Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 38

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 275-283).
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XXXVIII


Il faisait déjà tout à fait sombre quand Loukachka sortit dans la rue. Cette nuit d’automne était fraîche et calme.

La pleine lune courait dans les nuages au-dessus des platanes noirs qui bordaient l’un des côtés de la place. Des cheminées des cuisines sortait une fumée qui, se mêlant à la brume, se répandait dans la stanitza. Dans les fenêtres, par ci, par là, on voyait des lumières. L’odeur de kisiak, de moût, de brouillard emplissait l’air. Les conversations, les rires, les chants, les craquements des grains de tournesol résonnaient aussi confusément, mais plus fort que pendant la journée. Les fichus blancs et les bonnets des Cosaques groupés ensemble se distinguaient dans l’obscurité près des haies et des maisons.

Sur la place, en face de la porte ouverte et éclairée d’une boutique, on remarquait une foule de Cosaques et de jeunes filles et l’on entendait les chants sonores, les rires et les conversations. Les jeunes filles, la main dans la main, tourbillonnaient dans une ronde, sur la place poussiéreuse. Une jeune fille maigre et laide entonna :


Dans la forêt sombre,
Aïe da luli !
Dans les massifs verts,
Deux jeunes gens se sont montrés,
Deux jeunes célibataires.
Ils ont paru et se sont arrêtés,
Ils se sont arrêtés et se querellaient.
Une belle jeune fille sortit vers eux,
Elle sortit vers eux et leur parla :
Voilà auquel de vous je serai.
Et elle s’approche du jeune homme blond,
Le jeune homme blanc et blond
La prend de la main droite
Et la conduit par toute la ronde.
Il se vantait devant tous les camarades :
Regardez, mes amis, quelle épouse !


Les vieilles rangées autour écoutaient les chansons. Les gamins, les fillettes couraient dans l’obscurité et s’attrapaient l’un l’autre. Les Cosaques étaient autour et touchaient les jeunes filles qui passaient, et de temps en temps, coupaient la ronde et rentraient à l’intérieur. Dans le côté sombre de la porte se tenaient Bieletzkï et Olénine, en costumes de Tcherkess, avec des bonnets. Ils parlaient entre eux, pas très haut, mais on les entendait et ils sentaient qu’ils attiraient l’attention. De côté, dans la ronde passait la replète Oustenka en bechmet rouge et la figure majestueuse de Marianka dans la chemise et le bechmet neufs. Olénine et Bieletzkï, causaient sur les moyens de faire sortir de la ronde Marianka et Oustenka. Bieletzkï pensait qu’Olénine voulait seulement s’amuser et Olénine attendait la décision de son sort. Il voulait aujourd’hui, coûte que coûte, voir Marianka seule, lui dire tout, lui demander si elle voulait, si elle pouvait être sa femme. Bien que pour lui, cette question fût depuis longtemps résolue négativement, il espérait avoir la force de lui dire tout ce qu’il ressentait et être compris d’elle.

— Pourquoi donc ne me l’avoir pas dit plus tôt ? — dit Bieletzkï — par Oustenka, je vous aurais arrangé cela. Vous êtes un homme étrange.

— Que faire ! Plus tard, bientôt, je vous dirai tout. Seulement, maintenant, au nom de Dieu, faites tout pour quelle vienne chez Oustenka.

— Bon, c’est facile… Quoi, tu seras donc pour un blond, hein, Marianka ? Et non à Loukachka, — fit Bieletzkï en s’adressant pour les convenances d’abord à Marianka. Et sans attendre la réponse, il s’approcha d’Oustenka et lui demanda d’amener avec elle Marianka. Il n’eut pas le temps d’achever que le chef de chœurs entonna une autre chanson,

et les jeunes filles se tenant ensemble chantaient :

Derrière le jardin, le jardin,
Se promenait un jeune garçon.
Il marchait d’un bout de la rue à l’autre
Il passe une première fois,
Il agite la main droite.
Il passe une deuxième fois,
Il agite son bonnet de coton.
Et il passe une troisième fois,
Il s’arrête.
Il s’arrête, s’apprête à parler :
« Je voulais venir chez toi
Te faire des reproches, ma chère :
Pourquoi donc, ma chère,
Ne viens-tu pas te promener au jardin ?
Toi, ma chère,
N’es-tu pas fière de moi ?
Après, ma belle,
Tu te tranquilliseras.
Je t’enverrai demander en mariage,
Je te prendrai pour épouse,
Tu pleureras à cause de moi. »
Je savais ce qu’il faut dire
Et je n’osais pas répondre,
Je n’osais pas répondre.
Je suis descendue me promener au jardin.
Je viens dans le jardin vert,
Je salue mon ami.
« Et moi, ma fille, je te salue,
Donne-moi ton fichu,
Accepte-le, ma chère,
Prends-le dans tes mains blanches,
Prends-le dans tes mains blanches.
Aime-moi : ma fille !
Je ne sais comment m’y prendre,

</noinclude> Quel cadeau faire à mon adorée ?…

Je donne à ma chérie Un grand châle de soie ; Et pour ce châle Je l’embrasserai cinq fois. »</poem>

Loukachka et Nazarka avaient fendu la ronde et se promenaient parmi les jeunes filles. Loukachka, en agitant les mains, marchait au milieu de la ronde et chantait d’une voix très pure.

