Humblot (2p. 158-216).

QUINZIEME
CONVERSATION.


Emilie.
(parlant à ſa poupée, dont elle fait la toilete, tandis que ſa mere travaille à ſon métier).

A ne vous rien cacher, Madame, je ſuis outrée de vous voir en cet état d’humiliation. Vous avez un air éfroyable avec ce bonet, & le déſeſpoir me prend toutes les fois que je vous vois ſi épouvantablement miſe. Mais laiſſez faire, Madame. J’aurai peut-être douze ou quinze ans un jour : alors j’aurai peut-être auſſi une fois un écu de ſix francs à ma diſpoſition, & nous irons faire connaiſſance avec Mademoiſelle Bertin ; nous aurons des poufs, des bonets, des chapeaux, des plumes, des perles, des cordelieres, des mirzas aux oreilles, des cordons de montres, des ceintures ; & l’on parlera avec extaſe de notre goût & de notre élégance. Il eſt bien cruel que nous ſoyons trop pauvres à préſent, pour rien acheter de ce qui nous eſt néceſſaire.

La Mere.

Si tout cela eſt néceſſaire, je ſuis donc pour le moins autant à plaindre que Madame : car je n’ai rien de tout cela.

Emilie.

Hélas, oui, Maman ! Je ne ſais que trop, combien vous êtes à plaindre. Votre ſanté déplorable vous empêche de jouir de rien de tout cela. Mais ſi vous étiez dans le monde, convenez pourtant que vous ne pouriez pas vous en paſſer.

La Mere.

Je vous avoue, ma chere amie, que je n’avais pas encore regrété la ſanté à cauſe de ces privations ; mais vous m’y faites penſer. Il eſt cruel, comme vous dites fort bien, de n’avoir pas aſſez de ſanté ou aſſez de richeſſes, pour ſe ruiner en poufs ou en plumes…

Emilie.

Vous riez, Maman. Eſt-ce pour vous moquer de moi ?

La Mere.

L’état de ma ſanté ne me laiſſe même aucune eſpérance à cet égard : au lieu que Madame ſera au comble de ſes vœux, dès que vous ſerez parvenue à avoir un capital de ſix francs en réſerve.

Emilie.

J’ai peut-être acheté un peu plus de choſes avec ce capital, qu’il n’en peut payer ? Qu’en penſez-vous, Maman ?

La Mere.

Il faudra conſulter Mademoiſelle Bertin ; elle s’entend mieux en ces choſes que moi. Ce que je conçois, c’eſt qu’il n’eſt guere poſſible de faire un uſage plus reſpectable de ſes richeſſes, que de les dépenſer en plumes, en chifons, en colifichets.

Emilie.

Tenez, Maman, vous avez aujourd’hui votre air malin ; vous vous moquez de moi, je vois cela. Mais au fond je ne compte dépenſer que ce que vous avez la bonté de me donner pour mes menus plaiſirs, c’eſt-à-dire, quand je ſerai plus grande, & que vous pourez m’en donner un peu davantage, pour que Madame ſoit mieux miſe.

La Mere.

Afin que tout le monde ſoit en extaſe de ſon élégance, & du goût de ſa dame de compagnie.

Emilie.

Mais oui, en extaſe. Comme vous apuiez ſur ce mot ! Ne vous ai-je pas oui dire l’autre jour, quand Madame de Montbrillant fut ſortie : Que cette femme eſt bien miſe ! Quel goût dans tous ſes ajuſtemens ; ſouvent dans le plus petit chifon ! Quelle élégance ſans recherche ! Cela tient à un rien ; mais c’eſt ce rien qu’il faut trouver. Il eſt vrai que tout lui ſied à ravir… Je ne ſais plus à qui vous avez dit tout cela ; mais vous l’avez dit. N’appellez-vous pas cela, Maman, être en extaſe ?

La Mere.

Je vois que vous êtes un prodige de mémoire ; mais êtes-vous bien ſûre que ce ſoit moi qui ai dit tout cela ? Comme vous êtes grande obſervatrice de votre naturel, vous devez avoir remarqué que les exclamations ne ſont pas mon fort. Je me trouve auſſi bien élégante, de m’être tant récriée ſur l’élégance d’un ajuſtement.

Emilie.

Si vous ne l’avez pas dit, Maman, c’eſt qu’on vous l’a dit peut-être. Mais on l’a dit, je l’ai entendu de mes oreilles ; & n’eſt-ce pas de l’extaſe, Maman ?

La Mere.

Allons, je vois bien qu’il faudra que je prene cela ſur mon compte. L’extaſe, en ce ſens, eſt le dernier degré d’admiration ou d’enchantement, au delà duquel il n’eſt pas poſſible de rien imaginer. On dit qu’une perſone eſt en extaſe, lorſqu’elle eſt tellement abſorbée par un objet, que tous les autres, quoiqu’également préſens, ne font plus aucune impreſſion ſur elle. Ainſi on a ſouvent vu la douleur phyſique manquer ſon effet ſur des perſones en extaſe.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

On les a vues ſe bleſſer, ſe brûler, ſans le ſavoir.

Emilie.

Eſt-il poſſible, Maman ?

La Mere.

M’avez-vous réellement trouvée dans un état ſi extrême & ſi alarmant, à l’occaſion de la parure de Madame de Montbrillant ?

Emilie.

Non pas préciſément.

La Mere.

Mais du moins c’eſt votre projet d’y mettre tout le monde par la parure de votre poupée, ou pour parler un langage plus convenable, par la grande élégance de Madame.

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt une façon de parler ; on dit comme cela. Il ne faut pas éplucher les termes de ſi près.

La Mere.

