Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 29

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 222-228).
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XXIX


On était au mois d’août. Depuis plusieurs jours le ciel était sans nuage. Le soleil dardait ses rayons brûlants, le matin, soufflait un vent chaud qui soulevait dans les fossés et sur la route des nuages de sable brûlant qui se dispersaient à travers les roseaux, les arbres et les stanitza. L’herbe et les feuilles des arbres étaient couvertes de poussière. Les routes et les marais étaient nus et très durs. Depuis longtemps l’eau du Terek avait baissé, courait rapidement et séchait dans les fossés. Les bords de l’étang, piétinés par le bétail, près de la stanitza, se dénudaient.

Toute la journée, on entendait dans l’eau le clapotement et les cris des filles et des garçons. Dans la steppe, les brisants et les roseaux étaient desséchés et le bétail en mugissant dès le jour, s’enfuyait dans les champs. Les animaux sauvages se retiraient dans les roseaux lointains et dans les montagnes sises au delà du Terek. Des nuées de moucherons et de moustiques étaient au-dessus des plaines et des stanitza. Les sommets, couverts de neige, s’enveloppaient d’un brouillard gris. L’air était vif et infect. Les Abreks, dont on avait entendu parler, profitant de l’abaissement de l’eau, traversaient le fleuve et parcouraient les environs. Le soleil, chaque soir, se couchait dans une atmosphère rouge et chaude. C’était la saison des plus durs travaux. Toute la population des stanitza fourmillait dans les champs de melons d’eau et dans les vignes. Les jardins étaient tout enveloppés de plantes grimpantes et pénétrés d’une ombre fraîche, épaisse. Partout, à travers le large feuillage transparent noircissaient de lourdes grappes mûres. Par la route poussiéreuse qui menait aux jardins se traînaient les chariots grinçants, pleins jusqu’en haut de raisins noirs. Sur le sol étaient éparpillées des grappes écrasées par les roues. Les fillettes et les garçons en chemises salies par le jus des raisins, avec des grappes dans les mains et à la bouche couraient derrière leurs mères. Sur la route, se rencontraient sans cesse des ouvriers aux vêtements déchirés portant sur leurs fortes épaules des hottes de raisins. Les jeunes filles enveloppées jusqu’aux yeux dans leurs fichus, conduisaient des bœufs attelés à des charrettes surchargées de raisins. Les soldats qui rencontraient les charrettes demandaient des raisins aux femmes cosaques, et les filles, en grimpant sur le chariot en marche en prenaient une poignée et les jetaient dans les pans des tuniques des soldats. Dans quelques cours, on pressait déjà le raisin. L’odeur du jus remplissait l’air. Les cuves rouge-vermeil s’apercevaient sous les auvents, et les ouvriers nogaï aux jambes nues et aux mollets peints traversaient les cours. Les porcs en grognant dévoraient les grappes et se roulaient sur le raisin. — Les toits plats des cuisines étaient tout couverts de grappes noires, superbes, qui séchaient au soleil. Les corbeaux et les pies picotaient les grains, se tenaient sur les toits et voltigeaient çà et là.

Les fruits des travaux de l’année étaient ramassés avec gaîté et ils étaient cette année extraordinairement abondants et bons.

Dans les jardins, ombreux, verts, parmi un océan de raisins, de tous côtés s’entendaient le rire, les chansons, la gaîté, les voix des femmes et l’on apercevait leurs robes très claires.

Juste à midi, Marianka était assise dans son jardin à l’ombre d’un pêcher et tirait d’une charrette dételée, le dîner de la famille. Vis-à-vis d’elle, sur une couverture étendue, était assis le khorounjï qui revenu de l’école se lavait les mains avec l’eau d’une petite cruche. Son frère, un gamin, qui accourait de l’étang, en s’essuyant avec sa manche, tout essoufflé, regardait avec inquiétude tantôt sa sœur, tantôt sa mère en attendant le dîner. La vieille mère, les manches retroussées, enlevait dans ses bras robustes la petite table tatare ronde, basse, et y déposait le raisin, le poisson séché, le lait caillé et le pain. Le khorounjï s’essuya les mains, ôta son chapeau, se signa et s’approcha de la table.

