Hachette (p. 164-168).
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XLI


« Sont-ils loin ? » demanda Lucas.

Une courte détonation retentit à trente pas. L’ouriadnik sourit.

« C’est notre Gorka qui tire sur eux », dit-il avec un signe de tête de côté.

Après quelques pas ils aperçurent Gorka rechargeant son fusil derrière un monticule de sable : il s’amusait à tirer sur les Abreks blottis derrière un autre monticule.

Une balle siffla. Le khorounji, blême, perdait la tête. Lucas descendit de cheval, jeta la bride à l’un des Cosaques et alla vers Gorka. Olénine le suivit. Deux balles sifflèrent à leurs oreilles. Lucas se retourna en riant vers Olénine et se baissa.

« On te tuera, Andréitch, dit-il, va-t’en ; tu n’as que faire ici. »

Mais Olénine voulait voir les Abreks ; il aperçut leurs bonnets et leurs carabines à deux cents pas ; puis, une légère fumée, et une balle siffla de nouveau. Les Abreks se tenaient dans un marais au pied d’un monticule. Olénine était stupéfait de l’endroit qu’ils avaient choisi : c’était une plaine comme le reste des steppes, et la présence des Abreks la signalait singulièrement à l’attention de l’ennemi, et pourtant Olénine se disait qu’ils n’avaient pu choisir un autre endroit. Lucas revint vers son cheval : Olénine ne le quittait pas.

« Il faut une arba avec du foin, dit Lucas ; autrement nous serons tous tués ; prenons le chariot du Nogaï, là, derrière la colline. »

Le khorounji et l’ouriadnik exécutèrent son ordre. On amena le chariot, les Cosaques se blottirent derrière. Olénine gravit la colline, d’où il pouvait voir ce qui se passerait. Le chariot avançait, les Cosaques le suivaient.

Les Abreks, au nombre de neuf, étaient à genoux, serrés l’un contre l’autre, sur une ligne, et ne tiraient pas.

Le silence était profond ; tout à coup on entendit s’élever un chant étrange et lugubre dans le genre de l’« Aida-la-laï » de Jérochka : les Tchétchènes, sachant qu’ils ne pouvaient échapper aux Cosaques, s’étaient liés l’un à l’autre par de fortes courroies pour ne pas céder à la tentation de fuir ; ils avaient chargé leurs carabines et entonnaient leur chant de mort.

Les Cosaques approchaient toujours ; Olénine attendait la première décharge, mais le silence n’était troublé que par le chant lugubre des Abreks. Le chant cessa subitement, une courte détonation éclata, une balle frappa le chariot ; on entendit les jurons et les cris des Abreks. Les coups de fusil se répétaient, une balle après l’autre s’enfonçait dans le foin. Les Cosaques ne ripostaient pas, — ils étaient à cinq pas.

Encore un instant, et les Cosaques sortirent de derrière le chariot en poussant des cris sauvages. Lucas était en avant. Olénine entendait des coups de fusil, des cris, des gémissements ; il crut voir de la fumée et du sang. Il sauta à bas de son cheval et courut se joindre aux Cosaques ; ses yeux se voilèrent d’horreur… Il ne comprenait encore rien, mais devinait que tout était fini. Lucas, pâle comme un linceul, avait saisi un Tchétchène blessé et criait : « Ne le tuez pas ! je le prendrai vivant ! » C’était le frère de celui que Lucas avait tué et qui était venu racheter le corps. Lucas le garrottait.

Le Tchétchène fit un mouvement désespéré et lâcha la détente d’un pistolet. Lucas tomba ; son sang coulait. Il se releva vivement, mais retomba, jurant en tatare et en russe. Son sang coulait à flots. Les Cosaques détachèrent sa ceinture. Nazarka voulait lui venir en aide, mais ne parvenait pas à remettre le poignard dans sa gaine ; la lame était couverte de sang.

Les Tchétchènes étaient massacrés ; un seul, celui qui avait blessé Lucas, était encore en vie. Pareil à un vautour blessé (le sang coulait de son œil droit), les dents serrées, pâle et sombre, il roulait des yeux hagards et tenait son poignard, prêt encore à se défendre. Le khorounji s’approcha de côté, l’évitant de face, et lui tira un coup de pistolet dans l’oreille. Le Tchétchène fit un soubresaut et tomba mort.

Les Cosaques, essoufflés, séparaient les morts et les dépouillaient de leurs armes.

On coucha Lucas sur le chariot ; il ne cessait de jurer.

« Tu mens ! je l’étoufferai de mes mains, tu ne m’échapperas pas ! Anna céni !  » criait-il en s’agitant violemment.

Il tomba en faiblesse et se tut.

Olénine revint à la maison. Le soir, on lui dit que Loukachka était à la mort : un Tatare s’était chargé de le traiter avec des simples.

On avait traîné les cadavres des Abreks dans la direction de la stanitsa ; les femmes et les enfants accouraient de toutes parts pour les voir.

Olénine était rentré au crépuscule. Il était comme égaré ; mais bientôt ses souvenirs revinrent en foule ; il se mit à la fenêtre. Marianna passait de la cabane au garde-manger, occupée des soins du ménage. La mère était à la vigne, le père à la direction. Olénine ne put y tenir : il alla trouver la jeune fille. Elle était dans sa chambre et lui tournait le dos. Olénine crut que c’était par pudeur.

« Marianna ! dit-il, puis-je entrer ? »

Elle se retourna tout à coup. Elle avait les larmes aux yeux, son visage était beau de tristesse ; elle regardait le jeune homme avec hauteur.

« Marianna ! je viens…

— Laissez-moi tranquille ! » interrompit-elle.

Son visage ne changea pas d’expression, mais des flots de larmes coulèrent de ses yeux.

« Qu’as-tu ? Pourquoi pleures-tu ?

— Pourquoi ? s’écria-t-elle d’une voix dure et rude ; on a massacré les Cosaques, et tu demandes pourquoi ?…

— Loukachka… ? dit Olénine.

— Va-t’en ! que te faut-il encore ?

— Marianna !

— Tu n’obtiendras jamais rien de moi !

— Marianna ! ne parle pas ainsi !

— Va-t’en ! indifférent que tu es ! » cria la jeune fille, en frappant du pied avec colère, et elle avança vers Olénine avec un geste menaçant.

Il y avait tant de colère, de mépris, d’horreur, dans l’expression de son visage, qu’Olénine comprit qu’il n’avait plus rien à espérer.

Il ne répondit rien et s’enfuit hors de la cabane.