Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 9-19).
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II


« J’aime ! J’aime beaucoup ! Braves ! Bons ! » répétait-il, et il voulait pleurer. Mais pourquoi voulait-il pleurer ? Qui était brave ? Qui aimait-il beaucoup ? Il ne le savait pas bien lui-même. Parfois il regardait fixement une maison quelconque et s’étonnait qu’elle fût bâtie si étrangement. Parfois il s’étonnait de ce que le postillon et Vanucha, qui lui étaient si étrangers, se trouvassent si près de lui, et, avec eux, de se balancer et de se heurter sous les tiraillements des bricoliers qui tendaient leurs rênes glacées ; et il répétait de nouveau : « Braves, j’aime ». Une fois même, il prononça : « Bravo, admirable ! » Et il était surpris lui-même d’avoir prononcé ces mots et se demandait : « Ne suis-je pas ivre ? » Il avait bu, il est vrai, deux bouteilles de vin, mais ce n’était pas le vin seul qui produisait cet effet sur Olénine. Il se rappelait toutes les paroles intimes, qui lui semblaient des paroles d’amitié, jetées à lui, comme par hasard, avant le départ. Il se rappelait les poignées de main, les regards, les silences, le son des voix qui lui disaient : Adieu, Mitia ! quand il était déjà en traîneau. Il se rappelait sa franchise brutale, et tout cela avait pour lui quelque chose de touchant. Avant le départ, non seulement les amis, les parents, non seulement les indifférents, mais même les hommes malveillants, antipathiques, tous, comme par enchantement, se trouvaient d’accord pour l’aimer plus fortement, pour lui pardonner, comme avant la confession ou à l’heure de la mort. « Peut-être m’est-il réservé de ne pas revenir du Caucase », pensa-t-il. Et il lui semblait aimer ses amis et d’autres encore, et il s’apitoyait sur lui-même. Mais ce n’est pas l’amitié qui l’attendrissait et troublait son âme à tel point qu’il ne pouvait retenir les paroles insensées qui coulaient spontanément, et ce n’est pas non plus l’amour de la femme (il n’avait encore jamais aimé) qui le mettait en cet état. L’amour égoïste, l’amour vif, juvénile, plein d’espoir pour tout ce qu’il y avait de bon dans son âme (et il lui semblait à ce moment qu’il n’y avait en elle que du bon) le faisait pleurer et prononcer des paroles dépourvues de sens.

Olénine était un jeune homme qui n’avait fini aucun cours, ni servi nulle part (pour la forme seulement il appartenait à une administration quelconque), qui avait dépensé la moitié de sa fortune, et, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, n’avait choisi aucune carrière, ni fait quoi que ce soit. Il était ce qu’on appelle dans la société de Moscou « un jeune homme ».

