Humblot (2p. 217-256).

SEIZIEME
CONVERSATION.


Emilie.
(rentrant avec ſa mere, & poſant un paquet ſur la table.).

Nous voici, Maman, heureuſement de retour, & nous & nos empletes en ſûreté. Convenez que ces embaras de Paris ſont quelque choſe de terrible, ou, ſi cela vous paraît trop fort, quelque choſe de bien incommode. On riſque à tout moment d’être acroché, eſtropié, verſé, mis en pieces par une charete, ou d’écraſer ceux qui vont à pied. Cela me donne des ſouleurs, Maman !… Si vous ne m’aviez pas dit qu’il faut avoir du courage, je vous aſſure que j’aurais bien peur de temps en temps.

La Mere.

Moi auſſi, ſi la peur remédiait à quelque choſe. Mais ſuppoſé qu’il y eût réellement du danger, la peur ne ſervirait qu’à vous empêcher de voir les moyens de vous en tirer.

Emilie.

Vous doutez donc, Maman, qu’il y ait du danger ?

La Mere.

S’il y en a, il ſe réduit à peu de choſe. Malgré l’extrême affluence du monde, malgré la multiplicité des caroſſes & des charetes & des pierres, & tant d’autres embaras dans les rues de Paris ; malgré l’étourderie, l’inattention, la témérité de ceux qui vont & vienent, en caroſſe ou à pied, on entend rarement parler de quelque accident malheureux. Il faut donc que le danger ne ſoit pas auſſi grand qu’il le paraît.

Emilie.

Et voilà pourquoi vous n’y faites jamais attention ?

La Mere.

Pas autrement que pour m’aſſurer de la ſageſſe de mon cocher, dont la conduite eſt aſſiſe ſur deux principes invariables : celui de n’être jamais preſſé, & celui d’être le moins incommode poſſible à ceux qui vont à pied. Car, quelques précautions qu’on prene, on l’eſt toujours encore aſſez.

Emilie.

Ainſi tout ce qui vous apartient a toujours des principes ?

La Mere.

C’eſt que je ne connais rien de mieux, pour ſe tirer des embaras de Paris & de la vie.

Emilie.

Nous voilà toujours avec une bonne proviſion de ſoie, pour broder tout à notre aiſe.

La Mere.

Oh, très-fort à votre aiſe. Car vous pouvez être ſûre de n’y pas travailler beaucoup ni long-temps de ſuite.

Emilie.

Maman, vous avez une dent contre mon pauvre métier.

La Mere.

Quand vous aurez quinze ans, vous y travaillerez tant qu’il vous plaira, & ne vous en ſoucierez peut-être plus. D’ici à ce temps vous me permettrez de vous contrarier ſur toute occupation ſédentaire.

Emilie.

En ce cas, Maman, ma tante n’aura donc pas ſon ſac à ouvrage pour les étrennes ?

La Mere.

Vous lui donnerez ſes étrennes à pâques. Un préſent eſt toujours bien reçu.

Emilie.

Et je dirai : Ma tante, prenez-vous-en à Maman, ſi j’ai l’air ſi preſſé avec mes offrandes.

La Mere.

Toute cette eſpece d’iniquités, je les prendrai toujours volontiers ſur mon compte.

Emilie.

Mais, Maman, vous ne me parlez pas de ce qui vous eſt arrivé dans cette boutique ?

La Mere.

Vous l’avez donc remarqué ?

Emilie.

Convenez que cette dame était bien impertinente. Elle eſt entrée là comme une folle, n’a ſalué perſone, vous a pris la chaiſe qui était derriere vous, & s’eſt placée entre vous & la marchande, en vous tournant le dos. Si vous n’étiez pas la prudence même, il pouvait vous ariver un grand malheur, en voulant vous aſſeoir.

La Mere.

J’aime à croire que cette dame eſt plus étourdie qu’elle n’eſt impertinente.

Emilie.

A quoi jugez-vous cela ?

La Mere.

A ſon embaras extrême, à ſes excuſes ſans fin, quand la marchande lui a appris doucement & tout bas, ce qu’elle venait de faire.

