Hachette (p. 66-72).
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XVI


Jérochka était un ancien Cosaque en retraite. Il y avait vingt ans que sa femme s’était enfuie après avoir passé à la religion orthodoxe, et avait épousé un sergent russe. Il n’avait pas d’enfants. Il disait vrai quand il assurait avoir été le plus beau garçon de la stanitsa. On le connaissait à l’armée pour ses prouesses ; il avait plus d’un meurtre à se reprocher : il avait assassiné et des Tchétchènes et des Russes. Il avait hanté les montagnes, dévalisé des Russes et était allé deux fois en prison. Il passait la plus grande partie de son temps à la chasse dans la forêt, où il se nourrissait de pain et d’eau, des journées entières. En revanche, de retour à la stanitsa, il s’enivrait du matin au soir. Rentré de chez Olénine, il dormit une couple d’heures, se réveilla avant le jour, et, couché sur son lit, il pensait à l’homme dont il venait de faire la connaissance.

La simplicité d’Olénine lui plaisait : il nommait simplicité la quantité de vin que le jeune homme lui avait offert. Olénine, du reste, lui plaisait aussi par lui-même. Il se demandait avec étonnement d’où venait que les Russes étaient tous riches, simples et ignorants, malgré leur éducation. Il tâchait de résoudre ce problème et se demandait ce qu’il pourrait extorquer d’Olénine à son profit.

La cabane de Jérochka était assez spacieuse et encore neuve, mais on y remarquait l’absence de la femme : la chambre était malpropre et en très grand désordre, malgré l’amour des Cosaques pour la propreté. Sur la table étaient jetés un caftan souillé de sang, les débris d’une galette et une corneille plumée destinée à l’épervier. Des chaussures molles en cuir, un fusil, un poignard, un petit sac, des habits encore humides et différentes guenilles traînaient sur les bancs. On voyait dans un coin un baquet d’eau où croupissaient des morceaux de cuir, et à côté une carabine et la kabilka.

Un filet et des faisans traînaient à terre ; une petite poule, attachée par la patte, sautillait autour de la table et picotait le plancher sale. Un tesson ébréché rempli d’un liquide laiteux était dans le poêle non chauffé. L’épervier criait sur le poêle et s’efforçait de s’arracher à la ficelle qui le retenait ; un petit épervier gris sale était perché sur le rebord du poêle et, penchant sa tête de côté, regardait en dessous la petite poule. Jérochka lui-même était étendu sur le dos sur un lit trop court, placé entre le poêle et le mur ; il était en chemise et avait appuyé ses pieds contre le poêle ; il arrachait de ses gros doigts les croûtes que les écorchures de l’épervier, qu’il dressait sans mettre de gants, y avaient laissées. La chambre était imprégnée d’une odeur forte et désagréable que le vieux Cosaque portait partout avec lui.

« Es-tu à la maison, diadia ? dit en tatare sous la fenêtre une voix perçante, que le vieux reconnut tout de suite pour celle de Loukachka.

— J’y suis ! entre, voisin Marka ! cria-t-il ; est-ce Lucas Marka qui est venu voir le diadia ? T’en vas-tu au cordon ? »

L’épervier tressaillit aux cris du patron et battit des ailes, s’efforçant de s’arracher de son attache.

Le vieux Cosaque aimait Lucas, qu’il excluait du mépris dont il enveloppait la jeune génération. Lucas et sa mère, voisins du vieux, lui apportaient souvent du vin, de la caillebotte et autres produits de leur ménage, qui manquaient à Jérochka. Celui-ci, qui toute sa vie n’avait vécu que de l’entraînement du moment, expliquait d’une manière toute pratique la bonté de ses voisins. « Ces gens sont aisés, se disait-il à lui-même ; je leur apporte des faisans, du sanglier, et eux, à leur tour, me donnent des gâteaux et des galettes. »

« Bonjour, Marka ! heureux de te voir, » criait gaiement le vieux, et, descendant vivement ses pieds nus, il fit quelques pas sur le plancher, qui craquait ; il regarda ses pieds ; quelque chose le frappait plaisamment, il se mit à rire, frappa des talons à terre et fit un pas de danse. « Est-ce bien ? » demanda-t-il ; et ses petits yeux étincelaient.

