix à son oreille chuchota :

— Chouchou…

Ce nom le foudroya. Jusqu’ici Fanchette ignorait qu’on l’appelât ainsi. C’était un peu le monopole de madame Martin d’Oyse dont ce touche-à-tout de Cécile avait aussi abusé. Il s’en fâchait, il le répudiait comme un ridicule. Il se prétendait diminué sous ce vocable poupin. Mais jamais il n’avait entendu ces syllabes tendres et si intimes passer sur les lèvres d’une femme aimée. Ce fut comme un mot neuf, un nom jamais entendu, la substance et le goût de son âme dans la bouche même de Fanchette. Son jeune sang bondit. L’esprit de race croula. Philippe saisit la frêle épaule de Fanchette, la força de ployer et maintint ses deux mains brutalement pour baiser sa nuque blanche tant qu’il voulut.