Vous me raſſurez. Je ne vous cache pas que votre diſcours à Madame m’a alarmée. Je vous ai vu outrée, au déſeſpoir ; j’ai vu Madame, de ſon côté, éfroyable, épouvantable, & tout cela pour un bonet ! Vous ſentez ſans doute toute la force de ces termes ?

Emilie.

Mais oui, Maman, à-peu-près ; je le crois du moins.

La Mere.

Ainſi vous ſavez que par les mots, 'éfroyable ou épouvantable, on caractériſe ce qui inſpire de l’éfroi & de l’épouvante, c’eſt-à-dire, le dernier degré de terreur, ou tout ce qu’il y a de plus terrible au monde. Vous qui étudiez la mythologie en cachete, vous connaiſſez peut-être les Euménides.

Emilie.

Vraiment oui, Maman. Ce ſont trois divinités infernales, dont la fonction est de tourmenter les méchans, & d’exercer la vengeance des dieux ſur les grands criminels.

La Mere.

Elles étaient aſſez redoutables pour inſpirer de l’éfroi.

Emilie.

Ah oui : par exemple, quand elles tourmentaient le pauvre Oreſte.

La Mere.

Et vous ſavez comment elles étaient coëfées ?

Emilie.

Elles étaient armées de torches ardentes, & portaient des couleuvres ſur la tête.

La Mere.

Reſte à ſavoir ſi votre poupée a l’air d’une quatrieme Euménide, parce que ſon bonet ne vient pas de chez Mademoiſelle Bertin.

Emilie.

Je vois bien, Maman, que votre projet eſt de me rendre ridicule.

La Mere.

Mais en votre qualité d’outrée, vous pouriez bien l’être un peu. Car ſe dire outré, c’eſt-à-dire, pouſſé, guindé au plus haut degré de dépit, deſorte qu’un demi-tour de plus, & la machine outrée eſt en pieces ; & pourquoi ? pour un bonet, pour un chifon qui n’eſt pas à ſa fantaiſie ! je ne vous cache pas qu’il y a de mauvais plaiſans dans le monde, & que cet état violent pourait bien vous expoſer à leurs traits ; mais je me flate que votre déſeſpoir les retiendra. Il paſſe la raillerie. Le déſeſpoir eſt la privation de toute eſpérance. Or tous les moraliſtes ſont d’acord que ſans l’eſpérance, cette fille du ciel, l’homme ne pourait conſerver un ſeul inſtant le déſir de ſa miſérable exiſtence. Ainſi, lorſque vous dites que vous êtes au déſeſpoir , il eſt clair que je dois trembler pour vos jours.

Emilie.

C’eſt-à-dire, Maman, que j’ai parlé comme une folle ?

La Mere.

Mais demandez-le plutôt à Madame.

Emilie.

Madame me fait un ſigne qui ne m’eſt pas favorable.

La Mere.

C’eſt que Madame eſt un bon eſprit.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt qu’un bon esprit ?

La Mere.

Mais il me ſemble qu’un bon eſprit établit d’abord un raport exact entre les objets extérieurs & les idées qu’il s’en forme, & puis un autre raport exact entre ſes idées & les mots dont il ſe ſert pour les exprimer.

Emilie.

Et cela fait plaiſir ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Si vous employez de grands mots pour parler de petites choſes ; ſi vous vous ſervez d’expreſſions fortes pour peindre des ſentimens faibles ou ordinaires, vous briſez ce double raport. Alors plus d’acord, plus de juſteſſe dans vos diſcours, & vous aurez bientôt la réputation d’un eſprit faux, ſuperficiel ou frivole, qui parle comme un ſerin ſifle, ſans atacher ni ſens ni ſentiment à ce qu’il dit.

Emilie.

Savez-vous, Maman, que ce que vous dites-là, mérite attention ?

La Mere.

Ainſi, à votre place, Madame qui eſt un bon esprit, aurait dit tout ſimplement : Je ſuis bien fâchée de vous voir en cet état. Votre toilete me paraît aſſez délabrée, & vos ajuſtemens reſſemblent un peu aux almanacs de l’année paſſée. Mais ſi j’ai jamais quelque argent de mes petites épargnes à employer à des inutilités, on verra que nous avons du goût, & que nous ſavons nous donner un air noble & décent. En attendant il eſt bien fâcheux que nous n’ayons pas de quoi ſatisfaire cette fantaiſie.

Emilie.

Je conviens que ce diſcours aurait été plus ſimple ; mais vous aurait-il paru bien ſaillant ?

La Mere.

Aſſez. Vous ne m’avez pas acoutumée à des choſes bien ſaillantes dans vos entretiens avec votre poupée.

Emilie.

Eh bien, entre nous ſoit dit, j’ai voulu me mettre à la mode, parler comme une dame du grand monde & de bonne compagnie ; je croyais avoir fait des merveilles.

La Mere.

Entre nous ſoit dit, je me doutais bien un peu, qu’Emilie faiſait le petit ſinge, en accumulant, en une minute, plus de grands mots que nous n’avons occaſion d’en employer pendant toute une année.

Emilie.

Vous dites, Maman, que les enfans ſont naturellement ſinges. Ainſi il n’y a point de reproche à me faire.

La Mere.

A la bonne heure. Mais il y a ſinge & ſinge.

Emilie.

Ceux que je connais, Maman, ſont tous de la même couleur.

La Mere.

Paſſe pour la couleur ; mais quant à l’eſprit, tel ſinge l’a juſte, tel autre l’a faux.

Emilie.

Cela s’étend juſqu’aux ſinges ? Et que fait le ſinge qui a l’eſprit juſte ?

La Mere.

Il n’imite que ce qui eſt bon, raiſonable, ſenſé à imiter : au lieu que l’autre imite, ſans examen, à tort & à travers, toutes les ſotiſes, toutes les extravagances, toutes les folies, qu’il remarque, & qui peuvent quelquefois avoir un air ſéduiſant & à la mode.

