Hachette (p. 72-76).
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XVII


Quand Lucas revint chez lui, un épais brouillard s’élevait de terre et enveloppait tout le bourg. On entendait de différents côtés le mouvement du bétail ; les coqs chantaient de plus en plus. L’air s’éclaircissait et la population s’éveillait. Ce ne fut qu’en approchant que Lucas reconnut la haie de sa cour tout humide de rosée, le petit perron de sa cabane et la claie ouverte. Sa mère était levée et jetait des bûches dans le poêle. La sœur cadette de Lucas dormait encore sur le lit.

« Eh bien ! Loukachka, dit la mère à demi-voix, t’es-tu assez amusé ? Où as-tu passé la nuit ?

— J’ai été à la stanitsa », répondit le fils de mauvaise grâce, enlevant la housse de la carabine et l’examinant.

La mère hocha la tête.

Après avoir versé de la poudre sur le bassinet, Lucas ôta d’un petit sac plusieurs cartouches vides qu’il remplit, les fermant soigneusement par une balle enveloppée dans un chiffon. Il tira avec ses dents les bouchons des cartouches fermées, et, les ayant examinés avec soin, il les mit dans le sac.

« Mère, dit-il, je t’ai dit de raccommoder les paniers ; l’as-tu fait ?

— Certainement, la muette les a raccommodés hier soir. Est-ce que tu t’en vas déjà au cordon ? Je ne t’ai pas du tout vu.

— Dès que je serai prêt, il faut que je parte, dit Lucas, emballant la poudre. Où donc est la muette ? Est-elle sortie ?

— Elle coupe du bois, probablement. Elle s’afflige de ne pas te voir. « Je ne le verrai plus ! » dit-elle à sa manière. Elle montre son visage, fait claquer ses doigts et presse ses mains contre son cœur pour montrer combien elle t’aime. L’appellerai-je ? Elle a tout compris ce qui concerne l’Abrek.

— Appelle-la », dit Lucas.

La vieille sortit, et au bout de quelques instants les planches du perron crièrent sous les pas de la sourde-muette. Elle était de six ans plus âgée que son frère, et l’on aurait pu dire que sa ressemblance avec lui était frappante, n’eût été l’expression hébétée et grossièrement mobile particulière aux sourds-muets. Elle était vêtue d’une chemise de grosse toile toute rapiécée, ses pieds étaient nus et sales, sa tête était couverte d’un vieux mouchoir bleu. Son cou, ses mains, son visage étaient musculeux comme ceux d’un paysan. Ses vêtements et tout son extérieur témoignaient du gros ouvrage qu’elle faisait habituellement. Elle venait d’apporter une brassée de bois, qu’elle jeta dans le poêle ; puis elle s’approcha de son frère, et un joyeux sourire crispa son visage. Elle toucha Lucas à l’épaule et se mit à lui faire rapidement des signes des yeux, des mains et de tout son corps.

« C’est bon ! c’est bon ! Stepka, répondit Lucas, lui faisant un signe de tête ; tu as tout rapiécé et préparé, bonne fille ! Prends, voilà pour toi. » Il tira de sa poche deux pains d’épice, qu’il lui donna.

La muette devint rouge et mugit de joie. Elle saisit les pains d’épice et se mit à faire des signes encore plus rapides, montrant la main dans la même direction et passant ses gros doigts sur ses sourcils et son visage. Lucas comprit et sourit légèrement en hochant la tête. Elle lui disait qu’il devait donner des friandises aux jeunes filles, et que l’une d’elles, Marianka, était plus belle que les autres et qu’elle aimait Lucas. Elle indiquait Marianna en montrant sa cabane et en passant ses mains sur son sourcil et son visage. « Elle t’aime ! » voulait-elle dire en passant ses mains sur son cœur, en baisant sa main et en faisant semblant d’embrasser quelqu’un. La mère rentra, et, devinant de quoi il s’agissait, elle sourit et branla la tête. La muette lui montra les pains d’épice et mugit de nouveau.

« J’ai parlé, l’autre jour, à Oulita, dit-elle, et elle a paru m’écouter avec complaisance. »

Lucas regarda sa mère en silence.

« Quoi donc, mère ! il me faut un cheval ; il faut vendre le vin.

— Quand le temps sera venu, je mettrai le vin en vente et je dresserai les tonnes, dit la mère, ne voulant pas que le fils se mêlât des affaires du ménage. En t’en allant, prends le petit sac dans le vestibule, on me l’a prêté pour toi, ou bien veux-tu que je le mette dans la sacoche ?

— C’est bon, dit Lucas. Si Guereï-Khan venait, envoie-le-moi au cordon, car on ne me laissera pas revenir de longtemps, et j’ai affaire à lui. »

Il se disposait à partir.

« Je te l’enverrai, Loukachka, je te l’enverrai, dit la vieille. As-tu passé la nuit chez Jamka ? Je me suis levée pour soigner le bétail et j’ai cru t’entendre chanter. »

Lucas ne répondit pas. Il passa dans le vestibule, jeta sa giberne par-dessus l’épaule, retroussa son caftan, prit sa carabine et s’arrêta sur le seuil.

« Adieu, mère, dit-il ; envoie-moi un petit tonneau de vin par Nazarka ; je l’ai promis aux camarades. »

Il sortit et ferma derrière lui la porte cochère.

« Que le Christ veille sur toi, Loukachka ! Que Dieu te garde ! Je t’enverrai du vin de la nouvelle tonne, dit la vieille, s’approchant de la haie ; mais écoute », ajouta-t-elle, se penchant par-dessus la haie.

Le Cosaque s’arrêta.

« Tu t’es amusé ici, et que Dieu en soit loué ! un jeune homme doit s’amuser, et le Seigneur t’a envoyé bonne chance : c’est très bien. Mais là, mon fils, prends garde !… Avant tout, sois respectueux avec tes chefs, il le faut. Quant au vin, je le vendrai, tu auras un cheval et tu épouseras la jeune fille.

— C’est bon ! c’est bon ! » dit le fils en fronçant les sourcils.

La muette jeta un cri pour attirer son attention ; elle lui montrait sa main et sa tête, ce qui signifiait une tête rasée, un Tchétchène. Elle fronça les sourcils, fit mine d’armer un fusil et se mit à secouer la tête : elle voulait que Lucas tuât encore un Abrek.

Lucas comprit, sourit, et, soutenant sa carabine sous la bourka, il s’éloigna d’un pas léger et disparut bientôt dans l’épais brouillard du matin.

La vieille resta quelque temps en silence près de la haie, puis elle rentra dans la cabane et se remit à l’ouvrage.