Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 42

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 301-308).
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XLII


En rentrant chez lui, pendant deux heures, il resta allongé immobile sur le lit, ensuite il se rendit chez le commandant de la compagnie et demanda la permission de rejoindre l’état-major. Sans dire adieu à personne, envoyant payer le propriétaire par Vanucha, il se prépara à aller à la forteresse où était logé le régiment. Seul l’oncle Erochka l’accompagnait. Ils burent et burent. Comme au moment de son départ de Moscou la troïka de poste était près du perron. Mais Olénine n’analysait plus ses sentiments comme à cette époque, et ne se disait pas que tout ce qu’il avait pensé et fait ici n’était pas cela. Il ne se promettait plus une nouvelle vie. Il aimait Marianka plus qu’avant, et maintenant il savait qu’il ne serait jamais aimé d’elle.

— Eh bien ! Adieu, père ! — fit l’oncle Erochka, — Quand tu iras en campagne, sois plus prudent, écoute-moi, quand tu iras en expédition ou ailleurs, (moi je suis un vieux loup, j’ai vu beaucoup de choses), quand on tirera, ne va pas dans les groupes où il y a beaucoup d’hommes. C’est l’habitude, votre frère a peur et se serre où il y a beaucoup de gens, il pense que ce sera plus gai ensemble, et c’est pire. On tire toujours dans le tas. Moi je me tenais toujours à l’écart et je marchais seul, aussi n’ai-je pas été blessé une seule fois. Et pourtant, que n’ai-je pas vu dans ma vie !

— Mais tu as une balle dans le dos ! — fit Vanucha qui faisait les malles dans la chambre.

— C’est le Cosaque qui s’est amusé — répondit Erochka.

— Comment, le Cosaque ? — demanda Olénine.

— Mais comme ça. On avait bu. Le Cosaque Vagnka Sitkine avait bu beaucoup, et il me tira tout droit un coup de pistolet. Juste à cet endroit.

— Eh bien, quoi, en souffres-tu ? — demanda Olénine, — Vanucha, as-tu fini bientôt ? — ajoutat-il.

— Ah ! comme tu te hâtes. Attends, je te raconterai… Quand il a tiré, la balle n’a pas brisé l’os, elle est restée ici, dans la chair. Et moi je lui dis : « Tu m’as tué, mon vieux. Ah ! que m’as-tu fait ! Je ne te lâcherai pas comme ça, tu m’apporteras tout de suite un seau de vin. »

— Mais tu as souffert ? — demanda de nouveau Olénine, qui écoutait à peine le récit.

— Laisse-moi finir. Il a apporté le seau. On a bu. Le sang coulait toujours, toute la cabane était pleine de sang. Le vieux Bourlak dit : « Le garçon crèvera ici, donne encore une bouteille d’eau-de-vie aromatique autrement nous te livrerons à la police ». On a apporté encore, et on a bu, on a bu…

— Mais quoi, souffrais-tu ? — redemanda Olénine.

— Quelle souffrance ! N’interromps pas, je n’aime pas cela. Laisse-moi finir. On a bu jusqu’au matin, et je me suis endormi sur le poêle, j’étais ivre. Le matin, je m’éveille, impossible de me redresser.

— Souffrais-tu beaucoup ? — répéta Olénine, pensant qu’enfin il allait obtenir la réponse.

— T’ai-je dit que ça me faisait mal ? Pas mal, mais impossible de remuer, de marcher.

— Eh bien, tu as guéri ? — fit Olénine, sans même rire tant il avait de tristesse dans le cœur.

— Oui, la blessure s’est cicatrisée, mais la balle est toujours là. Tiens, touche.

Et, soulevant sa chemise, il montra son dos robuste où, près de la colonne vertébrale, roulait une petite balle.

— Regarde comme elle roule ! — fit-il en se consolant de la balle comme d’un jouet. — Tiens, elle descend…

— Et Loukachka, en reviendra-t-il ? — demanda Olénine.

— Dieu le sait ! Il n’y a pas de médecin, on est allé les chercher.

— D’où l’amène-t-on ? De Groznaia ?

— Non, mon père. Si j’étais le tzar, depuis longtemps j’aurais pendu tous les médecins russes. Ils ne savent que couper, comme ça. Notre Cosaque, Baklachov, ils l’ont tout à fait estropié. Ils lui ont coupé la jambe. Ce sont de vrais imbéciles. À quoi est-il bon maintenant, Baklachov ? Non, mon père, dans les montagnes, il y a de vrais médecins. Un jour, pendant la campagne, mon ami Vortchik fut blessé en pleine poitrine ; alors vos médecins l’ont condamné, Saïb est venu des montagnes et il l’a guéri. Ils connaissent bien les herbes.

— Mais assez de bêtises, — fit Olénine. — J’enverrai un médecin de l’état-major, ce sera mieux.

— Quelle bêtise ! — cria le vieillard. — Imbécile ! Imbécile ! J’enverrai le médecin ! Mais si vos médecins guérissaient bien, alors les Cosaques et les Tchetchenzes iraient se soigner chez vous, et, au contraire, ce sont vos officiers et vos colonels qui font venir les médecins des montagnes. Chez vous, tout est faux !