Emilie.

Oui, oui, les excuſes, quand la ſotiſe eſt faite ! Et puis, être corrigée par une marchande, cela fait honeur à ſon éducation. Je crois, Maman, que tout ſimplement elle vous a priſe pour ma bonne, & moi pour une petite fille ſans conſéquence.

La Mere.

Quant à ce dernier point, elle ne s’eſt point trompée. Cependant ſi j’étais tentée de taxer ſa conduite d’impertinence, ce ſerait préciſément pour avoir manqué d’égards à une petite fille ſans conſéquence & à celle qu’elle croyait ſa bonne.

Emilie.

Mais, Maman, l’on eſt bien plus coupable de manquer d’égards envers ſon égale.

La Mere.

Point du tout. L’égalité établit & renferme en elle le droit de repouſſer l’offenſe. On eſt à deux de jeu. Une perſone qui manque à ſon égale, s’expoſe au déſagrément certain d’être réprimée, & ordinairement avec plus d’éclat qu’elle n’a offenſé, ce qui ne met pas les rieurs de ſon côté. Ainſi, comme il n’eſt point reçu dans le monde, parmi les perſones du même rang, qu’on ſe laiſſe manquer, la juſtice & les égards réciproques ſe maintienent d’eux-mêmes, ſans que les loix s’en mêlent.

Emilie.

Et moi qui fuis les rieurs, je reſte de votre côté.

La Mere.

Ce qui prouve la bonté de ma cauſe. Toutefois, dans ce qui vient de m’arriver, il n’y a point d’offenſe du tout, puiſque la petite dame, dès qu’elle s’eſt aperçue de ſa mépriſe, s’est confondue en excuſes, & nous a quitées très-mal à ſon aiſe. Son air décontenancé me fait même préſumer, que l’impertinence n’eſt pas ſon fort, & qu’elle s’occupe peut-être encore actuellement de ſon petit tort, tandis que, ſans vous, je ne me le ſerais pas même rappellé. Mais j’avoue que je ne puis ſoufrir qu’on manque d’égards aux enfans & aux inconnus, & c’eſt à mon gré une bien mauvaiſe excuſe que de dire : Pardon, Madame, je ne vous connaiſſais pas. C’eſt dire, en d’autres termes : Je me réſerve le droit d’être impoli avec tout ce que je ne connais pas, ou que je ne crois pas de mon rang. Ce principe & la conduite qui en eſt la ſuite, couvrent je ne ſais quoi de lâche, & me paraiſſent très-répréhenſibles au milieu d’une nation civiliſée.

Emilie.

Ah, je ſais que vous voulez qu’on ſoit très-attentif pour les inconnus ; mais, pour les enfans ! Vous dites vous-même, Maman, qu’ils ſont ſans conſéquence.

La Mere.

C’eſt vous qui avez parlé d’une petite fille ſans conſéquence. Quant à moi, je vous avertis que je trouve les enfans de la plus grande conſéquence, & que je me ſens dispoſée à leur marquer en toute occaſion les plus grands égards.

Emilie.

Ah, peut-être parce qu’ils portent toute leur deſtinée ſous leur petite envelope, comme dit Monſieur le Curé ?

La Mere.

Cette conſidération ſuffit d’abord pour inſpirer un peu de réſerve envers eux : car s’expoſer par étourderie à manquer à un héros peut-être, tout morveux qu’il eſt encore, c’eſt un inconvénient. Perſone ne voudrait remarquer dans ſa vie la tache d’avoir pris l’Impératrice de Ruſſie pour un enfant ordinaire. Cependant je ne ſuis pas non plus obligée de reſpecter ſur l’étiquete du ſac. Si par hazard il n’y avait rien dedans, j’en ſerais pour mes frais. Il eſt donc prudent & convenable, d’attendre le dévelopement que l’âge & les circonſtances operent, & de régler la dépenſe en égards ſur le mérite réel & reconnu de chaque porteur ou porteuſe de deſtinée. Mais s’il eſt vrai que le ſentiment de la dignité de la nature humaine eſt une ſource féconde de grandes & belles actions parmi les hommes ; s’il eſt vrai que, ſans élévation, la vertu même reſte privée de ſon plus bel ornement, je ne connais rien de plus propre pour faire naître & fortifier ce ſentiment dans les enfans, pour ainſi dire dès leur berceau, que de leur témoigner des égards. C’eſt les avertir de la maniere la plus noble & la plus préciſe, de l’engagement ſacré que chaque homme contracte dès ſon entrée dans ce monde, à ne rien faire de contraire à ce caractere de dignité. Ce ne ſont pas à la vérité des égards de reſpect, comme on en doit aux perſones vertueuſes, aux grands hommes, aux héros de la patrie, mais des égards d’intérêt & de cette bienveillance qui contemple avec complaiſance, dans la race naiſſante, la gloire & la proſpérité de la génération prochaine.

