Les Cosaques (trad. Bienstock)/Chapitre 3

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 20-24).
◄  II.
IV.  ►


III


Plus Olénine s’éloigne du centre de la Russie, plus ses souvenirs semblent s’éloigner de lui. Plus il s’approche du Causase, plus son âme est réconfortée. « Partir tout à fait et ne retourner jamais, ne pas se montrer dans la société » lui venait parfois en tête. « Et ces hommes que je vois ici ne sont pas des hommes, aucun d’eux ne me connaît, aucun ne peut avoir été à Moscou, dans la société que je fréquentais et connaître mon passé. Personne de cette société ne saura comment j’ai vécu parmi ces hommes. » Et un sentiment tout nouveau pour lui, l’affranchissement de tout le passé, s’emparait de lui parmi ces êtres grossiers qu’il rencontrait sur sa route et qu’il ne considérait pas comme des hommes semblables à ses connaissances de Moscou. Plus la population était grossière, moins nombreux étaient les indices de la civilisation, plus il se sentait libre. Stavropol qu’il devait traverser l’attrista. Les enseignes, dont quelques-unes en français, les dames en voiture, les cochers stationnant sur la place, les boulevards et un monsieur en pardessus et en chapeau qui marchait sur le boulevard et regardait les passants, l’impressionnèrent péniblement. « Ces gens connaissent peut-être quelqu’une de mes connaissances », et de nouveau il se rappelait le club, le tailleur, les cartes, le monde… Après Stavropol, tout alla bien ; tout était sauvage et en outre beau et guerrier. Olénine devenait de plus en plus joyeux. Tous les Cosaques, les postillons, les maîtres de poste lui semblaient des êtres très simples avec qui on pouvait plaisanter sans façon, causer sans se soucier du rang. Tous appartenaient au genre humain, inconsciemment cher à Olénine, et tous se montraient bienveillants pour lui.

Encore sur le territoire des Cosaques du Don, on changea le traîneau pour un chariot. Après Stavropol, il faisait déjà si chaud qu’Olénine se débarrassa de sa pelisse. C’était déjà le printemps, printemps inattendu, gai pour Olénine. La nuit on ne laissait pas sortir des stanitza[1] et l’on disait que même dans la soirée c’était dangereux. Vanucha avait déjà peur et les fusils chargés étaient placés dans la voiture. Olénine devenait de plus en plus gai. À l’un des relais, le maître de poste raconta de terribles meurtres commis récemment sur la route. « Voilà, Voilà ; ça commence ! » se disait Olénine et il attendait toujours la vue des montagnes couvertes de neige dont on lui avait parlé maintes fois. Une fois, un peu avant le soir, le postillon nogaï, lui montra du fouet la montagne qu’on apercevait à travers des nuages. Olénine se mit à regarder avec fixité ; mais le temps était sombre et les nuages couvraient à moitié la montagne. Il aperçut quelque chose de gris, de blanc, de contourné, mais, malgré tous ses efforts, il ne pouvait trouver rien de beau à l’aspect des montagnes dont il avait lu tant de descriptions, et qu’il avait si souvent entendu vanter. Il trouva que les montagnes avaient tout à fait le même aspect que les nuages, et que cette beauté particulière des montagnes couvertes de neige, dont on lui avait parlé, était une invention du même genre que la musique de Bach et l’amour, auxquels il ne croyait pas ; et il cessa de désirer voir des montagnes. Mais le lendemain matin, de bonne heure, éveillé dans son chariot à cause de la fraîcheur, au hasard il regarda vers sa droite. Le ciel était tout à fait clair. Tout à coup, il vit, à vingt pas de lui, comme il lui sembla au premier moment, d’énormes masses d’un blanc pur, aux contours légers, aux profils capricieux, nettement dessinés, et la ligne aérienne de leur sommet sur le ciel lointain. Et quand il se rendit compte de l’immense distance entre lui, les montagnes et le ciel, de la grandeur des montagnes et quand il sentit tout l’infini de cette beauté, il fut effrayé, croyant à une vision, à un rêve. Il se secoua pour s’éveiller. Les montagnes étaient toujours les mêmes.

— Qu’est-ce ? qu’est-ce donc ? — demanda-t-il au postillon.

— Les montagnes, — répondit avec indifférence le Nogaï. — Et moi aussi, je les regarde depuis longtemps — fit Vanucha ; — Comme c’est beau ! Chez nous on ne le croira pas.

Au mouvement rapide des troïkas sur la route, on eût dit que les montagnes couraient à l’horizon avec leurs sommets roses brillants sous le soleil levant. Au commencement, les montagnes étonnèrent seulement Olénine, ensuite il éprouva du plaisir, mais regardant de plus en plus cette chaîne de montagnes de neige, qui paraissent et disparaissent non pas derrière les autres montagnes sombres, mais tout droit de la steppe, peu à peu il commença à en pénétrer la beauté et il finit par sentir les montagnes. À partir de ce moment, tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il pensait, tout ce qu’il sentait reçut pour lui un nouveau caractère, le caractère majestueux et sévère des montagnes. Tous les souvenirs de Moscou, la honte et le regret, tous les rêves vulgaires sur le Caucase, tout se dispersa et ne reparut plus. Une sorte de voix solennelle semblait lui dire : « Maintenant, c’est commencé. » Et la route, et la ligne du Terek qu’on voyait de loin et les stanitza, et la population, maintenant tout cela ne lui semblait plus une plaisanterie. Il regarde le ciel, et il se rappelle les montagnes ; il se regarde lui-même, et Vanucha et de nouveau les montagnes. Ah ! deux Cosaques à cheval, leurs fusils engainés se balancent en cadence sur leurs dos ; les chevaux mêlent leurs pattes baies et grises, et les montagnes… Derrière le Terek on aperçoit la fumée de l’aoul[2], et les montagnes… Le soleil s’élève et brille sur le Terek, qu’on aperçoit à travers les roseaux, et les montagnes… Un chariot vient de la stanitza, des femmes marchent, de belles et jeunes femmes ; et les montagnes… Les Abreks courent dans la steppe et je vais, je n’ai pas peur d’eux, j’ai un fusil, la force, la jeunesse, et les montagnes…

  1. Villages des Cosaques.
  2. Village des peuples du Caucase.