Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 41

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 295-300).
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XLI


— Est-ce loin ? — demanda seulement Loukachka.

À ce moment, à la distance de trente pas, on entendit un coup très sec.

L’ouriadnik sourit un peu.

— Notre Gourka tire sur eux — fit-il en désignant de la tête, la direction du coup.

Après avoir fait quelques pas, ils aperçurent Gourka, qui, assis derrière un monticule de sable, chargeait son fusil. D’ennui, Gourka échangeait quelques coups de fusil avec les Abreks installés derrière un autre monticule de sable. La balle qui avait sifflé tout à l’heure venait de là.

Le khorounjï était pâle et perdait la tête. Loukachka descendit de cheval, jeta les guides à l’un des Cosaques et s’approcha de Gourka. Olénine fit de même, et en se courbant, marcha derrière lui. Aussitôt qu’ils furent près de Gourka, deux balles sifflèrent au-dessus d’eux. Loukachka se tourna en riant vers Olénine et il s’inclina.

— On te visera encore, Andréitch — fit-il. — Tu ferais mieux de t’en aller. Ce n’est pas ton affaire.

Mais Olénine voulait absolument regarder les Abreks.

Derrière le monticule, à une distance de deux cents pas, il aperçut des bonnets et des fusils. Soudain, de là parut une petite fumée et une autre balle siffla. Les Abreks étaient assis au pied du monticule près de la mare. L’endroit où ils étaient assis frappa Olénine. Cet endroit avait le même aspect que le reste de la steppe, mais par ce fait que les Abreks y étaient installés, il semblait différent de tout le reste. Il semblait à Olénine que cet endroit était précisément tel que devait l’être un repaire d’Abreks. Loukachka revint vers son cheval, Olénine le suivit.

— Il faut prendre le chariot chargé de foin, autrement ils nous tueront — dit Loukachka. — Voilà, derrière la colline, il y a un chariot de Nogaï, chargé de foin.

Le khorounjï écoutait, l’ouriadnik y consentit. Le chariot de foin fut amené, et les Cosaques, cachés derrière lui, commencèrent à avancer. Olénine monta vers la colline d’où l’on voyait tout. Le chariot de foin s’avançait ; les Cosaques se serraient derrière. Les Tchetchenzes (ils étaient neuf) étaient assis côte à côte, genou contre genou, et ne tiraient pas.

Tout était calme. Tout à coup, du côté des Tchetchenzes s’entendirent d’étranges airs de chansons tristes semblables aux aïe, daïe, dalalaïe de l’oncle Erochka. Les Tchetchenzes savaient qu’ils n’échapperaient pas et pour éviter la tentation de fuir, ils s’étaient attachés genou à genou avec des courroies, et chantaient des chants funèbres.

Les Cosaques, derrière le chariot de foin, s’avancaient de plus en plus, et Olénine, à chaque moment, entendait des coups, mais le silence n’était troublé que par les chansons tristes des Abreks.

Tout à coup les chants cessèrent, un coup sec retentit, une balle tomba sur le bord du chariot ; on entendit les injures et les cris des Tchetchenzes. Un coup suivait l’autre, les balles, l’une après l’autre, tombaient dans le chariot. Les Cosaques ne tiraient pas et n’étaient plus qu’à cinq pas des Abreks. Encore un moment, et les Cosaques, avec des cris, sortirent des deux côtés du chariot. Loukachka était en avant. Olénine entendit seulement quelques coups, des cris et des gémissements. Il aperçut de la fumée, et comme il lui sembla, du sang. Laissant son cheval, hors de soi, il accourut vers les Cosaques. L’horreur lui ferma les yeux. Il ne distinguait rien, il comprit seulement que tout était fini. Loukachka, pâle comme un linge, tenait par les mains le Tchetchenze blessé et criait : « Ne le frappe pas ! Je le prendrai vivant ! » Ce Tchetchenze était ce même rouge, le frère de l’Abrek tué, venu pour racheter le cadavre. Loukachka lui ligotait les bras. Tout à coup le Tchetchenze se dégagea et tira son pistolet. Loukachka tomba. Sur son ventre se montrait le sang. Il se redressa, mais retomba en clamant des injures en russe et en tatare. Le sang coulait de plus en plus abondamment de sa blessure. Les Cosaques s’approchèrent de lui et commencèrent à le dévêtir. L’un d’eux, Nazarka, avant de l’aider, de longtemps ne put mettre la lame dans le fourreau ; il l’introduisait du mauvais côté.

La lame du sabre était ensanglantée.

Le Tchetchenze rouge, à moustache rasée, était tué et tailladé. Un seul, celui qui avait tiré sur Loukachka, tout blessé, était encore vivant. Tout en sang, — le sang coulait de l’œil droit, il était comme un épervier blessé — les dents serrées, pâle et farouche, ses grands yeux agacés regardant de tous côtés, il était assis sur la pointe des pieds et tenait le poignard prêt à la défense. Le khorounjï s’approcha de lui et, de côté, par un mouvement rapide, lui tira un coup de pistolet derrière l’oreille. Le Tchetchenze fit un mouvement, mais ne put se garer et tomba.

À la hâte, les Cosaques prirent les armes et les vêtements des tués. Chacun de ces roux Tchetchenzes avait une expression particulière. On porta Loukachka vers le chariot. Il ne cessait de vociférer en russe et en tatare.

— Tu mens, je t’étranglerai de mes mains ! Tu ne m’échapperas pas Annaceni, — criait-il en voulant se dégager. Mais, bientôt, de faiblesse, il se tut.

Olénine partit à la maison. Le soir, il apprit que Loukachka était mourant mais qu’un Tatare d’au delà du fleuve consentait à le soigner avec des herbes.

Les cadavres furent amenés à la stanitza : les femmes et les enfants se pressaient pour les regarder. Olénine rentra au crépuscule, et, de longtemps, il ne pouvait se remettre de ce qu’il avait vu. Mais vers la nuit, les souvenirs de la veille lui revinrent de nouveau. Il regarda par la fenêtre. Marianka circulait dans la maison s’occupant du ménage. La mère était partie dans les vignes, le père était au bureau. Olénine n’attendit pas qu’elle eut fini son travail et se rendit près d’elle. Elle était dans la cabane, le dos tourné vers lui. Olénine crut qu’elle était gênée.

— Mariana ! — fit-il. — Eh, Marianka ! Peut-on entrer ?

Elle se retourna. Dans ses yeux roulaient des larmes à peine visibles. Son visage était empreint d’une belle douleur. Elle regarda en silence et majestueusement.

Olénine répéta :

— Marianka, je suis venu…

— Laisse-moi, — fit-elle. Son visage ne changea pas, mais des larmes coulèrent de ses yeux.

— Pourquoi pleures-tu ? Qu’as-tu ?

— Quoi ? — fit-elle d’une voix grossière, rude. On a massacré les Cosaques, voilà.

— Loukachka ? — dit Olénine.

— Va-t’en, que veux-tu ?

— Marianka, — fit Olénine en s’approchant d’elle.

— Jamais tu n’auras rien de moi.

— Marianka, ne parle pas ainsi, — suppliait Olénine.

— Va-t’en ! Assommant ! — cria la jeune fille en frappant du pied, et s’approchant de lui d’un air menaçant. Son visage exprimait tant de dégoût, de mépris et de colère qu’Olénine comprit soudain qu’il n’avait rien à espérer, et que ses pensées d’autrefois sur l’inaccessibilité de cette femme étaient absolument justes. Sans rien répondre, Olénine s’enfuit de la cabane.