Emilie.

En ma qualité d’enfant, je ſuis obligée, Maman, de vous remercier de vos principes. Ce n’eſt pas à nous autres enfans de les contredire.

La Mere.

Ces témoignages d’égards & d’intérêt peuvent devenir enſuite un barometre, à meſure que les eſpérances ſe réaliſent ou s’évanouiſſent.

Emilie.

C’eſt-à-dire, que ces témoignages vous voulez qu’on les augmente ou qu’on les diminue, ſuivant que les enfans promettent & tienent, ou promettent ſans tenir ?

La Mere.

C’est la loi de l’équité.

Emilie.

Je la trouve très-juſte ; mais, Maman, je ne la crois pas à la mode. Excepté vous, perſone ne prend garde aux enfans.

La Mere.

Voilà une aſſertion qui me paraît bien téméraire.

Emilie.

Oh, quand on eſt enfant, on ſait cela. Tenez, Maman, quand les parens ſont préſens, on les careſſe un peu ; mais ſeuls & ſans eux, on ne les regarde ſeulement pas. Vous venez de le voir. Cette dame, pour réparer ſa faute, vous a dit : Madame, vous avez-là un charmant enfant ; mais je n’ai pas été la dupe de ce compliment : ſi j’étais ſi charmante, elle s’en ſerait aperçue avant de vous avoir pris votre chaiſe.

La Mere.

Je conviens que ce font de ces politeſſes d’uſage, dont je ne fais aucun cas, & que je voudrais banir de la ſociété ; mais elles n’excluent pas la vraie politeſſe.

Emilie.

Détrompez-vous, ma chere Maman, & ſoyez ſûre que cet intérêt que vous voudriez inſpirer pour les enfans, ne ſe trouve chez perſone.

La Mere.

Si cela était, j’en ſerais fâchée, & je commencerais à être perſuadée d’une triſte vérité que j’entends ſouvent répéter, ſur-tout aux vieillards, & à laquelle je n’ai pas voulu croire juſqu’à préſent.

Emilie.

Quelle eſt-elle cette vérité ?

La Mere.

Ils diſent qu’après avoir paſſé pendant long-temps pour le modele de la politeſſe en Europe, notre nation perd tous les jours de cette réputation, & finira peut-être par être une des moins polies. Cette réflexion me mortifie & m’humilie extrêmement.

Emilie.

Mais, Maman, un peu de courage ! Il y a encore de bien aimables gens. D’abord, vos amis qui vienent ici, & puis ceux dont ils vous parlent. Cela fait déja un bon nombre.

La Mere.

Je ne demande pas mieux que d’être raſſurée.

Emilie.

Et puis, la politeſſe n’eſt pas auſſi néceſſaire que beaucoup d’autres vertus.

La Mere.

C’eſt-à-dire, qu’un peuple ſauvage peut être bon & honête, ſans être poli ; mais quand je vois une nation civiliſée tomber dans l’impoliteſſe, j’en ſuis auſſi inquiete que ſi je voyais un vieillard tomber en enfance.

Emilie.

Pourquoi donc cela, Maman ?

La Mere.

Quelle cauſe pouvez-vous aſſigner à l’impoliteſſe dans un eſprit cultivé ?

Emilie.

Je ne le ſais pas.

