Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 36

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 266-270).
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XXXVI


À ce moment, de l’une des rues latérales débouchaient sur la place deux cavaliers. L’un d’eux était Nazarka, l’autre Loukachka. Loukachka était assis un peu de côté sur son gros bai de Kabardine qui trottait légèrement sur la route sèche et secouait sa jolie tête à la fine et brillante crinière. Le fusil bien enveloppé dans son étui, les pistolets derrière la ceinture, le manteau enroulé, enveloppé et attaché à la selle, montraient que Loukachka venait d’un endroit assez lointain et peu pacifique. Dans sa monture de côté, élégante, avec les gestes négligés de la main qui frappait à peine du fouet le ventre du cheval, et surtout à ses brillants yeux noirs qui regardaient en se clignant orgueilleux, s’exprimaient la conscience de la force, la bravoure de la jeunesse. « Avez-vous vu un brave comme moi ? » semblaient dire ses yeux en regardant de côté. Le cheval élégant, caparaçonné d’argent, ses armes, et le beau Cosaque lui-même attiraient l’attention de tout le peuple qui était sur la place. Nazarka, maigre et petit, était beaucoup moins bien habillé que Loukachka. En passant devant les vieillards, Loukachka s’arrêta et souleva de dessus sa tête brune, rasée, un bonnet d’astrakan blanc bouclé.

— Quoi ! as-tu volé beaucoup de chevaux chez les Nogaï ? — fit un petit vieillard, maigre, avec un regard sombre.

— Eh ! les as-tu comptés, grand-père, pour t’inquiéter ainsi ? — demanda Loukachka en se tournant.

— Oui, mais ce n’est pas en vain que tu emmènes avec toi ce garçon ! — prononça le vieillard, devenu encore plus sombre.

— En voilà un diable, il sait tout — fit en souriant Loukachka ; et son visage prit une expression soucieuse. Mais, regardant à l’angle de la rue où étaient beaucoup de jeunes filles, il tourna son cheval dans leur direction.

— Bonjour, les filles ! — cria-t-il d’une voix forte, sonore, en arrêtant le cheval d’un coup. — Quoi ! vous avez vieilli sans moi, les sorcières ! — et il éclata de rire.

— Bonjour, Loukachka, bonjour, frère ! — prononçaient des voix gaies. — As-tu apporté beaucoup d’argent ? Va acheter des bonbons pour les filles ? Es-tu venu pour longtemps ? On ne t’a pas vu depuis longtemps.

— Nous sommes venus, moi et Nazarka, pour une nuit, pour nous amuser — répondit Loukachka en menaçant le cheval du fouet, et en s’avançant vers les filles.

— As-tu déjà oublié tout à fait Marianka ? — grinça Oustenka en poussant du coude Marianka et en riant de son rire aigu.

Marianka s’éloigna du cheval et rejetant la tête en arrière, de ses grands yeux brillants, tranquilles, elle regardait le Cosaque.

— Il y a longtemps que tu n’es venu ! Quoi, veux-tu nous écraser avec ton cheval ? — dit-elle sèchement, et elle se détourna.

Loukachka semblait particulièrement gai. Son visage brillait de bravoure et de joie. Visiblement la réception froide de Marianka le frappa. Tout à coup, il fronça les sourcils.

— Monte sur l’étrier, je t’emmènerai dans les montagnes, ma chère, — cria-t-il tout à coup, en chassant les mauvaises pensées et en caracolant parmi les jeunes filles. Il s’élança vers Marianka :

— Je t’embrasserai, tant, tant, tu verras !

Les yeux de Mariana rencontrèrent les siens. Elle rougit soudain et se recula.

— Va-t-en, tu m’écraseras les pieds — dit-elle, et inclinant la tête ; elle regarda ses jambes gracieuses, couvertes de bas bleus brodés de petites flèches, et ses pantoufles rouges, neuves, ornées d’étroits galons argentés.

Loukachka s’adressa à Oustenka, Marianka s’assit à côté d’une femme qui tenait un enfant sur ses bras. Le bébé se penchait vers la jeune fille, et de sa petite main potelée s’accrochait au collier de corail qui pendait sur son bechmet bleu. Marianka s’inclina vers lui et en dessous regarda Loukachka. Celui-ci, à ce moment, tirait de la poche de son bechmet noir un petit sac de bonbons et des grains de tournesol.

— En voilà pour tout le monde ! — fit-il en tendant le petit sac à Oustenka, et avec un sourire il regarda Marianka. De nouveau l’embarras s’exprima sur le visage de la jeune fille. Ses beaux yeux se voilaient comme d’un brouillard. Elle baissa son fichu au dessous de sa bouche, et tout à coup penchant la tête sur le petit visage blanc de l’enfant qui la tenait par le collier, elle se mit à le baiser avidement. L’enfant appuyait ses poings sur la poitrine bombée de la jeune fille et criait en ouvrant sa petite bouche sans dents.

— Quoi, tu l’étoufferas ! — dit la mère de l’enfant, et le lui retirant, elle déboutonna son bechmet pour lui donner le sein. — Tu ferais mieux de dire bonjour au garçon.

— J’irai seulement panser mon cheval, puis nous viendrons avec Nazarka et nous nous amuserons toute la nuit — dit Loukachka ; il fouetta le cheval et s’éloigna des jeunes filles.

Ayant tourné la rue latérale, Loukachka et Nazarka s’approchèrent des deux cabanes qui étaient à côté.

— Voilà, mon frère, nous sommes arrivés ! Viens plus vite ! — cria Loukachka à son camarade en descendant près de la cour voisine et en conduisant soigneusement son cheval par la haie de sa cour. — Bonjour Stepka ! fit-il à la muette, qui, elle aussi, vêtue d’habits de fête, venait dans la cour pour prendre le cheval. Il lui signifia qu’elle eût à donner du foin au cheval, mais de ne pas le desseller.

La muette hurlait, tapait des lèvres en montrant le cheval et l’embrassait sur le nez. Cela signifiait qu’elle aimait le cheval et qu’il était très beau.

— Bonjour mère ! Quoi, n’es-tu pas encore sortie dans la rue ? — cria Loukachka en soulevant son fusil et gravissant le perron.

Sa mère lui ouvrit la porte.

— Ah ! je ne t’attendais pas — fit la vieille. — Kirka a dit que tu ne viendrais pas.

— Apporte-moi du vin, mère, Nazarka viendra chez nous pour faire la fête ensemble.

— Tout de suite, Loukachka, tout de suite — répondit la vieille. — Les filles s’amusent, je pense que notre muette même est partie.

Et prenant les clefs elle se dirigea rapidement vers la cuisine. Nazarka installa son cheval, se débarrassa de son fusil et rentra chez Loukachka.