Le gamin prit la cruche et se mit à boire avec avidité. La mère et la fille, s’assirent les jambes croisées, près de la table. Même à l’ombre, la chaleur était suffocante. L’air, dans les jardins, était infect. Le vent chaud, fort, qui passait entre les branches, n’apportait pas de fraîcheur et seulement inclinait monotonement les cîmes des poiriers, des pêchers, des mûriers. Le khorounjï, après avoir prié une seconde fois, tira de derrière lui une cruche de vin couverte d’une feuille de pampre, et ayant bu à même, la passa à la vieille. Le khorounjï était simplement en chemise, dont le col déboutonné laissait voir la poitrine musclée, velue. Son visage fin, rusé était joyeux. Ni dans son attitude, ni dans sa conversation, ne perçait son affectation ordinaire, il était gai et naturel.

— Et pour le soir vous aurez fini le travail ? — fit-il en essuyant sa barbe mouillée.

— Oh ! nous réussirons, — répondit la vieille, — pourvu que le temps ne nous en empêche pas. Les Demkine n’ont pas encore vendangé à moitié, — ajouta-t-elle. — C’est Oustenka seule qui travaille hors de force.

— Oh ! ils ne réussiront pas ! — prononça fièrement le vieux.

— Prends, Marianka, — dit la vieille en donnant la cruche à sa fille. — Voilà, Dieu nous aide, nous aurons de quoi faire la noce, — fit-elle.

— On a le temps ! — objecta le khorounjï en fronçant un peu les sourcils.

La fille baissa la tête.

— Mais pourquoi ne pas parler ? — dit la vieille. — La chose est décidée et l’époque du mariage n’est pas déjà si loin.

— Ne t’avance pas, — reprit le khorounjï. — Maintenant il faut travailler.

— As-tu vu le nouveau cheval de Loukachka ? — demanda la vieille. — Celui dont Dmitrï Andréitch lui a fait cadeau, n’existe plus, il l’a changé.

— Non, je ne l’ai pas vu, mais j’ai parlé aujourd’hui avec le domestique du locataire, — dit le khorounjï. — Il dit qu’on a reçu de nouveau mille roubles.

— En un mot, c’est un richard, — opina la vieille.

Toute la famille était gaie et heureuse.

L’ouvrage avançait et se faisait bien. On avait plus de raisin et de qualité meilleure qu’on ne l’avait espéré.

Après le dîner, Marianka donna l’herbe aux bœufs, roula son bechmet, et s’allongeant à terre, sur l’herbe affaissée et molle, le mit sous sa tête. Elle avait sur sa tête un foulard de soie, et sur le corps une chemise de coton bleu, passée, mais elle avait affreusement chaud. Son visage brûlait, elle ne savait où poser ses jambes, ses yeux étaient voilés par le sommeil et la fatigue ; ses lèvres s’ouvraient involontairement et sa poitrine se soulevait fortement.

L’époque du travail avait commencé deux semaines avant, et un travail lourd, incessant, occupait tout le temps la jeune fille. Le matin, à l’aube, elle se levait, lavait son visage à l’eau fraîche, s’enveloppait d’un châle et, jambes nues, courait vers le bétail. Elle se chaussait à la hâte, s’enveloppait dans son bechmet, et prenant du pain dans son mouchoir elle attelait les bœufs et partait aux jardins pour toute la journée. Là-bas, elle ne se reposait qu’une heure, elle coupait les ceps et le soir, de bonne humeur, et non fatiguée, en tirant les bœufs par la corde et les excitant avec une longue gaule, elle revenait à la stanitza. Après avoir donné à manger au bétail, dans la soirée, prenant des graines de tournesol dans les larges manches de sa chemise, elle sortait au coin pour rire avec les filles. Mais dès que le soleil se couchait, elle revenait à la maison, soupait avec son père, sa mère et son petit frère dans la sombre cuisine ; insouciante, forte, elle entrait dans la cabane, s’asseyait sur le poêle et dormait à demi, écoutait les conversations du locataire. Aussitôt qu’il s’en allait, elle se jetait sur son lit et s’endormait jusqu’au matin d’un sommeil profond, calme. Le lendemain la même chose recommençait. Elle n’avait pas vu Loukachka depuis ses fiançailles, et elle attendait tranquillement le jour du mariage. Elle était habituée au locataire et sentait avec plaisir ses regards fixés sur elle.