— Eh bien, qu’une de vous s’avance ! — fit-il.

Les jeunes filles poussaient Marianka qui ne voulait pas s’avancer. À travers les chansons, on entendait les rires, les bousculades, les baisers, les chuchotements. En passant devant Olénine, Loukachka le salua amicalement d’un signe de tête.

— Mitrï Andréitch ? Toi aussi tu es venu regarder ? — lui dit-il.

— Oui, — répondit sèchement et résolument Olénine.

Bieletzkï se pencha à l’oreille d’Oustenka et lui dit quelque chose. Elle voulait répondre mais ne réussit point à le faire, et seulement en passant à un autre tour elle prononça :

— Bon, nous viendrons.

— Et Marianka aussi ?

Olénine s’inclina vers Marianka.

— Tu viendras. Je t’en prie, pour un moment au moins ; j’ai à te parler.

— Les filles viendront et moi aussi.

— Tu me répondras à ce que je t’ai demandé ? — interrogea-t-il de nouveau en se penchant vers elle. — Tu es gaie, aujourd’hui.

Elle s’éloignait déjà de lui, il la suivit.

— Tu diras ?

— Que dire ?

— Ce qu’avant hier je t’ai demandé — fit Olénine en se penchant à son oreille — Tu m’épouseras ?

Marianka réfléchit :

— Je le dirai — répondit-elle, — je le dirai aujourd’hui.

Et dans l’obscurité ses yeux, avec tendresse et gaîté, brillaient sur le jeune homme.

Il la suivait toujours, et, joyeux, se penchait vers elle.

Mais Loukachka en continuant à chanter l’attrapa fortement par les mains et l’entraîna au milieu de la ronde.

Olénine n’eut que le temps de prononcer : « Viens donc chez Oustenka», et retourna vers son camarade. La chanson était bientôt finie. Loukachka essuya ses lèvres, Marianka aussi et ils s’embrassèrent. « Non, cinq fois, » dit Loukachka. Les causeries, les rires, les courses remplacèrent le mouvement et les sons réguliers. Loukachka, qui paraissait être en train, se mit à distribuer des bonbons aux filles. — J’en donnerai à toutes — disait-il avec une satisfaction orgueilleuse et comiquement touchante. — Et que celles qui s’amusent chez les soldats s’en aillent de la ronde — ajouta-t-il tout-à-coup en regardant méchamment Olénine.

Les jeunes filles lui arrachaient les friandises, qu’ensuite elles se disputaient entre elles, Bieletzkï et Olénine se tenaient de côté. Loukachka, comme intimidé par sa générosité, en ôtant son bonnet et s’essuyant le front avec sa manche, s’approcha de Marianka et d’Oustenka.

Toi, ma chère, n’es-tu pas fière de moi ? — fit-il, répétant les paroles de la chanson qu’il venait de chanter et s’adressant à Marianka : — N’es-tu pas fière ? — répéta-t-il encore une fois méchamment — Tu m’épouseras et tu pleureras à cause de moi, — ajouta-t-il en embrassant ensemble Marianka et Oustenka.

Oustenka se dégagea et allongeant le bras, le frappa si fort sur le dos, qu’elle se fit mal à la main.

— Eh bien ! Vous continuez la ronde ? — demanda-t-il.

— Les filles feront ce qu’elles voudront, — répondit Oustenka, — mais moi, j’irai à la maison et Marianka aussi veut venir chez nous.

Le Cosaque, toujours enlaçant Marianka, la fit sortir de la foule et l’emmena vers le coin sombre de la maison.

— Ne va pas là-bas, Marianka. Amusons-nous pour la dernière fois. Va à la maison, j’irai chez toi.

— Que ferais-je à la maison ? La fête est pour s’amuser. J’irai chez Oustenka — dit Marianka.

— Quand même, je t’épouserai.

— Bon, — dit Marianka — on verra là-bas.

— Eh bien, tu iras ! — dit sévèrement Loukachka, et la serrant près de lui, il embrassa sa joue.

— Ah ! laisse ! Pourquoi t’accrocher ainsi à moi ; Et Marianka, se dégageant, s’éloigna de lui.

— Ah fille ! Ce sera mal — fit avec reproche Loukachka en s’arrêtant et hochant la tête. — Tu pleureras à cause de moi — Et se détournant d’elle, il cria aux jeunes filles : — Eh bien ! Chantez, hein ?

Marianka semblait effrayée et fâchée de ce qu’il avait dit. Elle s’arrêta.

— Qu’est-ce qui sera mal ?

— Mais ça

— Quoi ?

— De t’amuser avec le locataire soldat. C’est pourquoi tu as cessé de m’aimer.

— J’ai cessé de t’aimer parce que j’ai voulu. Tu n’es pour moi ni père ni mère. Que veux-tu, j’aime qui bon me semble.

— C’est ca, c’est ca ! — fit Loukachka — Souviens-toi donc !

Il s’approcha du banc :

— Les filles ! — cria-t-il — Pourquoi donc vous arrêtez-vous ? Chantez encore une ronde. Nazarka, apporte du vin.

— Eh bien, elles viendront ? — demanda Olénine à Bieletzkï.

— Elles viendront tout à l’heure — répondit Bieletzkï. — Allons, il faut préparer le bal.