Hachette (p. 112-116).
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XXV


« Comment, ne connais-tu pas ton locataire ? dit Béletsky en s’adressant à Marianna.

— Comment le connaitrais-je quand il ne vient jamais chez nous ? » répondit Marianna en jetant un regard à Olénine.

Olénine, épouvanté, rougit et, ne sachant que dire, balbutia :

« Je crains ta mère ; elle m’a reçu avec un torrent d’injures la première fois que je me suis présenté. »

Marianna éclata de rire.

« Et tu as eu peur ? » dit-elle en le regardant.

Puis elle se détourna.

C’était la première fois qu’Olénine voyait en plein le visage de la jeune fille ; jusqu’à ce moment, il ne l’avait vue que couverte jusqu’aux yeux d’un mouchoir. On avait raison de dire qu’elle était la plus belle fille de la stanitsa. Oustinka était jolie, forte, fraîche et rose ; elle avait des yeux bruns, pétillants de gaieté, un sourire constant sur ses lèvres vermeilles, toujours bavardant, toujours riant ; Marianna n’était pas une jolie fille, c’était une beauté parfaite. Ses traits auraient paru trop prononcés et trop grands, n’eût été sa haute taille élancée, sa puissante poitrine, ses larges épaules, et principalement cette expression à la fois tendre et sévère de ses longs yeux noirs ombragés de cils foncés, et ce sourire caressant de sa bouche. Elle souriait rarement, et son sourire frappait toujours. Elle était la force et la santé mêmes. Toutes ces jeunes filles étaient charmantes, mais elles toutes, et Béletsky, et le soldat qui avait apporté les friandises, tous regardaient involontairement Marianna, et, en se tournant vers les jeunes filles, on ne s’adressait qu’à Marianna. Elle avait l’air d’une jeune reine, heureuse et fière, entourée de ses sujets.

Béletsky, pour animer la soirée, bavardait sans relâche et obligeait les jeunes filles à lui offrir du vin ; il se démenait avec elles et faisait en français des remarques inconvenantes à Olénine sur la beauté de Marianna, qu’il nommait « la vôtre », engageant le jeune homme à suivre son exemple. Olénine sentait dans l’âme un poids qui allait s’alourdissant. Il cherchait un prétexte pour s’enfuir, quand Béletsky déclara qu’Oustinka devait, en honneur de sa fête, leur offrir du vin et les embrasser.

Elle y consentit, mais à condition qu’on lui mettrait de l’argent sur l’assiette, comme c’est l’usage aux noces.

« Quel diable m’a poussé dans cette maudite galère ! » pensait Olénine ; il se leva pour s’éloigner.

« Où allez-vous ?

— Je vais chercher du tabac », répondit-il, décidé à fuir ; mais Bélestky le saisit par le bras.

« J’ai de l’argent », dit-il en français.

« Impossible de m’esquiver. Il faut payer », pensa Olénine, et il s’en voulait de sa gaucherie.

« Pourquoi ne puis-je suivre l’exemple de Béletsky ? Il ne fallait pas venir du tout, mais, une fois venu, il ne faut pas gâter le plaisir d’autrui. Buvons donc à la cosaque ! »

Et, prenant une jatte en bois qui pouvait contenir huit verres, il la remplit de vin et la vida presque jusqu’au fond. Les filles le regardaient avec étonnement, avec terreur : cela leur parut étrange, inconvenant. Oustinka offrit du vin aux jeunes gens et les embrassa tous les deux.

« C’est maintenant que nous allons nous amuser ! » dit-elle en faisant sauter les quatre monnaies qu’ils avaient mises sur l’assiette.

Olénine n’était plus embarrassé, il devint causeur.

« À ton tour, Marianna ! offre-nous du vin et un baiser, dit Bélestky, saisissant le bras de la jeune fille.

— Tu peux attendre un baiser ! dit-elle, le menaçant en riant.

— On peut embrasser le diédouchka sans être payée pour cela, dit une des jeunes filles.

— En voilà une qui a de l’esprit ! s’écria Béletsky en embrassant la jeune fille, qui se débattait.

— Eh bien ! offre-nous donc du vin, persistait Béletsky, s’adressant à Marianna, offres-en au locataire. »

Il la prit par la main et la fit asseoir sur le banc à côté d’Olénine.

« Qu’elle est belle ! » dit Bélestky, lui mettant la tête de profil.

Marianna le laissait faire et souriait avec fierté. Elle jeta à Olénine un long regard de ses beaux yeux.

« Superbe fille ! » répétait Béletsky.

« Suis-je belle ? » disait le regard de Marianna. Olénine, ne se rendant plus compte de ce qu’il faisait, entoura Marianna de ses bras et allait l’embrasser, quand elle se dégagea vivement, bouscula Béletsky, renversa la table et se jeta vers le poêle. On criait, on riait. Béletsky chuchota un moment avec les filles ; elles s’élancèrent avec lui hors de la chambre, dans le vestibule, et fermèrent la porte à clef.

« Pourquoi as-tu embrassé Béletsky et ne veux-tu pas m’embrasser ? demandait Olénine.

— Je ne le veux pas, voilà tout ! répondit-elle avec un léger tiraillement des sourcils et de la lèvre inférieure. — Il est le diédouchka, » ajouta-t-elle en riant, et, s’approchant de la porte, elle se mit à frapper.

« Pourquoi avez-vous fermé à clef, diablesses que vous êtes ?

— Laisse-les, dit Olénine se rapprochant d’elle ; elles n’ont qu’à rester là, et nous ici ! »

Elle fronça les sourcils et l’éloigna d’un geste sévère ; elle était si majestueusement belle qu’Olénine se ravisa, eut honte de lui-même et se mit aussi à frapper à la porte.

« Béletsky ! quelle sotte plaisanterie ! ouvrez ! »

Marianna se mit à rire de son rire joyeux et franc.

« Aïe, tu as peur de moi ? dit-elle.

— C’est que tu es aussi méchante que ta mère !

— Et toi, tu aurais dû rester plus longtemps avec Jérochka. Cela aurait inspiré de l’amour aux filles. »

Elle souriait en le regardant en face, de très près.

Il ne savait que dire.

« Et si j’allais chez vous ? demanda-t-il inopinément.

— Ce serait bien autre chose ! » dit-elle en secouant la tête.

En ce moment, Béletsky poussa la porte et l’ouvrit ; Marianna se rejeta sur Olénine et le poussa de la hanche.

« Ce que je pensais naguère, et l’amour, et le sacrifice, et Loukachka, tout n’est que niaiserie ; il n’y a que le bonheur qui soit vrai ; qui sait être heureux a raison ! » Ces pensées traversèrent comme un éclair l’esprit d’Olénine ; il saisit la belle Marianna avec une force qu’il ne se connaissait pas et l’embrassa sur la joue et sur la tempe. Elle ne se fâcha pas, mais éclata de rire et courut rejoindre ses compagnes.

Ainsi finit la petite fête. La mère d’Oustinka revint de l’ouvrage, gronda vertement les jeunes filles et les mit dehors.