Hachette (p. 9-11).
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III


Arrivé sur le Territoire des Cosaques du Don, il changea son traîneau pour une charrette ; passé Stavropol, l’air devint si tiède qu’Olénine se débarrassa de sa pelisse. On était en plein printemps, printemps inattendu qui ravit le jeune homme. Il ne voyageait plus de nuit, on ne lui permettait pas de quitter la stanitsa le soir, — il y avait du danger. Vania en fut alarmé et tenait son fusil chargé. Olénine se sentait de plus en plus heureux. À un des relais le chef lui parla d’un meurtre affreux commis depuis peu. On apercevait des gens armés sur la route. « Voilà où commence la nouvelle ère ! » se dit Olénine, et il attendait avec impatience les montagnes aux cimes de neige, dont on lui avait tant parlé. Un soir, le yamchtchik lui indiqua du bout de son fouet la chaîne qui s’estompait au-dessus des nuages. Olénine y porta avidement ses regards — mais les montagnes s’effaçaient dans la vapeur des nuées. — Olénine aperçut quelque chose de vague, de gris, de moutonné, rien de beau. Il se dit avec dépit que montagnes et nuages avaient le même aspect, et que leur prétendue beauté n’était qu’une déception, comme la musique de Bach et l’amour, et il cessa d’y rêver.

Le lendemain, la fraîcheur de l’air le réveilla avec l’aube ; il jeta un regard indifférent à droite. La matinée était belle et sereine ; il aperçut tout à coup (il lui parut que c’était à vingt pas) des masses énormes d’une blancheur éclatante se dessiner en légers contours et en lignes capricieuses sur un ciel lointain. Quand il comprit combien ces hauteurs imposantes étaient loin de lui, il sentit leur incomparable beauté, fut saisi d’une terreur secrète et se crut le jouet d’un rêve. Il se secoua pour s’assurer qu’il était bien réveillé. Oui, les montagnes étaient là, bien réellement devant lui.

« Qu’est-ce ?… que vois-je ? s’écria-t-il.

— Mais ce sont les montagnes, répondit d’un ton indifférent le yamchtchik.

— Je les admire depuis longtemps, dit Vania ; est-ce beau ? Personne chez nous n’y croirait. »

La chaîne paraissait fuir à l’horizon devant l’allure rapide de la troïka, et ses cimes neigeuses se coloraient d’une teinte rose sous les premiers rayons du soleil.

Olénine fut d’abord frappé de stupeur, puis ravi ; à mesure qu’il admirait tantôt l’un, tantôt l’autre de ces sommets éblouissants, il voyait toute la chaîne se dérouler du fond des steppes et fuir devant lui. Il se pénétrait peu à peu de sa beauté et finit par la sentir profondément. Depuis ce moment tout ce qu’il vit, tout ce qu’il pensait, se ressentit du cachet majestueux des montagnes. Les souvenirs du passé, ses fautes, son repentir, ses folles illusions, tout s’effaça.

« C’est maintenant que tu commences à vivre ! » lui murmura à l’oreille une voix mystérieuse. Le Térek qui serpentait au loin, les stanitsas, les Cosaques, tout prit un aspect solennel à ses yeux. Il regardait le ciel et rêvait aux montagnes, regardait Vania et ne songeait qu’aux montagnes, toujours aux montagnes. Deux Cosaques parurent à cheval, leur fusil par-dessus l’épaule ; la fumée bleue de deux habitations tcherkesses s’élevait au delà du Térek ; le soleil levant éclairait les roseaux qui bordent le fleuve ; une arba[1] quittait la stanitsa ; des femmes paraissaient sur le bord du chemin, des femmes jeunes et belles ; des alrikes[2] couraient dans les steppes, — Olénine ne les craignait pas — il était jeune, vigoureux, bien armé, et il rêvait aux montagnes, toujours aux montagnes !

  1. Chariot rustique des peuples nomades.
  2. Circassiens hostiles à la Russie.