Emilie.

Je crois que les enfans font bien de reſſembler au ſinge à l’eſprit juſte.

La Mere.

J’ai connu des enfans qui ne manquaient point de juſteſſe, qui voyaient aſſez bien ce qui était ou meſſéant, ou déplacé, ou tout-à-fait mal, qui le blâmaient en conſéquence fort à propos ; & qui le lendemain ou deux jours après, par une inconſéquence difficile à expliquer, imitaient préciſément ce que je les avais vus déſapprouver avec raiſon.

Emilie.

Eſt-ce que je les connais auſſi, ces enfans ?

La Mere.

Je vous le demande.

Emilie.

Si je les rencontre, je leur dirai qu’il ne faut pas être ſi haneton

La Mere.

S’ils ont du jugement, ils vous remercieront de votre bon conſeil.

Emilie.

Je crois, Maman, que de vouloir être à la mode fait bien du tort aux enfans.

La Mere.

Je crois, comme vous, que cela les égare en plus d’une occaſion. Mais les enfans qui ont un bon eſprit, ſavent réſiſter à cette fantaiſie dangereuſe.

Emilie.

C’eſt qu’ils en voient le danger ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Non-ſeulement le danger, mais la platitude & la meſquinerie.

Emilie.

Et vous n’aimez pas la meſquinerie ; je ſais cela.

La Mere.

J’avoue que c’eſt mon averſion.

Emilie.

Convenez cependant, Maman, que ces mots que vous blâmez ſont bien à la mode.

La Mere.

Je conviens que je les entends plus ſouvent que je ne voudrais ; mais je ne les en aime pas davantage.

Emilie.

J’en ſuis fâchée, Maman. Cela s’appelle le bon ton. Demandez plutôt aux dames qui vont en viſite.

La Mere.

Le bon ton ne peut être que l’attribut d’un eſprit délicat & juſte.

Emilie.

Qu’appellez-vous attribut ?

La Mere.

Ou, ſi vous aimez mieux, la propriété.

Emilie.

C’eſt-à-dire, ce qui lui eſt propre, Ou ce qui lui apartient ?

La Mere.

Ou bien, une des marques aux quelles on le reconnaît. Ainſi le bon ton ne peut pas conſiſter dans une exagération déplacée.

Emilie.

Ah, vous appellez cela exagérer ?

La Mere.

C’eſt le bon ſens qui l’appelle ainſi. Et l’exagération produit préciſément le contraire de ce qu’elle ſe propoſe.

Emilie.

Comment le contraire ?

La Mere.

Parce que ſon projet eſt de fortifier par le poids des paroles ce qu’elle dit ; & ſon effet eſt de l’afaiblir.

Emilie.

C’eſt-à-dire, que c’eſt de la dépenſe perdue.

La Mere.

Si elle produit le contraire de ce qu’on en attend, elle n’eſt pas ſeulement perdue, elle eſt nuiſible. Vous ne parlez que pour perſuader aux autres que ce que vous dites eſt votre ſentiment. Le caractere le plus néceſſaire à tout diſcours quelconque, c’eſt la vérité. Or les termes exagérés lui òtent ce caractere eſſentiel, & font ſoupçoner, ou que vous ne penſez pas ce que vous dites, ou que vous le penſez de travers, puiſqu’il n’y a point de raport exact entre vos idées & vos expreſſions.

Emilie.

Mais, Maman, ſi vous jugez avec cette ſévérité, je vous aſſure que vous paſſerez votre vie à condamner tout ce qu’on dit.

La Mere.

Ce n’eſt pas moi, c’eſt le bon goût qui condamne.

Emilie.

Ah, ce n’eſt qu’une afaire de goût !

La Mere.

Une afaire de goût, en ce ſens, eſt pour moi une grande afaire.

Emilie.

Mais du moins on ne ment point, quand on exagere un peu ?

La Mere.

Non, on ne fait pas une baſſeſſe, on ne fait qu’une ſotiſe ; & l’on donne mince opinion de ſon tact, de ſon jugement & même de ſon caractere. Le commerce ordinaire de la ſociété demande, à la vérité, de la liberté ſans apprêt. Il ſerait ridicule d’en exiger des diſcours compaſſés & nivelés, & de regarder comme un crime, une expreſſion diſproportionée, que la chaleur de la converſation amene ; mais la répétition fréquente de termes outrés prouve une habitude vicieuſe, & c’eſt un défaut qui peut rendre mépriſable. Les propos d’un hâbleur, qui s’eſt acoutumé à l’exagération, ne paſſent plus que pour des ſons vuides de ſens, ordinairement fort importuns, & auxquels les perſones ſenſées ne font aucune attention,

Emilie.

Ainſi, ma chere Maman, bon ſoir à tous les grands mots ; vous les chaſſez ſans pitié de la converſation. Cela donnera un air bien pauvre dans le grand monde.

La Mere.

Il me ſemble qu’on a toujours l’air aſſez riche, quand on fait la dépenſe qu’il faut pour la circonſtance. Dans votre grand monde, c’eſt-à-dire, dans la vie journaliere & dans la ſociété paiſible, il ſe préſente rarement une occaſion de placer de grands mots à propos. — Vous ſouvient-il par hazard d’une de nos promenades de cet été ?

Emilie.

Laquelle, Maman ?

La Mere.

Au village de Saint-Gratien.

Emilie.

Ah, je m’en ſouviens... Au château de M. de Catinat… Nous revinmes chez nous à pied.

La Mere.

Ce n’eſt pas préciſément ce qu’il y avait de remarquable.

Emilie.

Vous me contâtes la vie privée de M. de Catinat , qui demeurait dans ce château. Ah, Maman, je m’en ſouviens ; c’était bien intéreſſant.

La Mere.