À dix-huit ans, Olénine était aussi libre que peuvent l’être, seuls, les riches jeunes gens russes, de la quarantième année, qui dès le jeune âge sont restés orphelins. Pour lui, n’existait aucun frein, ni physique, ni moral. Il pouvait se permettre tout, il n’avait besoin de rien et rien ne le liait. Il n’avait ni famille ni patrie, ni foi ni besoins. Il ne croyait à rien et ne reconnaissait rien. Toutefois, ce n’était pas un jeune homme sombre, ennuyé, raisonneur, mais, au contraire, un vrai boute-en-train. Il avait déclaré que l’amour n’existait pas, mais la présence d’une femme jeune et belle le faisait toujours tressaillir. Il savait depuis longtemps que les honneurs et les titres ne sont rien ; mais involontairement, il éprouvait du plaisir quand, au bal, le prince Serge s’approchait de lui et lui adressait des paroles amicales. Mais il ne s’adonnait à toutes ses fantaisies qu’autant qu’elles ne le liaient pas. Aussitôt que lancé dans un entraînement, il commençait à sentir l’approche du travail et de la lutte, de la lutte mesquine de la vie, il se hâtait instinctivement de se détacher du sentiment ou de l’action et de reprendre sa liberté. Ainsi agissait-il dans la vie mondaine, le service, l’administration de ses biens, la musique, à laquelle, pendant un certain temps, il pensa se consacrer, et même en amour, auquel il ne croyait pas. Il se demandait où dépenser toute cette force de la jeunesse, éphémère dans la vie de l’homme ; dans l’art, dans la science, dans l’amour, dans l’activité pratique ? Il voulait appliquer non la force de l’esprit, du cœur ou de l’instruction, mais cet élan qui ne se retrouve pas, ce pouvoir, qui n’est donné qu’une fois à l’homme, de faire tout ce qu’il veut de lui-même, et comme il lui semble, de tout le monde. Il y a, il est vrai, des hommes privés de cet élan, et qui, dès en entrant dans la vie, mettent sur eux le premier collier qui se trouve, et avec lui, travaillent honnêtement jusqu’à la fin de leurs jours. Mais Olénine reconnaissait fortement en lui la présence de ce tout-puissant dieu de la jeunesse, cette capacité de se transformer en un désir, en une idée, la capacité de vouloir et d’agir, de se jeter tête baissée dans l’abîme sans fond, sans savoir pourquoi, pour quel but. Il portait en soi cette conscience, il en était fier, et sans même s’en rendre compte, il en était heureux. Jusqu’ici il n’avait aimé que lui-même et ne pouvait pas ne pas s’aimer parce qu’il en attendait quelque chose de bon et n’était pas encore désillusionné de soi-même. En quittant Moscou, il se trouvait dans cette disposition heureuse, juvénile de l’esprit où le jeune homme, ayant conscience des fautes d’autrefois, se dit tout à coup que tout cela n’était que folie, que tout le passé était déraisonnable et mesquin, qu’auparavant il ne voulait pas bien vivre, mais que maintenant, à dater de son départ de Moscou, commençait une nouvelle vie dans laquelle ces fautes ne seraient plus, vie qui ne donnerait pas de regret, mais lui assurerait le bonheur.

Comme il arrive toujours dans un long voyage, pendant les deux ou trois premiers relais, l’imagination reste à l’endroit qu’on vient de quitter, et ensuite, tout à coup, avec la première matinée qui se lève au cours de la route, elle se transporte au but du voyage et déjà construit les châteaux de l’avenir. C’est ce qui advint à Olénine.

Une fois hors de la ville, en regardant les champs couverts de neige, il se sentit heureux d’être seul au milieu de ces champs. Il s’enveloppa dans sa pelisse, se serra au fond du traîneau, se calma et s’endormit. L’adieu de ses amis l’avait touché et il commença à se rappeler le dernier hiver passé à Moscou, et les images de ce passé, interrompues d’idées et de reproches vagues, malgré lui, naissaient dans son imagination.

