Hachette (p. 161-164).
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XL


Olénine se réveilla le lendemain plus tard que de coutume ; il se rappela ce qui l’attendait, et il se souvint avec transport des baisers de la veille, et des mains dures qui serraient les siennes, et des paroles « comme tes mains sont blanches » ! Il sauta à bas de son lit et comptait aller aussitôt faire sa demande en mariage, lorsqu’un tumulte inusité dans la rue le frappa : on courait, on parlait, des chevaux piétinaient. Olénine passa à la hâte sa redingote et courut sur le perron. Cinq Cosaques à cheval discutaient bruyamment ; Lucas, monté sur son beau cheval, était en avant des autres. Les Cosaques criaient tous à la fois ; on n’y comprenait rien.

« Allez au poste principal !

— Sellez et courez les rejoindre !

— Par où passer ?

— Il y a bien de quoi se disputer ! criait Lucas ; sortez par la porte du milieu.

— C’est vrai, ce sera le chemin le plus court », dit un des Cosaques, couvert de poussière et monté sur un cheval robuste.

Le visage de Lucas était rouge et enflé par suite des excès de la veille ; son bonnet avait glissé sur la nuque.

« Qu’est-ce ? Où allez-vous ? demanda Olénine, ayant de la peine à se faire entendre.

— Nous allons saisir des Abreks dans les brisants ; nous partons à l’instant, mais nous sommes trop peu nombreux. »

Les Cosaques avançaient tout en parlant et en criant. Olénine se fit un devoir de les accompagner, espérant être bientôt de retour. Il s’habilla, chargea sa carabine, sauta sur son cheval, sellé à la hâte par Vania, et courut rejoindre les Cosaques. Ils s’étaient arrêtés et tiraient du vin d’un baril qu’on venait d’apporter ; ils en versaient dans une écuelle de bois et buvaient, après une courte prière au succès de leur entreprise. Le commandement des Cosaques avait été pris par un khorounji jeune, élégant, arrivé par hasard. Mais le jeune khorounji avait beau se donner des airs de chef, les Cosaques n’obéissaient qu’à Loukachka, et, quant à Olénine, personne ne faisait attention à lui. Quand ils se remirent en selle et partirent, Olénine s’approcha du khorounji et lui demanda de quoi il s’agissait, mais le jeune chef, ordinairement affable, lui répondit du haut de sa grandeur. C’est avec peine qu’Olénine comprit ce qui était arrivé : la patrouille envoyée à la recherche des Abreks en avait surpris plusieurs dans les brisants, à huit verstes de la stanitsa. Les Abreks, blottis dans un enfoncement, tiraient sur les Cosaques.

L’ouriadnik avait laissé deux Cosaques en sentinelle et était venu chercher du renfort.

Le soleil se levait ; à trois verstes de la stanitsa les steppes se déroulaient ; de tous côtés on ne voyait qu’une plaine uniforme, triste, aride, sillonnée de rares sentiers ; l’herbe était fanée ; on apercevait quelques roseaux dans les enfoncements et quelques tentes de nomades à l’horizon. L’absence d’arbres et la teinte mélancolique du paysage frappaient partout. Dans les steppes le soleil se lève et se couche comme un globe rouge ; le vent y soulève des tourbillons de sable ; quand l’air est calme, comme ce jour-là, tout est immobile et silencieux. La journée était grise, malgré le soleil levant, l’air doux ; pas un souffle, — on n’entendait que le pas des chevaux et leur ébrouement. Les Cosaques avançaient en silence ; leurs armes ne faisaient aucun bruit : un Cosaque aurait honte d’une arme à cliquetis. Deux Cosaques de la stanitsa les rejoignirent sur la route et échangèrent deux ou trois mots. Le cheval de Lucas butta contre une herbe sèche : c’était un funeste présage. Les Cosaques s’entre-regardèrent et se détournèrent bien vite sans relever l’incident, qui était en ce moment d’une gravité insolite. Lucas fronça les sourcils, serra les dents, tira violemment la bride et leva sa nagaïka ; la noble bête se cabra, comme si elle voulait s’envoler ; Lucas lui donna deux ou trois coups, et le cheval, mordant le mors, et la queue au vent, se cabra plus violemment encore et se détacha du groupe.

« Oh ! la belle bête ! dit le khorounji.

— Un vrai lion », dit un des anciens.

Les Cosaques continuaient leur route tantôt au pas, tantôt au trot, et ce petit incident rompit seul le silence solennel des cavaliers.

Sur l’espace de huit verstes ils ne rencontrèrent qu’une kibitka nogaï, une charrette couverte qui avançait lentement. C’était un Nogaï nomade avec sa famille ; deux femmes rassemblaient du fumier pour en faire du kiziak. Le khorounji, connaissant mal leur langue, les questionna sans pouvoir se faire comprendre des femmes, intimidées et terrifiées.

Lucas s’approcha et les salua du dicton d’usage ; les femmes, heureuses de comprendre, lui répondirent volontiers, comme à un compatriote.

« Aï, aï, aï, cop Abrek ! » disaient-elles d’un ton plaintif, montrant au doigt le but où se dirigeaient les Cosaques.

Elles voulaient dire qu’il y avait beaucoup d’Abreks en embuscade. Olénine ne connaissait de pareilles expéditions que par les récits de Jérochka, et il tenait à ne pas rester en arrière et à tout voir. Il admirait les Cosaques, qui prêtaient l’oreille au moindre bruit et ne laissaient pas échapper le moindre détail. Olénine avait pris des armes ; mais, voyant que les Cosaques l’évitaient, il se décida à rester témoin neutre de l’engagement, — et puis il était si heureux !

Une détonation éclata subitement.

Le khorounji s’agita, donna des ordres, mais personne ne l’écoutait : on ne regardait que Lucas, on n’obéissait qu’à lui. Lucas était calme et solennel. Il avançait au grand pas de son cheval, que les autres ne pouvaient suivre de la même allure, et regardait au loin en clignant des yeux.

« Voilà quelqu’un à cheval ! » dit-il, serrant la bride en s’alignant.

Olénine ne voyait personne encore ; les Cosaques avaient avisé deux cavaliers et se dirigeaient vers eux.

« Sont-ce les Abreks ? » demanda Olénine.

On ne daigna même pas répondre à cette absurde question. Les Abreks n’étaient pas si bêtes de passer le fleuve avec leurs chevaux.

« Il paraît que c’est Radkia qui nous fait signe, dit Lucas, en montrant les cavaliers qu’on distinguait déjà clairement ; il vient à nous. »

Au bout de quelques instants on pouvait s’assurer que les cavaliers étaient réellement les Cosaques de la patrouille. L’ouriadnik s’approcha de Lucas.