J’avoue que ni votre poupée , ni vos grandes phraſes ne me rappellaient en ce moment un héros, célebre ſur-tout par ſa ſimplicité philoſophique. Mais je penſais à nos rencontres en ſortant de Saint-Gratien.

Emilie.

Ah, je ſais, je ſais. Il faiſait une belle ſoirée. Vous me dites : Emilie, ſortons du village par cette ruele. Nous trouverons enſuite un petit ſentier qui doit nous conduire dans notre chemin par une route ſolitaire, mais vraiſemblablement fort agréable. Je répondis à cela : Allons, Maman. Et puis, nous trouvâmes à l’extrémité du village une chaumiere un peu écartée. Il y avait ſous la porte une jeune femme. Vous me dites : Emilie, voyez comme cette femme eſt grande & bien faite ! Elle avait cependant les pieds nuds & l’air bien pauvre.

La Mere.

Vous pouvez ajouter : Et l’air bien noble.

Emilie.

C’eſt vrai, Maman. Je la vois encore. Elle était là debout, les bras croiſés, appuyée contre ſa porte. Elle avait l’air bien triſte auſſi.

La Mere.

Et vous pouvez ajouter encore, que cette triſteſſe ne lui ôtait pas ſon air noble.

Emilie.

C’eſt encore vrai, Maman ; je ne ſongeais pas à lui faire l’aumône.

La Mere.

Ni moi non plus.

Emilie.

Et vous diſiez que c’était une figure comme l’archange Raphaël.

La Mere.

Je dis peut-être que c’était une figure à la Raphaël ; & ce Raphaël qui n’a de commun avec l’archange que le nom que ſon pere lui fit donner au baptême, était un peintre qui vivait à Rome, il y a plus de deux cens ans. Il avait reçu de la nature un ſi grand génie pour la peinture & des talens ſi ſublimes, que ſes tableaux font, depuis qu’ils exiſtent, l’admiration de tous ceux qui ont la ſenſibilité & les connaiſſances néceſſaires pour apprécier ſes chefs-d’œuvre. Celui-là, on peut l’appeller le divin Raphaël, ſans être taxé d’exagération. Comme il ſavait donner à ſes figures une nobleſſe & une grace inimitables, on a appellé des figures grandes, nobles & ſveltes, des figures à la Raphaël ; & la femme de Saint-Gratien m’a rappellé une de ces figures, malgré ſes haillons.

Emilie.

Et moi, j’ai fait un barbouillage de tout cela, & j’ai confondu votre divin Raphaël avec mon archange, le Mentor du jeune Tobie ; vous ſavez bien, Maman ?

La Mere.

Vous avez uſé de votre privilege de haneton, & vous en uſez encore en ce moment, en faiſant d’un archange de l’ancien teſtament une Minerve, c’eſt-à-dire, une divinité du paganiſme, dont notre divin Fénélon, car il mérite auſſi ce ſurnom, a fait le Mentor de Télémaque, fils d’Ulyſſe : mais à votre âge il n’y a pas grand mal à tout cela. — Pour la belle femme, elle n’était pas ſeule, s’il m’en souvient bien ?

Emilie.

Vraiment non. Il y avait devant la porte trois petits enfans en chemiſe qui jouaient. Et vous diſiez : Madame, ce ſont-là vos enfans ? Et elle vous répondit, avec un air ſérieux : Oui, Madame ; & ils n’ont plus de pere. Et vous diſiez : Vous avez donc perdu votre mari ? Et elle répondit : Il y a trois mois ; avant la fenaiſon. Et elle dit cela avec un air qui me fit bien du mal.

La Mere.

Et à moi auſſi. Cependant elle ne pleurait pas.

Emilie.

Mais elle me donnait envie de pleurer.

La Mere.

Et à moi auſſi.

Emilie.

Et vous diſiez : Madame, c’eſt demain la foire dans votre village. Je crois qu’il faut que vous achetiez de la toile pour vos enfans.

La Mere.

Eh bien, que penſez-vous de cette converſation ?

Emilie.

Je penſe, Maman, que vous avez été bien charitable, & que c’était fort bien fait.

La Mere.

Je ne vous parle pas de moi ; je vous parle de la belle femme aux bras croiſés.

Emilie.

Je vous aſſure qu’elle m’a bien touchée.

La Mere.

Elle a donc bien dit ?

Emilie.

Sans doute.

La Mere.

Pardonez-moi. Elle devait dire : Madame, j’ai eu le malheur de perdre mon mari. Sa mort nous a plongés dans la plus affreuſe miſere. Jugez de mon déſeſpoir. Non, jamais je ne vous donnerai une idée de la ſituation déplorable, éfroyable, épouvantable, dans laquelle il a laiſſé ſa veuve avec trois orphelins.

Emilie.

Aurait-elle bien dit, Maman ?

La Mere.

Je m’en raporte à votre goût.

Emilie.

Mais, Maman, je crois que tous ces mots en able convienent mieux quand on parle en visite ou à ſa poupée. Ils n’étaient pas peut-être néceſſaires à la belle femme aux pieds nuds.

La Mere.

Elle les aurait du moins employés dans leur ſens originaire, dans leur ſignification véritable, pour peindre une ſituation extrêmement malheureuſe.

Emilie.

Ah, oui : il ne s’agiſſait pas de chifons...

La Mere.

Il s’agiſſait peut-être bien de chifons, mais c’était pour couvrir la nudité de ſes enfans..

Emilie.

Ah, les pauvres petits ! Pourquoi donc ne m’ont-ils pas fait pitié ce jour-là ?

La Mere.

C’eſt que, pour me ſervir de votre comparaiſon, les hanetons réfléchiſſsent le plus tard qu’ils peuvent.

Emilie.

La mere nous les fit pourtant bien remarquer.

La Mere.

