Hachette (p. 5-9).
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II


« Quels braves cœurs ! que je les aime ! » répétait-il, et ses larmes étaient prêtes à couler. Mais pourquoi ? et qui étaient ceux qu’il aimait ? Il n’aurait pas su le dire. Il regardait machinalement la maison devant laquelle il passait et s’étonnait qu’elle fût si mal construite ; ou bien il se demandait pourquoi Vania et le yamchtchik, qui lui étaient complètement étrangers, étaient pourtant si près de lui et obligés de l’accompagner et de subir les secousses imprimées par les chevaux de volée, qui tiraient brusquement les traits raidis par le froid. Puis il répétait encore : « Qu’ils sont bons ! Que je les aime ! » Une fois même, il dit : « C’est admirable ! » et, se ravisant, il se demanda s’il n’était pas gris. Il avait, à la vérité, pris deux bouteilles de vin, mais le vin seul ne le grisait pas ; il pensait aux paroles affectueuses, si bien senties, qui lui avaient été dites au moment du départ, aux serrements de mains, aux regards, au silence même et au son de voix de celui qui avait dit : « Adieu, Mitia ! » Il se rappelait ses propres aveux, et tout avait pour lui un sens mystérieux et touchant. Au moment de son départ, parents et amis, étrangers peu sympathiques, tous avaient l’air de s’être donné le mot pour lui témoigner un vif intérêt et lui pardonner ses torts, comme à la veille de la communion ou de la mort.

« Il se peut que je ne revienne plus », pensait-il, et il lui parut qu’excepté ses amis il aimait et regrettait encore quelqu’un, et une émotion profonde s’empara de lui.

Ce n’était pourtant pas son affection pour ses camarades qui amollissait son âme au point de lui arracher des paroles incohérentes, ni l’amour pour une femme — il n’avait jamais aimé ; — non, c’était l’amour de lui-même amour chaud, complet, rempli d’attente et de force ; amour de tout ce qu’il croyait beau et bon en lui, et qui le faisait pleurer et murmurer tout bas des paroles sans suite.

Olénine n’avait jamais achevé de cours à aucun collège, il n’avait servi nulle part, il était inscrit au bureau d’un ministère quelconque et comptait au service ; il avait dépensé une grande partie de sa fortune, et à vingt-quatre ans il ne s’était encore décidé pour aucune carrière et ne s’était occupé de rien ; il était ce qu’on appelait alors à Moscou « un jeune homme de la société ». À dix-huit ans, Olénine était déjà aussi libre de ses actions que l’étaient en Russie, il y a vingt ans, les jeunes gens de famille riches, restés orphelins en bas âge. Il n’avait ni frein ni entrave morale, et pouvait penser et agir comme bon lui semblait. N’ayant ni famille, ni patrie, ni foi, il ne croyait à rien et ne se soumettait à aucune autorité. Il n’était pourtant ni philosophe, ni ennuyeux, ni ennuyé, et cédait facilement à toute espèce d’entraînement. Il avait décidé que l’amour n’est qu’un vain mot, et pourtant il tressaillait à la vue d’une jeune et belle femme.

Il prétendait mépriser le rang et la position des hommes haut placés, et pourtant il éprouvait une certaine satisfaction quand le prince Serge l’approchait au milieu d’un bal et lui adressait une parole amicale. Mais il ne cédait à un entraînement qu’autant qu’il ne s’en rendait pas esclave. Dès qu’il pressentait une difficulté, une lutte, la lutte mesquine avec l’existence, il s’empressait d’éloigner l’entrave et de recouvrer sa liberté. C’est ainsi qu’il commença la vie sociale, le service de l’État, les occupations agraires, la musique, à laquelle il s’était un moment voué, et l’amour des femmes qu’il désavouait. Il se demandait comment utiliser les forces de la jeunesse, qui ne se donne qu’une fois : fallait-il les consacrer aux arts, à la science, ou aux femmes ? Non pas les forces de l’intelligence, du cœur, de l’éducation morale, mais ce puissant élan que la jeunesse seule peut donner à l’homme et qui le rend maître de l’univers par la pensée. Il y a des hommes qui ignorent cette force irrésistible : ceux-là, dès l’entrée de la vie, mettent un licou et le gardent jusqu’à la fin de leurs jours, travaillant honnêtement et placidement toute leur existence. Mais Olénine sentait en lui ce Dieu tout-puissant, qui concentre toutes nos facultés en un seul désir, celui de vouloir et d’agir, de se jeter tête baissée dans un abîme, sans trop savoir pourquoi. Il était heureux et fier de cette force inconsciente, de cet élan vers l’inconnu. Il n’avait jusqu’à ce moment aimé que lui-même, il se croyait capable de belles actions et n’avait pas eu le temps de se désillusionner. Tout en s’avouant ses fautes, il se persuadait qu’elles n’étaient que l’effet du hasard, qu’il n’avait pas voulu mal agir, et qu’il allait commencer une nouvelle existence, où il n’y aurait ni faute ni repentir et où il trouverait à coup sûr le bonheur.

Quand on part pour un lointain voyage, on garde, les premières heures, le souvenir vivant des lieux qu’on a quittés ; puis on se réveille avec de nouvelles impressions, on ne songe plus qu’au but du voyage et l’on commence à bâtir de nouveaux châteaux en Espagne. C’est ce qui arriva à Olénine : après avoir quitté la ville, il jeta les yeux sur les plaines de neige, se réjouit d’être seul au milieu des champs, s’enveloppa dans sa pelisse et se mit à sommeiller. Les adieux à ses amis l’avaient énervé ; il songea aux dernières heures passées à Moscou, et les images du passé se dressèrent en foule devant lui, ramenant mille souvenirs confus auxquels il aurait voulu échapper.

Il faisait jour quand Olénine arriva au troisième relais ; il aida Vania à transporter le portemanteau et les malles dans un autre traîneau de poste, et s’y plaça au milieu de ses effets, content de savoir où chaque chose se trouvait, son argent, son passeport et la quittance de la chaussée ; ce sentiment de satisfaction et le long trajet en perspective lui mirent le cœur à l’aise, et son voyage lui apparut comme une véritable partie de plaisir.

Il passa une partie de la journée à calculer la distance qui lui restait à parcourir jusqu’au prochain relais, jusqu’à la ville prochaine, jusqu’au dîner, au thé du soir, jusqu’à Stavropol, et le chemin qu’il avait déjà fait. Il n’oubliait pas non plus ses dettes et calculait combien il en pouvait acquitter, combien d’argent il lui resterait en sus, et quelle part de ses revenus il pouvait dépenser par mois. Après avoir pris son thé, le soir, il se dit qu’il lui restait jusqu’à Stavropol les sept onzièmes de la route à faire, qu’il devait économiser strictement pendant sept mois pour payer toutes ses dettes, et qu’elles lui prendraient la huitième partie de sa fortune. Après cela, il se calma, s’enfonça dans son traîneau et commença à sommeiller.

La voix de Vania et un moment d’arrêt interrompirent son sommeil ; à demi endormi il changea de traîneau et continua sa course.

Le lendemain c’était de nouveau les relais, le thé, la croupe des chevaux trottant rapidement, de courtes conversations avec Vania, les mêmes rêves indécis et le profond sommeil de la jeunesse pendant la nuit.