Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 30

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 229-233).
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XXX


Bien qu’il n’y eût où s’abriter de la chaleur, que les moucherons, par bandes, voltigeassent dans l’ombre fraîche de la charrette et que le gamin la poussât en se remuant, Marianka, le fichu baissé sur son visage s’endormait déjà. Quand, tout à coup, Oustenka, la voisine accourut vers elle et se glissant sous la charrette, s’allongea à son côté.

— Eh bien, dormons les filles, dormons ! cria Oustenka en s’étendant sous la charrette. — Attends, dit-elle en se relevant, ce n’est pas bien ainsi.

Elle se leva, coupa des branches vertes, les plaça des deux côtés dans les roues de la charrette, et y mit au sommet son bechmet.

— Toi, — va-t’en ! — cria-t-elle au gamin en se glissant de nouveau sous la charrette. — Est-ce la place d’un Cosaque, à côté des filles ! Va-t’en !

Restée seule sous la charrette avec son amie, Oustenka l’enlaça et se serrant contre elle se mit à l’embrasser sur les joues et le cou.

— Mon cher petit ! Mon petit frère ! — disait-elle éclatant de son rire sonore et perçant.

— Tu vois, j’ai appris chez le grand-père, — répondit Marianka en se débattant. — Eh bien ! Finis donc !

Et toutes deux rirent si fort que la mère cria après elles.

— Est-ce que tu m’envies ? — chuchota Oustenka.

— Que chantes-tu ? Dormons. Eh bien ! Pourquoi es-tu venue ?

Mais Oustenka ne s’arrêta pas.

— Ah ! ce que je te dirai !

Marianka se souleva sur le coude et rajusta le fichu qui glissait.

— Eh bien ! Que diras-tu ?

— Ah ! ce que je sais sur ton locataire !

— Il n’y a rien à savoir, — fit Marianka.

— Ah ! coquine ! — dit Oustenka en la poussant du coude et en riant. — Tu ne veux rien raconter. Vient-il chez vous ?

— Oui, il vient, et après ? — dit Marianka, et tout à coup elle rougit.

— Voilà, je suis une fille simple, moi je le dirais à tout le monde. Pourquoi me cacherais-je — fit Oustenka Et son visage gai et rouge prit tout à coup une expression pensive. — Est-ce que je fais du mal à quelqu’un ? Je l’aime et voilà tout.

— Le grand-père, ah !

— Mais oui.

— C’est un péché — dit Marianka.

— Eh ! Machenka, quand donc s’amuser, sinon quand on est fille et libre ? Je me marierai avec un cosaque, j’aurai des enfants, j’apprendrai la misère. Voilà, quand tu te marieras avec Loukachka, alors tu n’auras pas le plaisir en tête, tu seras occupée par les enfants et le travail.

— Quoi ! les autres vivent très bien, mariées. C’est tout égal ! — répondit tranquillement Marianka.

— Mais je t’en prie, raconte au moins une fois, ce qu’il y a eu entre toi et Loukachka.

— Mais, quoi, il m’a demandée en mariage. Le père a ajourné à une année, maintenant nous avons fait les fiançailles et le mariage sera en automne.

— Mais que t’a-t-il dit, lui ?

Marianka sourit.

— C’est connu : il a dit qu’il m’aime. Il me demandait toujours d’aller au jardin avec lui.

— En voilà une peste ! J’espère que tu n’y es pas allée. Comme il est devenu beau garçon. C’est maintenant le premier djiguite. Il est toujours dans la centaine. Ces jours-ci, notre Kirka est arrivé. Il a dit que Loukachka a changé un cheval superbe ! Mais je crois qu’il s’ennuie toujours à cause de toi. Et que t’a-t-il dit encore ? — demanda Oustenka à Marianka.

— Tu veux tout savoir ! — fit en riant Marianka. — Une fois il est venu à cheval, la nuit, à la fenêtre, il était ivre ; il m’a demandé de le laisser entrer.

— Et tu l’as laissé ?

— Mais non, quand j’ai dit quelque chose, c’est dit ! C’est ferme comme un roc — répondit sérieusement Marianka.

— Et comme il est brave ! Il n’a qu’à vouloir, aucune fille ne fera fi de lui.

— Qu’il aille chez les autres ! — répondit fièrement Marianka.

— Ne le plains-tu pas ?

— Je le plains, mais je ne ferai pas de bêtise. C’est mal.

Oustenka, soudain, laissait tomber la tête sur la poitrine de son amie, l’enlaçait, et tout son corps était secoué par le rire.

— Oh ! comme tu es sotte, — prononçait-elle essoufflée — Tu ne veux pas ton bonheur ! Et de nouveau elle se mit à chatouiller Marianka.

— Ah ! laisse, cria Mariana à travers le rire. — Tu as écrasé Lazoutka.

— Ah ! ces diables, elles s’amusent de nouveau et ne restent pas tranquilles, — s’entendait derrière la charrette, la voix ensommeillée de la vieille.

— Tu ne veux pas ton bonheur — répétait Oustenka en chuchotant et se levant. Et comme tu es heureuse, je le jure ! Comme on t’aime. Tu es si méchante et l’on t’aime. Et moi, si j’étais à ta place, j’arrangerais bien le locataire. Je l’ai observé quand vous étiez chez nous ; il semblait te manger des yeux. Même mon grand-père, même lui, quels cadeaux ne m’a-t-il pas faits ? Et le vôtre, on dit que c’est un des plus riches Russes. Son ordonnance dit qu’il a des serfs.

Marianka se souleva, devint pensive, et sourit.

— Que m’a-t-il dit une fois, le locataire ? — prononça-t-elle en mordillant une herbe. — Il m’a dit : je voudrais être le Cosaque Loukachka ou ton petit frère Lazoutka. Pourquoi a-t-il dit cela ?

— Comme ça, il chante ce qui lui passe par la tête, — répondit Oustenka. — Le mien, mon Dieu, que ne dit-il pas ! C’est comme un possédé !

Marianka rejeta sa tête sur le bechmet, posa sa main sur l’épaule d’Oustenka et ferma les yeux.

— Aujourd’hui il voulait venir travailler au jardin. Mon père l’invitait — prononça-t-elle, après un silence, et elle s’endormit.