La Mere.

Moi, je trouve qu’elle ne peut venir que du défaut de bienveillance pour ſes ſemblables, de l’indifférence pour le mérite, de l’inſenſibilité pour le bien, & d’autres cauſes tout auſſi graves.

Emilie.

Cela eſt plus ſérieux que je ne croyais.

La Mere.

Tenez, votre Conte de Fées m ’a brouillée avec la diſſipation continuelle, & avec les gens qui ne ſongent jour & nuit qu’à s’amuſer.

Emilie.

Ah, nous y voilà encore, dans ce Conte, dont nous ne devions plus parler !

La Mere.

Je ſuis fâchée de l’avoir lu. Tout le mal que je vois dans le monde, je ſuis tentée depuis ce moment-là, de l’attribuer à la diſſipation & au goût de la frivolité.

Emilie.

Eh bien, Maman, pour n’y plus penſer, donnez-moi le livre que M. de Verteuil vous a rapporté. Vous me l’avez promis, mais vous n’êtes pas preſſée de remplir votre promeſſe.

La Mere.

Soit… Mais ſi cette lecture allait encore m’atriſter ?

Emilie.

Et pourquoi donc, Maman ? Vous ne voulez pas devenir mélancolique peut-être ?

La Mere.

Ce n’eſt pas un projet à former.

Emilie.

Vous dites que ce livre est ſérieux, il vous égayera peut-être, puiſque le Conte qui était gai, vous a fait faire des réflexions triſtes.

La Mere.

Eſſayons. Nous pouvons lire enſemble l’introduction avant dîner ; & puis, ſi cette lecture vous intéreſſe, je vous confierai le livre.

Emilie.

Or écoutez de toutes vos oreilles.

La Mere.

J’écoute ; mais je crois que l’auteur s’adreſſe ſur-tout aux jeunes perſones.

Emilie.

Tant mieux. Il trouvera à qui parler.

La Mere.

Je dis à de jeunes perſones déja formées : car il me ſemble qu’en parcourant ſon ouvrage, j’ai vu beaucoup de choſes au deſſus de votre portée.

Emilie.

Nous verrons cela, Maman. Connaiſſez-vous auſſi cet auteur ?

La Mere.

Non.

Emilie.

Ainſi vous ignorez s’il eſt mince ou s’il est gros ?

La Mere.

Nous tâcherons de le deviner, quand nous aurons lu ſon introduction.

Emilie.

Compte-t-il faire imprimer ſon livre ?

La Mere.

Je n’en ſais rien ; mais je peux garder le manuſcrit tant qu’il me plaira.

Emilie.

Allons, liſons.

(Elle lit.)

MÉDITATION
des premiers principes
de la Morale.


« Qu’il eſt doux d’exiſter, de penſer, de ſentir ! Je ſentirai, pour aimer la vertu. Je penſerai, pour connaître la vérité. J’exiſterai, pour remplir dignement le but de ma deſtinée ».

Maman, celui-ci n’aime pas plus la diſſipation que vous, à ce qu’il paraît. Vous devez être contente de lui.

La Mere.

C’eſt ce que nous allons voir.

Emilie.
(continue.)

« Je ferai le bien, parce qu’il eſt agréable à faire. Je fuirai le mal, parce qu’il remplit le cœur d’horreur & d’amertume.

J’ouvrirai le matin mon cœur à la joie de pouvoir faire le bien. Je me livrerai le ſoir au ſommeil, avec la ſatiſfaction d’avoir vécu dans l’innocence. Je travaillerai le lendemain à faire le bien que je n’aurai pas fait la veille ».

Je parie, Maman, que cette vie vous convient ?

La Mere.

J’eſpere qu’elle vous convient auſſi.

Emilie.
(continue.)

« Je jouirai de tous les biens de la vie, ſans orgueil & ſans injuſtice. Je me paſſerai de tout ce que je n’ai point, ſans humeur & ſans murmure ».

C’eſt juſte : car à quoi ſert de murmurer ?