Il se rappela cet ami qui l’accompagnait et ses relations envers la jeune fille dont ils avaient parlé. Elle était riche. « Comment a-t-il pu l’aimer puisqu’elle m’aimait ?» — pensa-t-il. Et de vilains soupçons lui vinrent en tête. « Quand on réfléchit, on découvre beaucoup de mauvais dans les hommes. Et pourquoi n’ai-je pas aimé réellement ?» se demandait-il. « Tous me disent que je n’aimai jamais. Suis-je donc un monstre moral ?» Et il se remémorait ses entraînements. Il se rappelait les premiers temps de sa vie mondaine, la soeur d’un de ses amis avec qui il passait des soirées entières devant la table, il revoyait la lampe éclairant ses doigts effilés occupés d’un travail, et le bas du visage beau et fin ; il se rappelait leurs conversations, toujours les mêmes, et l’embarras commun, et le sentiment perpétuel de révolte contre cette gêne dans les relations. Une voix quelconque lui disait toujours : Pas ça, pas ça, et en effet, ce n’était pas cela. Ensuite il se souvenait d’un bal et de la mazurka avec la belle D… « Comme j’étais amoureux cette nuit, comme j’étais heureux ! Et quel chagrin et quel dépit ai-je éprouvés quand je m’éveillai le lendemain et me sentis libre ! Eh bien ! Pourquoi l’amour ne vient-il pas, pourquoi ne me lie-t-il pas pieds et poings ? » pensait-il. « Il n’y a pas, il n’y a pas d’amour ! Cette voisine qui m’a dit à moi ainsi qu’à Doubrovine et au chef de la noblesse, qu’elle aime les étoiles, n’était pas non plus cela. » Et maintenant, il se rappelait ses occupations à la campagne, et là encore, il n’y avait rien où arrêter avec joie ses souvenirs. Une idée traversa son esprit. « Parleront-ils longtemps de mon départ ? » Mais à qui se rapporte le pronom ils, il l’ignore. Ensuite une certaine pensée lui fait froncer les sourcils et prononcer des sons inintelligibles. C’est le souvenir de M. Capel et de 678 roubles qu’il doit à son tailleur, et il se rappelle les paroles par lesquelles il priait son tailleur d’attendre encore une année et l’expression d’étonnement et de résignation qui parut sur le visage de celui-ci. « Ah mon Dieu, ah ! mon Dieu ! » répéte-t-il en fronçant les sourcils et en s’efforçant de chasser l’insupportable pensée. « Cependant, malgré tout, elle m’aimait, » se dit-il, en pensant à la jeune fille dont ils avaient parlé avant les adieux. « Oui, si je l’épousais, je n’aurais plus de dettes, et maintenant je suis le débiteur de Vassiliev. » Et il revit la dernière soirée du jeu avec Vassiliev, au club où il était allé tout droit après l’avoir quittée, et il se rappela les demandes humiliantes de jouer encore, et le refus glacial. « Une année d’économie et tout sera payé et que le diable les emporte ! » Mais malgré cette assurance, il compte de nouveau les dettes qui restent, leurs échéances et l’époque possible du paiement. « Et je dois encore à Morel la note de Chevalier » songe-t-il, et il se remémore toute la nuit durant laquelle il a fait tant de dettes. C’était la noce avec les tziganes, cette orgie avait été organisée par des amis de Pétersbourg : Sachka B…, aide de camp, le prince D… et ce vieillard important… « Et pourquoi ces messieurs sont-ils si contents d’eux ? » pense-t-il « et pourquoi font-ils bande à part ; bande, où d’après eux, il est très flatteur d’être admis ? Est-ce parce qu’ils sont aides de camp ? C’est effrayant avec quelle sottise et quelle lâcheté ils regardent les autres. Je leur ai montré au contraire que je n’avais nulle envie de frayer avec eux. Cependant, je crois que le gérant Andréï serait très frappé de m’entendre tutoyer un personnage tel que Sachka B… colonel et aide de camp de l’empereur… Oui, personne n’a bu plus que moi à cette soirée. J’ai appris aux tziganes une nouvelle chanson, et tous écoutaient. Bien que j’aie fait beaucoup de bêtises, je suis un jeune homme très bon », pensait-il.

Le matin trouva Olénine au troisième relais. Il but du thé ; lui-même, avec Vanucha, transporta les malles et les paquets, s’installa au milieu, grave, droit, majestueux, sachant où se trouvait chaque objet : où était l’argent et combien il y en avait, où le passeport, l’autorisation d’employer les chevaux de poste, la quittance du paiement pour la chaussée, et tout lui semblait arrangé avec tant de méthode qu’il redevint gai, et que la route lointaine se présenta à lui comme une longue promenade.