Olénine ne répondit pas. Il pensait trop lui-même que tout n’est que mensonge dans le monde où il avait vécu et où il retournerait.

— Eh bien ! As-tu été chez Loukachka ? — lui demanda-t-il.

— Il est comme un mort, il ne mange et ne boit rien, il n’y a que l’eau-de-vie qu’accepte son cœur. Quand il boit de l’eau-de-vie, il est bien. Quel dommage ! C’était un brave garçon. Tout à fait comme moi. Moi aussi, une fois, j’étais près de mourir, les vieilles hurlaient déjà. La tête était en feu. On m’a couché sous les icônes. J’étais comme ça, et au-dessous de moi, sous le poêle, une foule de petits tambours battaient la retraite. Je crie contre eux, et ils tapent encore plus fort. (Le vieux riait.) Les femmes ont amené chez moi un diacre. Elles voulaient m’ensevelir et elles lui racontaient : « Il s’est beaucoup amusé avec les femmes et perdait des âmes ; il mangeait gras et jouait de la balalaïka », « Repens-toi, » — me dit-on. Et je commence à me confesser. « Je suis un pécheur », dis-je. À tout ce que dit le prêtre, je réponds : « Je suis un pécheur ! » Il se met à m’interroger sur la balalaïka. « Où est-elle, la maudite ? Montre-la et brise-la ». Moi je dis : « Je n’en ai pas ». Et je l’avais cachée moi-même dans un filet dans la cuisine, je savais qu’on ne la trouverait pas. Et on m’a laissé comme ça, et j’en suis revenu ! Et j’ai continué à jouer de la balalaïka... — Oui, alors, que te disais-je ? — continua-t-il. — Écoute-moi, va où il n’y a pas beaucoup de monde, autrement ce sera mal, on te tuera. Je te regrette vraiment. Tu es ivrogne, — mais je t’aime. D’habitude, vos frères aiment toujours aller dans la montagne. Chez nous il en est venu un de la Russie, toujours il allait sur la montagne et l’appelait drôlement : crinière. Aussitôt qu’il voyait un monticule, il nous quittait. Une fois il s’est sauvé comme ça ; il monte, il est content, et un Tchetchenze le vise et le tue. Ah ! les Tchetchenzes tirent bien. Il y en a qui tirent mieux que moi. Je n’aime pas quand on tue si bêtement. Il m’est arrivé de regarder vos soldats et de m’étonner. En voilà des bêtises. Ils marchent tous en rangs, et encore ils ont des cols rouges. Alors comment ne pas viser dedans ! On en tue un, il tombe ; on emporte le malheureux et un autre à sa place. En voilà une bêtise ! — répétait le vieux en hochant la tête. Pourquoi ne pas s’écarter et marcher isolément ? Marche ici ; il ne te reconnaîtra pas. Voilà ce qu’il faut que tu fasses.

— Eh bien, merci. Adieu, l’oncle ! Si Dieu le veut nous nous reverrons, — dit Olénine en se levant et se dirigeant vers le vestibule.

Le vieux était assis sur le sol et ne se levait pas.

— Se dit-on adieu comme ca ! Imbécile ! Imbécile ! — fit-il. — Hé ! Hé ! Quelles gens sommes-nous devenus ! On s’est fait compagnie toute l’année et voilà : adieu et il s’en va. Mais je t’aime, je te regrette. Tu es si triste, toujours seul, seul. Tu fuis les hommes ? Il m’arrive, quand je ne dors pas, de penser à toi, et comme je te plains, comme dit la chanson :

« C’est difficile, mon frère,
De vivre en pays étranger ».

C’est comme ça pour toi.

— Eh bien ! Adieu, — fit de nouveau Olénine.

Le vieux se leva et lui tendit la main. Il la serra et voulut s’en aller.

— Le museau, donne ton museau ici.

Le vieux lui prit la tête dans ses grosses mains, l’embrassa trois fois, avec ses moustaches mouillées et pleura.

— Je t’aime, adieu.

Olénine s’assit dans la voiture.

— Quoi, tu pars ainsi ! Donne-moi au moins un souvenir, mon père. Fais-moi présent de ton fusil. Qu’en as-tu besoin de deux ? — dit le vieux en versant des larmes sincères.

Olénine prit le fusil et le lui donna.

— Pourquoi donnez-vous à ce vieux ? — gronda Vanucha. — Il n’en a jamais assez, le vieux grigou. Tout le peuple est le même, — prononça-t-il en s’enveloppant d’un manteau et s’installant sur le siège.

— Tais-toi, cochon ! — cria le vieux en riant. — En voilà un pingre !

Marianka sortit de la cabane, indifférente, regarda la troïka, et, en saluant, rentra chez elle.

La file ? — dit Vanucha en clignant des yeux et en riant bêtement.

— Partons ! — fit avec colère Olénine.

— Adieu, père, adieu. Je penserai à toi ! — cria Erochka.

Olénine se retourna. L’oncle Erochka causait avec Marianka, évidemment sur ses affaires, et ni le vieux ni la fille ne regardaient vers lui.