(Elle continue.)
« O vérité, ſois la lumiere de mon

eſprit ! O vertu, ſois le guide de ma vie ! O bienveillance, amour, gratitude, amitié, ſoyez mes ſeules jouiſſances » !

A propos, Maman, ſavez-vous que je ſuis bien aiſe d’être au monde ?

La Mere.

Ah, ah ! Et pourquoi ?

Emilie.

Pour bien des raiſons. Premiérement, c’eſt qu’on est bien aiſe d’être-là. Et puis, c’est que c’eſt joli tout ce qu’on voit. Et puis encore, c’eſt qu’on eſt heureux, ſans ſavoir de quoi.

La Mere.

Vos raiſons ne ſont pas bien préciſes, mais je ne les en crois pas moins, je vous aſſure, les meilleures poſſibles. Eſt-ce une découverte ſubite que vous venez de faire ?

Emilie.

Oh, pardonez-moi, je ſais cela depuis long-temps. Mais cela me prend plutôt l’après-dîner que le matin. C’eſt la joie ou bien la satiſfaction qui me court par tout le corps.

La Mere.

Je connaiſſais cela auſſi ; mais depuis que ma ſanté eſt détruite…

Emilie.

Ah, n’en parlons pas, ma chere Maman ; vous vous portez bien aujourd’hui…

La Mere.

Sans compter que la satiſfaction qui vous court par le corps, à propos de rien, eſt contagieuſe pour moi.

Emilie.

Comment, vous la gagnez ?

La Mere.

Preſque toujours. Mais ſi nous continuions notre lecture ?

Emilie.
(continue.)

« J’aimerai dans les hommes mes ſemblables. J’embélirai mon exiſtence de celle des autres. J’étendrai ma bienveillance ſur tout ce qui exiſte autour de moi, afin que mon cœur ſoit toujours environé du bonheur d’aimer & d’être utile.

S’il eſt vrai que les hommes ſoient plus méchans qu’ils n’étaient, je ferai de l’indulgence & de la douceur mes compagnes ordinaires, afin de n’être pas malheureuſe des vices & des défauts des autres ».

Ah oui, cela ne fait pas courir la ſatiſfaction par le corps.

(Elle continue.)

« Je ſerai heureuſe du bonheur d’autrui, parce que le bonheur produit & répand la joie, comme une ſource bienfaiſante répand la fécondité. Je plaindrai le malheureux, parce qu’on peut ſoulager ſes maux, en partageant ſes peines. J’oublierai le méchant & ſes actions, parce qu’il faudrait le haïr ».

C’est bien dit, cela, par exemple.

(Elle continue.)

« Je ne vivrai que pour ouvrir mon cœur à ce qui eſt bon & conforme à l’ordre. Je le fermerai au poiſon de la haine & de l’envie, afin de le préſerver de la corruption. Je repouſſerai l’injustice ſans plainte & ſans vengeance, parce que celui qui la commet eſt aſſez puni d’être méchant ».

C’eſt encore vrai, cela.

« Je ſerai juste, modérée & ſenſible dans le bonheur, afin d’en être digne ».

Et moi auſſi.

« Patiente & courageuſe dans le malheur, afin de le vaincre ».

Et moi auſſi, ſi je puis.

« Je ne murmurerai pas des événemens de la vie, parce que je n’en connais ni la cauſe ni le but. Je contemplerai l’immenſité de l’univers & ſes abymes, afin de me guérir de l’orgueil de me croire quelque choſe. J’obſerverai les ſoins de l’auteur de la nature pour le plus chétif & le plus petit des êtres créés, afin de ne me point croire abandonée ».

Cela eſt beau, Maman.

« J’emploîrai mon loiſir à conſidérer l’ordre & la magnificence de ſes ouvrages, afin d’avoir des ſujets continuels d’admirer & de me réjouir. Tous les êtres vivans & inanimés obéiſſent à ſa loi, & trouvent leur bonheur & leur conſervation dans cette obéiſſance. Je ferai ſoumiſe à ſa volonté, afin d’être auſſi heureuſe ».

Allons, obéiſſons. Mais, Maman, eſt-il bien ſûr que le bonheur viene toujours de cette obéiſſance ?