Lucas sourit à peine.

« T’en vas-tu au cordon ?

— Je t’apporte le vin que je t’ai promis.

— Que le Christ te sauve ! » dit le vieux, et, ramassant les diverses parties de ses vêtements épars, il s’habilla, serra son ceinturon en cuir, versa sur ses mains l’eau du tesson, les essuya à son vieux pantalon, peigna sa barbe avec un débris de peigne et se campa devant Lucas.

« Prêt ! » dit-il.

Lucas alla chercher un gobelet, ressuya, y versa du vin et, s’asseyant sur un banc, le présenta au diadia.

« À ta santé ! Au nom du Père, du Fils ! dit le vieux, en acceptant le gobelet avec solennité ; que tu obtiennes ce que tu désires ; que tu sois toujours un brave et qu’on te donne une croix ! »

Lucas fit aussi une prière avant de boire et plaça son verre sur la table. Le vieux alla chercher un poisson séché, qu’il mit sur le seuil de la porte, et le frappa d’un bâton pour le rendre plus mou, puis il le mit sur l’unique assiette en faïence bleue qu’il possédait, et le servit.

« J’ai tout ce qu’il me faut, Dieu soit loué ! dit-il avec orgueil, et le morceau qu’on mange après le vin, aussi. Eh bien ! que fait Mossew ? »

Lucas lui raconta comme quoi l’ouriadnik lui avait pris la carabine ; il demanda l’avis du vieux là-dessus.

« Laisse-lui la carabine, dit le vieux ; si tu ne lui en fais pas cadeau, tu n’aurais pas de récompense.

— Quelle récompense, diadia ? On dit que je n’y ai pas droit, étant encore mineur[1]. C’est un bon fusil de Crimée, qui vaut quatre-vingts monnaies.

— Eh ! n’y pense plus ! Je me suis querellé ainsi un jour avec un centenier pour un cheval qu’il voulait me prendre. « Donne-moi le cheval, disait-il, et tu seras avancé, khorounji » ; j’ai refusé, et voilà !

— Que faire, diadia ? Je dois m’acheter un cheval, et l’on dit que je ne puis l’avoir au delà du fleuve à moins de cinquante roubles. Ma mère n’a pas encore vendu de vin.

— Eh ! eh ! cela ne nous troublait pas, nous autres ! dit le vieux ; à ton âge, Jérochka volait des troupeaux entiers aux Nogaïs et passait le fleuve avec. Il m’est arrivé de vendre un très beau cheval pour un flacon d’eau-de-vie ou une bourka.

— Est-ce que les chevaux étaient à si bon compte ? demanda Lucas.

— Imbécile ! dit le vieux avec mépris ; on ne peut faire autrement : quand on vole, il faut être généreux. Quant à vous, vous ne savez probablement pas comment enlever des chevaux ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?

— Que répondre ? dit Lucas ; les hommes ont changé depuis.

— Imbécile ! les hommes ont changé ! dit le vieux, contrefaisant le jeune Cosaque ; oui, j’étais autre que toi à ton âge.

— Mais quoi donc ? » demanda Lucas.

Le vieux branla la tête d’un air méprisant.

« Diadia Jérochka était sans malice et généreux ; aussi toute la Tchetchnia était de mes amis. Quand l’un d’eux venait chez moi, je l’enivrais, je lui cédais mon lit ; — quand j’allais chez lui, je lui portais un cadeau. C’est ainsi que nous faisions, et pas comme vous. La jeunesse d’à présent prend son plaisir à grignoter des graines et à en cracher la pelure, conclut le vieux, contrefaisant ceux qui mangent et qui crachent.

— Tu as raison, dit Lucas, c’est juste !

