Hachette (p. 151-153).
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XXXVI


Deux cavaliers débouchaient en ce moment de la rue latérale : c’étaient Lucas et Nazarka. Lucas était assis un peu de côté sur son beau cheval de la Kabarda, qui trottait légèrement sur la terre durcie du chemin et secouait sa belle tête et sa fine crinière. L’attirail de Lucas témoignait de sa tenue de camp ; la carabine était dans sa housse, le pistolet derrière le dos, et la bourka roulée et attachée à la selle. La pose assurée du jeune Cosaque, la manière nonchalante dont il frappait de la nagaïka les flancs de sa monture, ses grands yeux noirs et brillants exprimaient le contentement de lui-même, la conscience de sa jeunesse et de sa force. « Avez-vous jamais vu plus galant cavalier ? » semblait-il dire. Son beau cheval caparaçonné d’argent, ses belles armes, et lui-même attiraient l’attention générale ; Nazarka, petit et chétif, était bien plus mal vêtu. En passant devant les vieillards, Lucas s’arrêta et souleva son bonnet à longs poils blancs.

« Combien de chevaux as-tu enlevés aux Nogaïs ? demanda un petit vieux au regard sombre.

— Les aurais-tu comptés, diédouchka ? répondit Lucas en se détournant.

— Tu as tort de prendre ce gars avec toi, continua le vieux d’un air plus sombre encore.

— Diable ! il sait tout ! » murmura Lucas inquiet ; mais, apercevant les jeunes filles à l’angle de la rue, il se dirigea vers elles.

« Bonjour, les filles ! cria-t-il de sa voix forte en arrêtant son cheval. Vous avez vieilli sans moi, sorcières que vous êtes !

— Bonjour, Loukachka ! bonjour, frère, crièrent de joyeuses voix ; nous as-tu apporté beaucoup d’argent ? Es-tu revenu pour longtemps ? Il y a des siècles que nous ne t’avons vu.

— J’arrive avec Nazarka pour une seule nuit, répondit Lucas en faisant siffler sa nagaïka et en avançant vers les jeunes filles.

— Marianka a eu le temps de t’oublier », dit Oustinka, en poussant Marianna du coude et en riant de son rire perçant.

Marianna recula devant le cheval, et, rejetant la tête en arrière, regarda le Cosaque de ses yeux calmes et étincelants.

« C’est vrai, il y a longtemps que tu n’es venu… Vas-tu nous écraser sous les sabots de ton cheval ? » dit-elle tout à coup sèchement et en se détournant.

Lucas était arrivé en très belle humeur ; son visage rayonnait de bonheur et d’orgueil ; la froideur de Marianna le piqua au vif ; il fronça les sourcils.

« Mets-toi sur mon étrier, ma mie ! je t’enlèverai dans les montagnes ! » s’écria-t-il subitement, comme pour chasser de noires pensées, et, caracolant parmi les jeunes filles, il se pencha vers Marianna : « Je m’en vais t’embrasser ! oh ! comme je t’embrasserai ! »

Marianna leva les yeux vers lui, rencontra son regard et rougit.

« Va-t’en ! tu m’écrases les pieds, dit-elle, baissant la tête et regardant ses jambes fines tendues de bas bleus à flèches brodées et ses souliers rouges galonnés d’argent.

— Je m’en vais soigner mon cheval, dit Lucas, et je reviens, avec Nazarka, faire bombance toute la nuit. »

Il donna un coup de nagaïka à son cheval et tourna dans la rue latérale. Il arriva, suivi de Nazarka, aux deux cabanes de front.

« Nous y voilà ! reviens vite ! cria-t-il à son compagnon. qui descendait à la cabane voisine et passait avec précaution par la porte cochère.

— Bonjour, Stepka ! » cria Lucas à la muette qui, en toilette du dimanche, venait recevoir le cheval ; il lui fit signe de lui donner du foin sans le desseller.

La muette rugit bruyamment et embrassa le museau du cheval, pour exprimer qu’elle le trouvait beau.

« Bonjour, mère ! n’es-tu pas encore sortie ? » cria Lucas, soulevant son fusil et montant l’escalier.

La vieille ouvrit la porte.

« Je ne t’attendais nullement, dit-elle. Kirka m’avait assuré que tu ne viendrais pas encore.

— Apporte du vin, mère ; Nazarka va venir ; il faut chômer un peu.

— À l’instant, Loukachka, à l’instant ! répondit la mère ; toutes nos femmes sont à la fête ; la muette y est aussi probablement. »

Saisissant les clefs, elle courut précipitamment vers le garde-manger.

Nazarka vint rejoindre Lucas après avoir rentré son cheval.