Vous penſez donc que cette mere a mieux parlé que nous ne la faiſons parler ?

Emilie.

Sûrement, Maman ; & vous le penſez auſſi.

La Mere.

En ce cas, la ſimplicité a plus de force que tous les grands mots enfilés les uns au bout des autres.

Emilie.

Il faut bien que cela ſoit.

La Mere.

Il y a plus : ſi elle avait employé tous ces grands mots en able, pour m’atendrir ſur ſa ſituation ; au lieu de me toucher, elle aurait nui à l’intérêt extrême que ſa réſerve m’avait inſpiré, & l’aurait vraiſemblablement changé en une diſposition défavorable.

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce qu’on a observé que plus la douleur eſt vraie, plus le ſentiment eſt profond, moins ils ſont prodigues de paroles. Ces termes exagérés, qu’on entend ſi fréquemment dans la converſation oiſive, pour l’ordinaire auſſi dénuée d’intérêt que d’idées ; dans le commerce indifférent de la vie, où l’on ne parle ſouvent que pour parler ; dans ces cercles enfin, où l’on ne s’aſſemble que pour paſſer le temps, on ne les a jamais remarqués dans la bouche d’une persone véritablement affectée.

Emilie.

Apparemment que la choſe parle alors aſſez d’elle-même

La Mere.

Pour ſe paſſer du secours des grands mots.

Emilie.

Convenez, Maman, que nous fimes une rencontre bien différente, après avoir quité la belle femme à la Raphaël.

La Mere.

Vous vous en ſouvenez donc ?

Emilie.

Certainement, Maman. C’était Madame de Beltort que nous trouvâmes ſur le grand chemin toute éfarée.

La Mere.

Et vous ſouvient-il de ſon diſcours ?

Emilie.

Pas beaucoup, Maman. Il ne m’en eſt rien reſté... Il faut que j’aie été diſtraite. Dit-elle quelque choſe de bien remarquable ?

La Mere.

Elle m’aſſura d’abord qu’elle venait de courir riſque de la vie ; que la frayeur l’avait fait deſcendre de caroſſe ; que ſon cocher allait la verſer dans le foſſé, dont ſon caroſſe me paraiſſait fort loin. Elle me gronda enſuite : Comment, Madame, vous êtes à pied par le temps qu’il fait ? Il a fait un chaud à périr, & vous qui n’avez pas plus de force qu’un ſerin, vous oſez vous expoſer ainſi, vous & votre enfant ? J’admire votre courage, mais je ne l’imiterai pas. Ces grandes chaleurs me tuent : si je m’en laiſſe aſſommer, c’eſt, je vous aſſure, bien malgré moi ; mais la peur s’expoſe à tout.

Emilie.

Avait-il donc fait ſi chaud que cela ?

La Mere.

Il avait fait chaud, mais la ſoirée était devenue très-agréable ; & je ne me comptais pas encore au nombre des héroïnes de notre ſiecle, pour avoir marché doucement pendant une demi-heure à côté d’Emilie. Je ne me ſentais pas non plus aſſommée par la chaleur, au point de ne pas réfléchir ſur le contraſte des deux diſcours que je venais d’entendre.

Emilie.

Je parie que vous donnâtes la préférence à celui de la belle femme

La Mere.

Ses deux mots m’avaient laiſſé une impreſſion de peine profonde.

Emilie.

C’eſt vrai, Maman ; vous en parlâtes toute la ſoirée.

La Mere.

Tandis que la dame qui m’avait menacée de la voir périr, aſſommée par la ſimple température de la ſaiſon, ne m’avait pas laiſſé la plus petite inquiétude ſur ſon état, ni la plus légere envie de trembler pour ſa vie.

Emilie.

Elle n’avait pas peut-être plus de peur que vous ?

La Mere.

Cette conviction me conſerva ma tranquillité ; maîs-je me diſais, en cheminant avec mon enfant vers notre village :

village : Comme on a bientôt trouvé le mot vrai, quand on parle d’après ſa penſée ou d’après ſon ſentiment , & combien ne faut-il pas faire de frais en paroles inutiles, lorſqu’on veut parler, quand on n’a rien à dire !

Emilie.

Vous diſìez apparemment cela à votre bonet ; il fallait le dire à votre enfant.

La Mere.

Vous avez raiſon.

Emilie.

Si bien que vous ne voulez pas de mots inutiles ? Eh bien, Maman, je vous y prends, & je vous en montrerai un dans le diſcours de la belle femme, que vous aimez tant.

La Mere.

Voyons. Je ne me le rappelle pas, & je crois que vous aurez un peu de peine à le trouver.

Emilie.

Pardonez-moi, Maman. Qu’eſt-ce que la fenaiſon a à faire avec ſon malheur ? Que ſon mari ſoit mort avant ou après la fenaiſon, elle eſt toujours également à plaindre. Ainſi c’est une circonſtance bien inutile.

La Mere.

Dont je fus d’autant plus touchée que par ce ſeul mot inutile, elle m’avait fait enviſager toute l’étendue de sa miſere.

Emilie.

Quoi ? Parce qu’elle durait déja depuis trois mois ?

La Mere.