— Veux-tu être un brave Cosaque ? Sois donc djighite et non paysan. Ce n’est pas malin d’acheter un cheval comme un vilain, de le payer et de l’emmener. »

Ils se turent tous deux quelques moments.

« Tu ne saurais croire quel ennui c’est au cordon et à la stanitsa ! Ils sont tous si craintifs, à commencer par Nazarka. Nous étions, l’autre jour, dans l’aoul. Guireï-Khan nous engageait à aller enlever des chevaux aux Nogaïs ; eh bien ! personne ne s’y est décidé, et je ne puis pourtant pas y aller seul.

— Et le diadia, est-il mort ? Non, j’existe ! Donne-moi un cheval et j’irai tout de suite chez les Nogaïs.

— Pourquoi parler inconsidérément ? reprit Lucas ; dis-moi plutôt comment faire avec Guireï ? Il m’engage à lui amener les chevaux jusqu’au Térek, et il trouvera bien le moyen de les cacher. Mais comment se fier à ce front d’airain ?

— Tu peux te fier à Guireï : il est d’une bonne race ; son père était un ami sûr. Mais, écoute, je ne t’enseignerai rien de mauvais : fais-lui prêter serment, tu peux alors être tranquille ; pars avec lui, mais aie toujours un pistolet à ta portée. Surtout sois sur tes gardes quand vous ferez le partage des chevaux. Un Tchétchène a manqué me tuer un jour que je lui demandais dix monnaies par cheval. Fie-toi à lui, mais ne quitte pas tes armes, même en dormant. »

Lucas écoutait attentivement.

« Est-ce vrai, dit-il après un moment de silence, que tu aies une herbe magique ?

— Non, ce n’est pas vrai ; mais je te dirai où la trouver, parce que tu es un bon garçon et que tu as soin du vieux diadia. Veux-tu ?

— Je t’en prie.

— Connais tu la tortue ? C’est le diable !

— Comment ne pas la connaître ?

— Trouve son nid, fais un treillage en branches tout autour, afin qu’elle ne puisse passer. Elle reviendra, tournoiera autour, s’en ira chercher l’herbe magique et l’apportera pour casser le treillage. Le lendemain matin, viens de bonne heure et cherche où la haie est cassée ; là tu trouveras l’herbe ; prends-la et garde-la : tout te réussira.

— En as-tu essayé, diadia ?

— Non ; mais les bonnes gens y croient. Je n’ai jamais eu d’autre talisman que le salut au moment de me mettre en selle.

— Qu’est-ce donc que ce salut ?

— Tu ne le sais pas ? Oh ! les gens d’aujourd’hui ! Tu fais bien de me consulter ; écoute et répète après moi. »

(L’exorcisme commence par : « Salut, vous qui habitez Sion… ». Le reste est intraduisible.)

« Eh bien ! l’as-tu retenu ? Répète ! »

Lucas se mit à rire.

« Mais, diadia, est-ce à cause de cela qu’on ne t’a pas tué ? Peut-être n’est-ce que l’effet du hasard ?

— Vous croyez tous être pétris d’esprit ! Apprends ces mots et répète-les, tu ne t’en trouveras pas plus mal. »

Et le vieux se mit à rire.

« Pourtant ne va pas chez les Nogaïs, Lucas !

— Et pourquoi pas ?

— Les temps et les hommes sont changés ; vous n’êtes plus que de la racaille ! Et puis, voyez, que de Russes on nous a envoyés ! Ils vous mettront aussitôt sous jugement. Laisse cela ! ma foi, tu n’en es pas capable ! C’était bien autrement quand j’allais avec Guirtchik… »

Et le vieux commença un de ses interminables récits. Loukachka mit la tête à la fenêtre.

« Il fait jour, dit-il, interrompant le vieux ; il est temps… Viens me voir.

— Que le Christ te garde ! et moi, je vais chez l’officier ; j’ai promis de le mener à la chasse, il me paraît bon diable. »

  1. Les Cosaques appellent mineurs ceux qui n’ont pas encore servi à cheval dans les rangs.