La Mere.

Cela me paraît à moi démontré. Une des loix de la nature les plus évidentes, par exemple, c’eſt qu’il faut jouir des plaiſirs de la vie avec modération & ſageſſe. Ecartez-vous de la tempérance qu’elle vous preſcrit, & vous jouirez de quelques plaiſirs réels ou imaginaires, mais paſſagers & fugitifs, & qui ſeront bientôt ſuivis de repentir & de la perte de biens ineſtimables, tels que la ſanté du corps & de l’ame. Voilà à quel prix il vous aura été loiſible de mépriſer les loix de la tempérance.

Emilie.

J’entends. Voilà encore un bon trait contre la diſſipation. Livrez-vous-y, & adieu la ſanté !

La Mere.

Au moins celle de l’ame.

Emilie.
(continue.)
« J’admirerai les travaux & les vertus

de l’homme, ſon courage & ſa conſtance, ſon génie, & la ſublimité de ſes penſées, & je me réjouirai d’être de ſon eſpece. Je préſerverai ma vue de l’aſpect du vice, afin que ſa baſſeſſe ne flétriſſe pas mon cœur, & ne me faſſe point rougir de mon ſemblable ».

C’eſt encore bien dit. Cela fait bien de la peine, de voir le mal.

« Que mon cœur n’éprouve jamais la laſſitude du bien ! Que la certitude de paſſer ma vie dans l’innocence ne me quite jamais, afin que je conſerve le déſir de vivre » !

Maman, il faut que j’aie cette certitude, car j’ai bien envie de vivre.

La Mere.

Tant mieux, pourvu que vivre & bien vivre ſoit la même choſe chez vous, comme chez toutes les perſones vertueuſes.

Emilie.

Cela va ſans dire.

(Elle continue.)

« Je regarderai la vie comme un bien paſſager, que je ferai valoir de mon mieux, afin de le rendre ſans regret, lorſque j’en aurai joui pour le bonheur des autres & pour le mien ».

Ah oui vraiment, il faut rendre.

« La vertu vaut mieux que la vie, puiſqu’il n’y a point de bonheur ſans elle, & que la vie ſans bonheur ne mérite pas d’être conſervée ».

Cela me paraît clair.

« Que plutôt je ceſſe de vivre que de faire le mal » !

C’eſt la conſéquence.

« Que je ne ſois jamais aſſez malheureuſe, pour être la cauſe même innocente de l’infortune des autres » !

Dieu m’en préſerve !

« La fauſſeté n’approchera point de mon cœur, le menſonge ne ſera point ſur mes levres, parce que je gagnerai à me montrer telle que je ſuis ».

Et moi auſſi, à ce que j’eſpere.

« Plus mes devoirs ſeront étendus & nombreux, plus mon cœur aura de ſujets de ſatisfaction ».

Et je n’aurai pas besoin de diſſipation ; n’eſt-ce pas ?… Ah, Maman, on va ſervir… Au milieu de ma Méditation !

La Mere.

Je n’avais pas prévu que vous en feriez en même temps le commentaire.

Emilie.

Eſt-ce qu’il vous a déplu ?

La Mere.

Pardonez-moi, je l’ai trouvé beau ; mais il n’a pas abrégé la lecture.

Emilie.

C’eſt qu’avec vous, ma chere Maman, je ſuis acoutumée à penſer tout haut.

La Mere.

Il me ſemble que votre penſée n’eſt pas défavorable à l’ouvrage.

Emilie.

Si peu, Maman, que je confiſque le livre à mon profit.

La Mere.

Allons, je ne peux rien contre la violence.

Emilie.

Cependant il n’y a rien de nouveau là dedans au moins. Je ſais tout cela, Maman ; c’eſt ce que nous diſons tous les jours, & ce que j’ai toujours éprouvé. Quand j’ai tort, je ſuis malheureuſe ; quand je ſuis contente de moi, je ſens le bonheur qui me court par le corps, & je ſais pourquoi. Quand je peux faire du bien à quelque choſe, je ſuis enchantée ; quand je vois quelqu’un ſoufrir, cela me fait de la peine, & c’eſt comme ſi c’était moi. Eh bien, voilà en trois mots tout ce que je viens de lire, excepté que je ne dis pas ſi bien.