Non-ſeulement parce qu’elle durait depuis trois mois : la belle femme l’avait dit , & ne l’aurait pas répété ; mais parce que ſa miſere avait commencé à l’époque la plus fâcheuſe poſſible.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Je ſuis étonée qu’Emilie qui a une ſi grande habitude de la vie de la campagne, n’ait pas été frapée par cette circonſtance. Vous devriez avoir obſervé depuis long-temps, que pour cette claſſe d’hommes ſi utile & ſi reſpectable, à qui nous devons notre ſubſistance & toutes les productions de la terre, la ſaiſon du travail dure depuis le premier jusqu’au dernier jour de l’année, & la récompenſe du travail n’a lieu que pendant trois ou quatre mois de l’été ; c’eſt la ſaiſon des moiſſons & des récoltes de toute eſpece. Le pere de ces orphelins était jeune ſans doute & dans la force de l’âge, puisqu’il laiſſe une femme ſi jeune & trois enfans en bas âge. S’il était mort après toutes les récoltes de l’année, ſa malheureuse famille aurait eu du moins quelque subſistance pendant cet hiver ; mais il eſt mort ſans recueillir les fruits de ſes travaux de l’hiver & du printemps paſſés. S’il a eu un petit pré, qui l’aura fauché ? S’il a eu un petit champ de bled, qui l’aura coupé ou ſerré ? S’il a eu un demi-arpent de vigne, qui en aura eu ſoin ou fait la vendange ? Demandez à votre ami, le pere Noël, combien tout cela exige de travail & de peines. Croyez-vous que la belle femme, chargée de la garde de trois enfans, a pu encore faire ſes récoltes elle-même ? Cela me paraît impoſſible. Si elle ne l’a pas pu, comment a-t-elle donc fait, pour payer les faucheurs & moiſſoneurs dont elle avait beſoin ? Qui ſera allé pour elle cet automne dans le bois ramaſſer quelques brouſſailles, pour empêcher ſes enfans de mourir de froid dans leur chaumiere ? Vous voyez, ma chere amie, que d’un ſeul mot, qui vous a paru ſi inutile, elle m’a montré bien des malheurs ſans remede.

Emilie.

Ah, ma chere Maman, combien d’embaras dans la vie des pauvres gens ! Cela donne envie de pleurer. Et moi, je n’avais rien vu de tout cela dans la fenaiſon. Voilà ce que c’eſt que d’avoir une tête ſans cervelle. Heureuſement il n’a pas fait pour vous un chaud à périr ; la providence vous a conduite à la porte de la belle femme aux haillons, & je ſuis bien ſûre que vous ſavez que ſes pauvres enfans auront froid cet hiver.

La Mere.

Hélas, mon enfant, il faudrait avoir autant de moyens que de déſir de ſecourir les malheureux. C’eſt en cela ſeul que conſiſtent les avantages de l’opulence.

Emilie.

Maman, je donnerais tout ce que j’ai, pour avoir à ma diſposition le capital deſtiné à Mademoiſelle Bertin.

La Mere.

Je vous entends. Cet emploi me paraît infiniment plus noble & plus ſatisfaiſant que le projet de dépenſer ses capitaux en modes.

Emilie.

Ce projet eſt changé, Maman. Je crois que Madame ſe paſſera de poufs pendant quelque temps encore.

La Mere.

Et que la belle femme aux pieds nuds profitera des épargnes de ſa toilete ?

Emilie.

Vous l’avez deviné, Maman.

La Mere.

Et vous direz à la belle femme : Madame, je vous ai une véritable obligation ; vous m’avez guérie de la manie d’employer de grands mots, pour gâter mes diſcours.

Emilie.

Je lui dirai : Vous & ma bonne amie : parce que je n’aurais jamais ſenti, ſans elle, combien tout ce que vous lui avez dit, était beau.

La Mere.

Je vous remercie de m’aſſocier à la belle femme dans le ſervice qu’elle vous a rendu. Au reſte, ſi vous liſiez avec réflexion, l’auteur du Conte de Fées vous aurait également guérie de cette maladie.

Emilie.

Comment ? Eſt-ce qu’il a auſſi (de) grands mots en averſion ? Je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Vous pouriez vous rappeller pourtant, qu’il ne ceſſe de reprocher aux habitans de l’île heureuſe leur goût pour l’exagération.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai , je m’en ſouviens

La Mere.

Et qu’il prétend que ce goût eſt l’oppoſé de la ſenſibilité , & la marque infaillible de la plus parfaite indifférence.

Emilie.

Il leur reproche pourtant à tout moment leur ſenſibilité.

La Mere.

Il ne leur reproche pas la ſenſibilité ; mais il leur reproche d’affecter, de jouer la ſenſibilité, au milieu de la diſſipation continuelle dans laquelle ils vivent, & des amuſemens les plus frivoles dont ils font leur occupation. capitale.

Emilie.

Oui ; cela ne vaut rien , de s’amuſer toujours.

La Mere.

Cela ne vaut rien ſur-tout, pour conſerver à l’ame de la ſenſibilité. La diſſipation eſt ſon tombeau, comme l’exagération eſt le tombeau du bon goût.

Emilie.

Vous mêlez encore le goût là dedans ?

La Mere.

Si nous nous retrouvons jamais avec l’auteur du Conte de Fées, nous lui demanderons ſon ſentiment. Je ſuis persuadée d’avance qu’il vous dira qu’un peuple qui a pris l’habitude de l’exagération, a le goût néceſſairement faux ; qu’il gâte & corrompt la langue qu’il parle, & qu’il réuſſit à la longue, à la priver de ſon énergie, & à la rendre entièrement vicieuſe.

Emilie.

Oh, ceci me paraît un peu fort, Maman.

La Mere.

Savex-vous pourquoi la belle femme n’a pu qualifier d’éfroyable, l’état où elle ſe trouve avec ſes trois enfans ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

C’eſt vous qui en êtes cauſe.

Emilie.

Comment, moi ? Je vous aſſure que je ſuis innocente.

La Mere.

Vous avez gâté ce mot, en l’appliquant à un chifon.

Emilie.

Mais, Maman, ſi je l’ai gâté, c’eſt tout à l’heure, & la belle femme nous a parlé il y a plus de trois mois. Tenez, vous me traitez-là comme le pauvre agneau de la fable. Vous n’êtes pourtant pas du naturel des loups ; mais vous voulez abſolument que j’aie troublé l’eau, moi qui ſuis votre agneau !

