Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 37

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 271-274).
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XXXVII


— Bois à la santé — dit Loukachka, en recevant de sa mère une coupe de vin et la portant doucement vers sa tête inclinée.

— En voilà une affaire ! — dit Nazarka. — Pourquoi le vieux a-t-il dit : « As-tu volé beaucoup de chevaux ? » Il sait sans doute quelque chose.

— Sorcier ! — coupa court Loukachka. — Mais, qu’est-ce que cela peut nous faire ? — ajouta-t-il en secouant la tête. — Les chevaux sont déjà au-delà du fleuve, qu’il les cherche.

— C’est quand même inquiétant.

— Eh quoi, inquiétant ! Porte-lui du vin demain. Voilà comment il faut mener les affaires, et il n’arrivera rien. Et maintenant, amusons-nous. Bois ! — cria Loukachka de la même voix avec laquelle le vieil Erochka prononçait cette parole. — Allons nous amuser dans la rue, chez les filles. Toi, va chercher le miel, ou j’enverrai la muette. Nous nous amuserons jusqu’au matin.

Nazarka sourit.

— Eh bien ! Y resterons-nous longtemps ? — demanda-t-il.

— Laisse-nous nous amuser ! Cours chercher de l’eau-de-vie ! Voici l’argent !

Nazarka, obéissant, courut chez Iamka.

L’oncle Erochka et Ergouchov, sentant où l’on pouvait boire, comme des oiseaux de proie avec des visages allumés, tous deux ivres, entrèrent l’un après l’autre dans la cabane.

— Donne encore un demi-seau ! — cria Loukachka à sa mère en répondant à leur salut.

— Eh bien ! diable, raconte où tu as volé ! — cria l’oncle Erochka. — Bravo, j’aime ça !

— Ah ! voilà… j’aime ça — répondit Loukachka en souriant. — Tu portes aux jeunes filles des cadeaux de la part des junkers. Hein, vieux ?

— C’est un mensonge, un vrai mensonge ! Eh ! Marka !

Le vieux éclata de rire.

— Comme il m’a supplié ce diable ! Il m’a offert un fusil ! Mais que Dieu le bénisse ! Je l’arrangerais, mais j’ai pitié de toi. Eh bien ! Raconte où tu étais !

Et le vieux commença à parler en tatare.

Loukachka lui répondit très vite.

Ergouchov qui savait mal le tatare, de temps en temps glissait dans la conversation quelques mots russes.

— Je sais que tu as volé des chevaux. J’en suis sûr — affirmait-il.

— Nous sommes allés avec Guireïka — racontait Loukachka. (Ce fait qu’il disait Guireïka au lieu de Guireï-Khan, était une bravade du Cosaque. ) Il se vantait toujours de connaître toute la steppe au-delà du fleuve et de nous y conduire tout droit, et quand nous sommes partis, la nuit était sombre, mon Guireïka perd le chemin, s’embrouille et ne peut en sortir. Il ne peut trouver l’aoul, et c’est tout. Évidemment, nous avions pris trop à droite. Nous avons cherché presque jusqu’à minuit. Heureusement que les chiens ont hurlé.

— Idiot ! — fît l’oncle Erochka. Il m’est aussi arrivé de m’égarer dans la steppe. Que le diable les emporte ! Alors je suis monté sur une colline et j’ai hurlé comme les loups. Voilà, comme ça. (Il mit les mains près de sa bouche et hurla comme un troupeau de loups, sur une même note.) Aussitôt les chiens répondirent. Eh bien ! Continue. Eh bien ! Qu’avez-vous trouvé ?

— Oh ! nous avons eu vite fait. Nazarka a manqué d’être pris par la femme des Nogaï, vrai !

— Oui, on m’a pris — affirma Nazarka qui revenait.

— Nous sommes repartis, Guireïka s’est égaré et nous a amenés en plein dans les sables. Il nous montrait toujours vers le Terek et selon ses indications, nous sommes allés du mauvais côté.

— Il fallait suivre les étoiles — dit l’oncle Erochka.

— C’est ce que j’ai dit — ajouta Ergouchov.

— Oui, mais quand le ciel est sombre… J’ai cherché, j’ai cherché. J’attrape une jument, je la saisis et je lâche mon cheval. Je pense qu’il nous conduira. Eh bien ! Que crois-tu ? Il s’est mis à hennir avec son museau au ras du sol… Il a bondi en avant, et tout droit nous ramena dans la stanitza. Et Dieu merci, car il faisait déjà tout à fait clair. À peine avons-nous réussi à cacher les chevaux dans la forêt. Je suis venu tout nu près du fleuve et j’ai pris.

Ergouchov hocha la tête.

— J’ai dit que c’est bien arrangé. Et as-tu reçu beaucoup ?

— Tout l’argent est ici — fit Loukachka, en frappant sur sa poche.

À ce moment la vieille entra dans l’izba. Loukachka ne continua pas.

— Bois — cria-t-il.

— C’est ainsi qu’une fois avec Guirtchik, nous sommes partis trop tard… — commença Erochka.

— Eh bien ! Avec toi, on n’en finira pas — dit Loukachka, et moi, je m’en vais. Et vidant sa coupe et serrant plus étroitement la courroie de sa ceinture, Loukachka sortit dans la rue.