Hachette (p. 147-151).
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XXXV


C’était fête le lendemain. La population de la stanitsa, en habits de gala brillants au soleil, était toute dans la rue. La vendange avait été abondante, les travaux étaient achevés, les Cosaques devaient bientôt se mettre en campagne ; il y avait noce dans plusieurs familles.

Le soir, la foule se pressait, principalement sur la place publique, autour des boutiques de friandises et de toiles imprimées. Les vieux Cosaques en cafetan gris et noir, sans ornements ni galons, restaient assis sur le remblai de la cabane de la direction et parlaient gravement entre eux de la récolte, des jeunes gens, des affaires militaires, du bon vieux temps, et regardaient avec calme et majesté la nouvelle génération.

Les femmes et les filles inclinaient la tête en passant devant eux ; les jeunes gens ralentissaient le pas et se découvraient, tenant leur bonnet levé au-dessus de leur tête. Les tout vieux se taisaient ; les uns regardaient les passants amicalement, les autres avec sévérité, leur rendant lentement leur salut.

Les femmes n’avaient pas encore commencé leur ronde ; réunies par groupes, vêtues de bechmets à couleurs brillantes et coiffées de mouchoirs blancs qui leur couvraient la tête et les yeux, elles étaient assises sur des remblais à l’abri des rayons obliques du soleil et bavardaient bruyamment. Des enfants jouaient sur la place, lançant leurs balles dans les airs et courant les reprendre avec des cris perçants. Les adolescentes dansaient des rondes de l’autre côté de la rue et chantaient d’une voix flûtée. Les employés et les jeunes gens venus pour la fête, tous également vêtus de cafetans rouges à galons, se promenaient gaiement à deux et à trois, allant dans les groupes des femmes et taquinant les filles. Un marchand arménien, en cafetan bleu de drap fin et à galons d’or, se tenait sur le seuil de sa boutique de marchandises bigarrées et attendait les chalands avec la gravité d’un Oriental qui sait garder sa dignité. Deux Tcherkesses, pieds nus et à barbe rouge, étaient assis sur leurs pieds croisés à la porte d’un ami ; ils étaient venus d’au delà du Térek voir la fête et fumaient négligemment leur pipe en se communiquant leurs observations. À de rares intervalles, un soldat en redingote usée traversait rapidement la foule endimanchée. On entendait de temps en temps quelque ivrogne chanter ; les cabanes étaient closes, les perrons soigneusement lavés depuis la veille. Les vieilles femmes même étaient dans la rue. Les graines de melon, de tournesol et de courge traînaient partout dans la poussière. L’air était doux et immobile, le ciel bleu et transparent. Le blanc mat des montagnes s’élevant au-dessus des toits paraissait très rapproché et prenait des teintes rosées au coucher du soleil. On entendait de temps à autre un coup de canon gronder sourdement au delà du fleuve, mais les bruits de la stanitsa se fondaient tous en un seul et joyeux bruit de fête.

Olénine avait passé la matinée à attendre Marianna dans la cour ; mais, les soins du ménage achevés, la jeune Cosaque était allée à la chapelle, puis elle s’était établie sur le remblai avec les autres filles et grignotait des graines. Elle était accourue plusieurs fois à la maison avec des marchandes ambulantes et jetait en passant un regard caressant à Olénine. Il n’osait lui adresser la parole devant témoin, mais tenait à achever sa conversation de la veille et à obtenir une réponse décisive. Il attendait un moment opportun, mais ce moment ne venait pas, et il n’avait pas la force d’attendre encore. Il la suivit, mais passa le coin de la rue où elle était assise, sans l’approcher ; il l’entendit rire derrière lui, et son cœur se serra. En passant devant la cabane de Béletsky, qui donnait sur la place publique, Olénine s’entendit appeler, et il entra.

Après avoir causé un moment, les jeunes gens se mirent à la fenêtre.

Jérochka, vêtu d’un cafetan neuf, les rejoignit et s’assit à terre.

« Voilà le groupe aristocratique, dit Béletsky en souriant et en indiquant un groupe bigarré ; la mienne y est : la voyez-vous en rouge ? C’est une robe neuve… Eh bien, vous ne commencez pas les rondes ? cria-t-il par la fenêtre. Quand il fera sombre, nous irons les rejoindre, nous les mènerons chez Oustinka et nous leur donnerons un bal.

— J’irai, dit Olénine d’un ton décidé. Marianna y sera-t-elle ?

— Certainement ! répondit Béletsky nullement étonné. N’est-ce pas pittoresque ? ajouta-t-il, parlant de la foule bigarrée.

— Charmant, dit Olénine, affectant l’indifférence. Quand je vois de pareilles fêtes, je me demande toujours pourquoi ces gens se mettent en joie parce que c’est tel ou tel jour du mois ? Tout a un air de fête : leurs visages, leurs mouvements, leurs costumes, l’air, le soleil même paraissent joyeux. Nous n’avons rien de pareil chez nous.

— C’est vrai, dit Béletsky, qui, au fond, n’aimait pas ces raisonnements. Pourquoi ne bois-tu pas, vieux ? » demanda-t-il à Jérochka.

Celui-ci fit signe à Olénine et dit :

« Est il fier, ton ami ! »

Béletsky leva son verre et dit : Allah birdy (Dieu l’a donné), et le vida.

« Saoul boul ! (porte-toi bien), répondit Jérochka en souriant et en vidant son verre.

— Tu dis que cela a l’air d’une fête ? dit le vieux Cosaque à Olénine, et en s’approchant de la fenêtre ; — ceci se nomme une fête ? Si tu avais vu celles d’autrefois ! Les femmes alors paraissaient en sarafane à galons d’or, la poitrine couverte de deux rangs de pièces d’or, sur la tête le kakochnik en or ; quand elles passaient, quel frou-frou faisait leur robe ! Elles avaient l’air de vraies princesses. Elles venaient toute une horde ! Quand elles chantaient, c’était un roucoulement continuel, et elles s’amusaient ainsi toute la nuit. Les Cosaques roulaient des tonneaux de vin dans la cour et buvaient jusqu’à l’aube. Ou bien ils allaient bras dessus bras dessous, traversant la stanitsa comme une avalanche ; ils saisissaient les passants et les entraînaient avec eux, allant de maison en maison. Ils faisaient bombance pendant trois jours. Je me souviens que mon père rentrait rouge, sans bonnet, ayant tout perdu. Ma mère savait à quoi s’en tenir ; elle apportait de l’eau-de-vie et du caviar pour le faire revenir à lui, et courait elle-même chercher son bonnet. Mon père s’endormait alors pour quarante-huit heures. Voilà ce qu’étaient alors les hommes ! Et maintenant, qu’est-ce ?

— Bravo ! Et les filles en sarafane s’amusaient-elles seules ? demanda Béletsky.

— Seules ! non ; les Cosaques arrivaient à cheval, criant : Fendons les rondes ! et poussaient leurs chevaux vers elles ; les filles s’armaient de bâtons et bâtonnaient Cosaques et chevaux. On rompait les rangs, on saisissait sa bien-aimée, on partait au galop. « Ma belle ! ma chérie ! » On pouvait l’aimer à son aise. Mais aussi étaient-elles belles, ces créatures, de vraies reines ! »