La Mere.

Je ne vous en accuſe pas ſeule ; les perſones que vous avez cru devoir imiter, pour être à la mode, pour prendre le ton du grand monde ou de la bonne compagnie, ſont vos complices. Mais quand on ſe mêle avec elles par légéreté, par air, ſans réflexion, ſans ſavoir ce qu’on fait, on partage leurs torts, & l’on ceſſe d’être innocente. Vous avez dit d’un bonet qu’il était éfroyable ; une autre le dit du temps, quand il pleut ; une troiſieme d’une lettre qui n’eſt pas bien écrite ; & de tout cela, il réſulte qu’on ne peut plus appeller éfroyable ce qui l’eſt réellement, ce qui inſpire l’éfroi, & que chacune de vous a gâté la langue au tant qu’il a dépendu d’elle.

Emilie.

J’ai été coupable, je ne le ſerai plus. Mais vous, Maman, êtes-vous toujours innocente ?

La Mere.

Je n’en ſuis pas ſûre.

Emilie.

Hier, en cauſant avec M. de Verteuil, vous parliez de je ne ſais quoi, & vous diſiez que c’était une choſe à, mourir de rire. Cependant, graces à dieu ! vous n’en êtes pas morte, & vous ne riiez même pas ; vous diſiez cela plutôt d’un air ſérieux.

La Mere.

J’ai eu grand tort, & ne veux pas m’en excuſer. Mais ce qui m’eſt arrivé là, vous eſt une nouvelle preuve à quel point vous & vos pareils vous avez corrompu la langue, puiſque nous autres gens ſimples, nous ne pouvons plus nous en ſervir, ſans tomber dans vos défauts, & cela ſans le vouloir, ſans nous en apercevoir : tant à force de vous fréquenter, vous nous avez blaſés ſur cette habitude vicieuſe. On entend dire paiſiblement à tout le monde que c’eſt à mourir de rire, à périr d’ennui, à étoufer de colere, ſans qu’il ſoit question, ni de mourir ni de périr, ni d’étoufer, & ſans que ces expreſſions éfrayantes cauſent la moindre émotion à qui que ce ſoit. On ne ſe formaliſe même pas d’entendre toute la journée ces phraſes outrées dans la bouche de tout le monde. On s’y fait, & l’on s’en ſert à ſon tour, parce que la langue corrompue s’eſt déshabituée de toute expreſſion ſimple.

Emilie.

Et c’eſt de votre agneau que vous avez appris à mal parler !.. Ah, Maman !

La Mere.

Je conviens que le mal était fait avant que mon agneau vînt au monde. Lui, il n’a fait que le ſinge. Il a cru bien faire, en imitant ceux qui m’ont gâté ma langue.

Emilie.

Oui ; mais il ne le croit plus.

La Mere.

Notre auteur aſſure qu’une langue eſt bien malade quand elle en eſt-là, & le peuple qui la parle, auſſi.

Emilie.

Ah çà, Maman, convenez que c’eſt vous qui avez remis ce Conte de Fées ſur le tapis. Je n’y ſuis pour rien. Moi, j’étais fidele à nos conventions. Vingt fois j’avais envie de vous parler de votre auteur, je n’en ai rien fait. Mais puiſque vous l’avez ramené ſur la ſcene, je vous dirai que c’eſt ſon conte qui eſt rempli d’exagérations , & même de fauſſetés ; ſans parler des principes dangereux qui y ſont.

La Mere.

Je ne ſuis pas obligée de défendre l’auteur de ce conte, qui n’eſt pas mon auteur ; mais, ſi par hazard il n’exagérait que pour ſe moquer des exagérateurs, qu’auriez-vous à dire ? Vous conviendrez du moins que s’il exagere, c’eſt bien tout exprès.

Emilie.

À la bonne heure. Paſſons-lui les exagérations.

La Mere.

Le reſte eſt plus ſérieux. J’imagine, quand on fait des reproches auſſi graves, qu’on a ſes preuves toutes prêtes.

Emilie.

Par exemple, Maman, tout ce qu’il dit de ce Colibri m’a bien fait rire ; mais convenez pourtant qu’il n’exiſte pas un homme comme cela, & que cela n’a pas le ſens commun.

La Mere.

Je conviens que cela eſt honnêtement extravagant, mais je vous ai déja obſervé que l’auteur n’a peutêtre écrit que pour extravaguer ; & tant qu’il ne vous oblige pas de vous amuſer, malgré vous, de ſes folies, il peut ſe les permettre ſans conſéquence.

Je ſuppoſe qu’il n’a fait une peinture ſi ridicule de ſon Prince Colibri, que pour nous faire ſentir à quel point il mépriſe ces êtres ſi minces, ſi frivoles, ſi inſignifians, ſi incommodes, qu’on appellait autrefois petits-maîtres, qui ne donnent pas ſigne d’eſprit ni de ſentiment, & ſont cependant pleins d’admiration pour leur propre mérite, à un âge où l’on n’en peut encore avoir aucun. Ils emploient les graces de la jeuneſſe, qui inſpirent naturellement de l’intérêt & de la bienveillance, à inſpirer du dégoût & de l’éloignement pour leur ſuffisance ! Ceia eſt heureux, comme vous voyez.

Emilie.

Allons, il faut donc lui paſſer encore ſes Colibris. C’eſt pour ſe moquer d’eux. Soit. Je n’en connais pas, de ces meſſieurs : s’ils font comme cela, tant pis pour eux. Mais, Maman, comment peut-il dire que ſi les Princeſſes avaient eu toutes les belles qualités dont les Fées les avaient douées, elles auraient été inſupportables ? C’eſt une fauſſeté manifeſte que cela. Il eſt clair que plus on a de belles qualités, plus on approche de la perfection.

