Calmann-Lévy éditeurs (p. 139-144).

II

Il y avait trois jours que Philippe était arrivé quand Samuel Alibert dit à madame Martin d’Oyse :

— Notre petite sœur Fanchette nous écrit qu’elle vient passer avec nous ses vacances. Elle est très fatiguée par ses cours. Malheureusement nous pourrons peu nous occuper d’elle, et nous craignons qu’elle se trouve isolée dans l’appartement. Nous ne saurions pas assez vous remercier, madame, si vous lui permettiez quelquefois de descendre chez vous.

— Oh ! la pauvre petite ! s’écria madame Martin d’Oyse en joignant ses belles mains, je la recevrai avec joie. Quelle vienne tant qu’elle le désirera. Qu’elle ne craigne pas surtout d’être importune. Elle sera chez elle ici.

Samuel dit avec un attendrissement dont cet homme d’affaires était très capable :

— C’est la vieille hospitalité d’autrefois, madame ! Il faut venir aux Verdelettes pour la retrouver. Votre bonté pour notre petite sœur nous semblera plus précieuse encore que celle dont vous nous comblez.

Vous l’aimez donc bien, cette petite sœur ?

— Oui, dit Samuel sans rien pouvoir ajouter.

Ce fut la jeune bru qui expliqua plus tard à ses beaux-parents :

— Fanchette ? elle est toute la vie sentimentale de mes cousins. Grâce à ses quatorze ans de moins que Sam, elle se fait gâter par ces deux garçons comme une petite fille, et ils sont en adoration devant elle. Quand elle est née, ils ne croyaient pas qu’un petit enfant pût être si gentil ; ils se mettaient à genoux pour s’émerveiller de ses premiers gestes, de ses premiers mots. Ensuite ils l’ont vue grandir, ç’a été un ravissement. Fanchette était un prodige. Ils étaient un peu comme deux tout jeunes pères qui n’en reviennent pas du développement miraculeux de leur progéniture. Avec cela ma petite cousine, je l’avoue, ne manquait pas d’esprit, elle mordait aux études. À quinze ans, elle s’en montrait enragée. C’est une scientifique : elle suivait les cours des garçons. Vous devinez si les grands frères furent éblouis. On ne ferait pas croire à Satn et Freddy qu’il existe au monde une femme et même un homme plus calés que Fanchette. Elle est leur faiblesse, voilà.

— Mais c’est très touchant cela, dit madame Martin d’Oyse. Ces jeunes gens sont charmants, d’ailleurs.

— Fanchette aussi, dit espièglement Cécile ; interrogez plutôt Chouchou là-dessus.

— Oh ! Chouchou doit la connaître fort peu, reprit M. Martin d’Oyse. Il n’était reçu que par hasard chez les Alibert.

— Il la connaît pourtant, affirma Cécile, mystérieuse.

Philippe commençait déjà de regretter son appareil. L’infatigable oiseau se sentait en cage. Il errait dans les champs, dans les bois, comme une hirondelle qui s’est posée à terre et s’irrite de progresser à petits pas. Un soir, Cécile vint à sa rencontre par la ferme Josseaume et lui dit à brûle-pourpoint en braquant sur lui ses yeux curieux :

— Vous savez, Fanchette arrive.

— Ah !

— C’est tout l’effet que cela vous produit, Chouchou ?

— Oui.

Cécile fut un peu désappointée, parce que les traits du jeune homme n’avaient pas bougé. Mais pourtant, de seconde en seconde, son masque aigu se décolorait ; Chouchou pâlissait visiblement. Sa volonté n’y pouvait rien. Il reprit tranquillement :

— La nouvelle ne peut me toucher beaucoup : je suis ici pour peu de temps. Mon appareil me manque trop. Je ne resterai pas un mois sans voler.

— Bon ! s’écria Cécile, voilà qu’il veut s’en aller sur cette annonce.

— Je l’avais décidé cet après-midi, dit Philippe.

Le lendemain, les Alibert triomphants ramenaient en auto la petite sœur qu’ils étaient allés chercher au train. Fanchette était encore une grande gamine à l’air vague, aux yeux glacés, qui devait être terriblement volontaire. Elle avait cette démarche ferme, presque orgueilleuse des filles qui fréquentent la Sorbonne et sentent leur valeur. Elle se laissa embrasser par sa cousine, complimenter par madame Martin d’Oyse, saluer par Élie, par M. Xavier. Ses yeux de métal ne bougeaient pas. Philippe vint le dernier, et là, elle daigna sourire.

— N’est-ce pas qu’elle est gentille, Fanchette ? disaient naïvement les grands frères,

Cécile dit à Samuel :

— Qu’elle a changé ! C’était une petite fille délicieuse, mais elle est devenue adorable.

— N’est-ce pas ? reprit vivement Samuel. Je suis content d’entendre cela de vous, Cécile, car vous savez bien, cette enfant-là… cette enfant-là…

Il s’arrêta là-dessus, incapable d’exprimer des émotions de ce genre, mais heureux de penser pourtant que la jeune femme l’avait compris. C’était devant Cécile qu’il éprouvait le besoin de s’épancher, pas devant d’autres.

— Je la soignerai bien, dit Cécile, coquette.

— Oh… chère Cécile… balbutia le grand garçon.

Élie traversa le vestibule où ils échangeaient ce colloque. Samuel disparut. Le mari demanda en riant :

— Qu’est-ce qu’il te disait donc, ce diable d’Alibert ?

— Nous parlions de leur petite sœur, dit tranquillement Cécile. Ces deux garçons en sont fous.