Pendant la matinée et une partie de la journée, il resta tout plongé dans des calculs arithmétiques : combien ont-ils passé de verstes[1] ? combien en reste-t-il jusqu’au prochain relais ? jusqu’à la première ville ? jusqu’au dîner ? jusqu’au thé ? jusqu’à Stavropol ? et quelle fraction de la route représente la distance déjà franchie ? Avec cela, il calculait aussi combien il avait d’argent, combien il lui en restait, combien il lui en fallait pour payer toutes ses dettes, quelle partie de ses revenus il dépenserait par mois. Vers le soir, en prenant le thé, il comptait que pour arriver à Stavropol, il avait encore à parcourir les sept onzièmes de toute sa route ; pour ses dettes, qu’il lui fallait sept mois d’économie et un huitième de toute sa fortune. Ainsi rassuré, il s’enveloppa, se rencoigna dans le traîneau et s’endormit. Son imagination était déjà dans l’avenir, au Caucase. Tous ses rêves d’avenir s’unissaient aux images des Amalat-Bek, des Circassiennes, des montagnes, des ravins, des terribles torrents et des dangers. Tout cela se présentait vaguement, obscurément ; mais la gloire qui séduit et la mort qui menace faisaient l’intérêt de cet avenir. Tantôt, avec un courage inouï et une force qui surprend tous, il tue et soumet une quantité innombrable de montagnards. Tantôt il est montagnard lui-même et avec eux, défend contre les Russes son indépendance.

Aussitôt que se présentent les détails, les anciennes connaissances de Moscou apparaissent : Sachka B…, soit avec les Russes soit avec les montagnards, lutte contre lui. Et on ne sait comment, le tailleur Capel prend part au triomphe du vainqueur.

Si, en même temps, les humiliations d’autrefois, les faiblesses, les erreurs, lui viennent en mémoire, alors ce souvenir n’est qu’agréable. Il est clair que là-bas, parmi les montagnes, les torrents, les Circassiennes, les dangers, ces erreurs ne peuvent se renouveler. Une fois qu’on s’est avoué ses fautes, c’est fini. Un rêve encore plus cher se mêlait à chaque pensée d’avenir du jeune homme. C’était le rêve de la femme. Et là-bas, dans les montagnes, elle se présentait à son imagination comme une esclave circassienne à la taille gracieuse, aux longues tresses, aux yeux soumis, profonds. Dans les montagnes, il voyait une cabane isolée et à l’entrée, elle l’attendant, pendant que lui, fatigué, couvert de poussière, de sang et de gloire, retourne vers elle. Il s’imagine ses baisers, ses épaules, sa voix douce, sa soumission. Elle est charmante, mais ignorante, sauvage, grossière. Pendant les longues soirés d’hiver, il tâche de l’instruire. Elle est intelligente, comprend facilement, bien douée elle acquiert bientôt tout le savoir nécessaire. Pourquoi pas ? Elle peut très facilement apprendre les langues, lire les œuvres de la littérature française, les comprendre ; par exemple, Notre-Dame de Paris doit lui plaire beaucoup. Même, elle arrive à parler le français. Dans un salon, elle sait avoir plus de dignité naturelle qu’une dame de la meilleure société. Elle chante avec simplicité, avec force et expression. « Ah ! quelles divagations ! » se dit-il. Et ils arrivent à une station, il faut changer de traîneau, donner un pourboire. Mais de nouveau, il cherche dans son imagination le rêve qu’il a quitté, et de nouveau se présentent à lui les Circassiennes, la gloire, le retour en Russie avec le titre d’aide de camp de l’empereur, et une femme charmante.

« Mais, il n’y a pas d’amour » se dit-il. « Les honneurs, quelle sottise ! Et six cent soixante-dix-huit roubles ?… et le pays conquis qui m’a donné plus de richesse qu’il ne m’en faut pour toute une vie. Cependant ce ne sera pas bien de profiter seul, de cette richesse. Il faut la distribuer. À qui ? Six cent soixante-dix-huit à Capel, ensuite on verra… Déjà des images confuses embrouillent sa pensée et seule la voix de Vanucha et la sensation du mouvement qui cesse troublent le sommeil sain, juvénile. Sans bien s’éveiller, au nouveau relais il monte dans un autre traîneau et va plus loin.

Le matin suivant, la même chose, les mêmes relais, les mêmes thés, les mêmes croupes de chevaux, les mêmes conversations brèves avec Vanucha, les mêmes rêves vagues, le demi-sommeil dans la soirée, et le sommeil profond, sain, jeune, pendant la nuit.

  1. Une verste vaut 1 kilomètre 007.