La Mere.

Il me ſemble, ma chere amie, que parmi vos belles qualités vous ne vous piquez pas de trop d’indulgence pour un auteur qui vous a pourtant beaucoup amuſée ?

Emilie.

Mais, Maman, ai-je tort ou raiſon ?

La Mere.

Je ſoupçone qu’en cet endroit il a encore voulu faire la ſatyre de ſes confreres, qui ſont ſouvent un aſſemblage peu judicieux de qualités diverſes dont il leur plaît de compoſer le caractere de leurs perſonages.

Emilie.

Comment cela ?

La Mere.

C’eſt qu’il peut ſe trouver une grande oppoſition entre des qualités diverſes , quoiqu’également eſtimables ; & pour vous le prouver, je vais encore avoir recours à vos connaiſſances mythologiques. La timidité ſied bien à notre ſexe. Dites qu’une Nymphe eſt timide, & vous l’avez déja rendu intéreſſante. Mais vous ne pouvez pas donner cette qualité à Minerve, la divinité de la ſageſſe, la fille de Jupiter, la guerriere Pallas ; elle a trop le ſentiment de ſa force, pour être timide. Or ſi vos Fées qui n’ont pas fait preuve d’un grand diſcernement dans toute leur conduite, avaient donné á Reinete la timidité d’une Nymphe avec le courage de Minerve, vous conviendrez qu’elles auraient fait là un aſſemblage fort ridicule, & que ces deux qualités n’auraient pas pu faire long-temps ménage enſemble.

Cela n’eſt donc pas ſi faux qu’on voudrait me le perſuader.

Emilie.

Allons, me voilà encore muete. Mais, Maman, ſur les principes dangereux, vous ne me battrez pas. Vous rappellez-vous que la petite dame de compagnie de Reinete ſoutient qu’il faut écouter aux portes, & que ſa mere le lui a recommandé ? Ainsi ſa mere lui a donc enſeigné une baſſeſſe ?

La Mere.

Vous oubliez toujours que vous avez à faire à un auteur ſatyrique, qui n’a l’air d’approuver les vices ou les ridicules, que pour en montrer d’autant plus fortement le côté hideux. Il ne faut jamais prendre au pied de la lettre ce qu’il dit. Il n’exiſte pas ſans doute une mere aſſez perverſe, pour enſeigner à ſa fille d’écouter aux por portes, & pour ériger un vice ſi bas en principe ; mais ſi une mere avait le malheur d’être atteinte de ce vice, elle aurait beau dire à ſa fille toute la journée, qu’il faut s’en préſerver, ſa fille aurait le droit de dire : Ma mere veut qu’on écoute aux portes, parce que c’eſt d’exemple qu’il faut prêcher les enfans, & non de vaines paroles. Ainſi le principe que vous ataquez comme dangereux, eſt un principe ; très-important d’éducation.

Emilie.

C’eſt-à-dire, qu’il ne faut pas que les diſcours de la mere diſent blanc, & que ſa conduite diſe noir, ſans quoi ſa pauvre fille ne ſaura plus où elle en eſt.

La Mere.

Et ſa mere l’aura expoſée au riſque de ſuivre plutôt un mauvais exemple qu’un bon principe.

Emilie.

Je vois, Maman, que votre auteur eſt plus malin qu’il n’eſt gros.

La Mere.

Ce n’eſt pas beaucoup dire. Vous l’avez vu ; on ne ſaurait guere être plus mince.

Emilie.

Il a en vous un bon avocat, & moi je me retire. Auſſi bien voilà mon maître de clavecin qui va paraître ſur l’horison.

La Mere.

Vous en parlez comme d’une conſtellation.

Emilie.

Voilà ce que c’eſt que d’avoir étudié l’aſtronomie enſemble. Vous vous en ſouvenez, Maman ? L’été paſſé, quand nous étions-là, après ſouper, ſur le banc de notre piece de gazon, l’une à côté de l’autre, à contempler les aſtres ?

La Mere.

Oui. Je crois que nous connaiſſons déja la grande ourſe & l’étoile polaire.

Emilie.

Si vous aviez voulu, Maman, je ſerais beaucoup plus avancée.

La Mere.

Oui, aux dépens de votre ſommeil ; mais moi, j’aimais mieux vous voir dormir, qu’errer dans l’immenſité du firmament.

Emilie.

Maman, je m’en vais ſerrer Madame dans ſa boîte juſqu’à nouvel ordre.

La Mere.

Comment ? Elle n’eſt de retour que depuis quelques jours, doit-elle déja repartir pour la campagne ?

Emilie.

Elle ira peut-être paſſer l’hiver dans un de ſes châteaux.

La Mere.

Ce ſont des arangemens dont je ne me mêle point.

Emilie.

Maman, combien de temps jouerai-je encore avec ma poupée ?

La Mere.

Mais vous parlez-là comme un petit enfant.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai. Je voulais dire : Combien de temps reſterai-je encore atachée au service de Madame ?

La Mere.

Vous ſavez que ce ne ſont pas mes afaires. Il me ſemble que vos projets ſont fort étendus, puiſque vous attendez avec impatience le moment où vous aurez quinze ans, pour monter ſa toilete & ſa garde-robe ſur le grand ton. Quand cela ſera fait, vous voudrez avoir le profit de votre dépenſe. Ainsi je ne crois pas me tromper, ſi je me flate de vous voir encore à dix-huit ou à vingt ans, occupée de la toilete de Madame. Voilà une longue & belle perſpective d’amuſemens.

Emilie.

Maman, je ne tire aujourd’hui de vous que des traits piquans. Je dirai que vous êtes plus ſatyrique que vous n’êtes mince. Mais je vous pardone vos injuſtices, & je vais voir ſi mes doigts ſont dégourdis.