La Mere.

Cela me prouve que l’auteur a bien connu les élémens du bonheur, puis que ſes principes ſont d’acord avec votre expérience. Si j’avais à leur reprocher quelque choſe, ce ſerait le vague que j’y trouve.

Emilie.

Qu’appellez-vous vague ?

La Mere.

C’eſt le contraire de la préciſion. Les maximes générales ſont inconteſtables. Perſone ne doute, par exemple, que le bonheur de l’homme ne repoſe ſur la vertu. Mais c’eſt dans l’application des maximes générales à notre ſituation particuliere, que conſiſte la ſcience de bien vivre ; & l’ouvrage de la vertu, à les ſuivre fidélement, quand même notre intérêt paſſager ou mal entendu & nos paſſions du moment ne ſeraient pas de cet avis-là. Dire ou écrire, ou lire & répéter ces maximes générales & inconteſtables, c’eſt n’avoir rien fait pour l’avancement de cette ſcience, la plus importante de toutes.

Emilie.

C’eſt-à-dire, la ſcience de bien vivre, n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Seulement celui qui dit mieux qu’un autre, qui exprime ces maximes d’une maniere plus heureuſe, avec plus de feu, plus de force, plus de ſenſibilité, mérite l’éloge d’un homme éloquent ; & c’eſt un fort bel éloge, mais ce n’eſt pas le premier de tous.

Emilie.

Ainſi ce n’eſt pas celui que vous préféreriez ?

La Mere.

Si un de vos freres me faiſait cette queſtion, je lui demanderais : Auquel de deux guerriers penſez-vous qu’on doive confier la défenſe de la patrie, à celui qui parle le mieux ſur l’uſage de chaque arme, ou à celui qui, ſans parler, ſait s’en ſervir avec le plus de dextérité & de courage ?

Emilie.

Mes freres répondraient, en braves ſoldats : Au dernier.

La Mere.

Parce qu’à la guerre il faut avoir fait ſes preuves, & que ces preuves ne peuvent conſiſter en paroles. Il en eſt de même de la vertu. Elle eſt l’arme tutélaire de notre innocence & de tous les biens les plus précieux qui nous ſont confiés. La vie d’un ſeul homme vertueux eſt plus inſtructive, plus contagieuſe, plus inflamatoire, ſi l’on peut s’exprimer ainſi, que tout ce que les plus beaux diſeurs peuvent écrire ſur la vertu.

Emilie.

Mais, Maman, l’un n’empêche pas l’autre ?

La Mere.

Vous avez raiſon. Bien dire n’empêche pas de bien faire ; mais l’un eſt tout autrement eſſentiel que l’autre.

Emilie.

Ainſi, Maman, tout conſidéré, vous n’aimez pas cet ouvrage ?

La Mere.

Comme vous allez vîte ! Nous n’en avons lu que quelques pages, & vous voulez que je juge, & même que je condamne ! Je crois ce livre fort bon ; ſeulement dans ce que nous venons de lire, je trouve plus de douceur que de force : voilà tout.

Emilie.

Eh bien, la douceur eſt agréable.

La Mere.

Sur-tout quand elle eſt relevée par un peu d’énergie & de force.

Emilie.

C’eſt votre paſſion, la force ; vous la voulez par-tout.

La Mere.

Voyez comme vous êtes injuſte ! Quand nous avons lu l’autre ſoir, avant de nous coucher, cette idylle de Geſſner, où Mirtile, par un beau clair de lune, va viſiter l’étang voisin…

Emilie.

Ah, je m’en ſouviens, Maman. Le calme profond de la nuit & le doux chant des roſſignols l’avaient retenu long-temps près de cet étang dans un raviſſement muet. Enfin il revient à ſa cabane, & trouve ſon pere endormi ſous le berceau couvert de pampres & adoſſé à la cabane. Et vous diſiez que cela faiſait tableau, & que vous voyiez d’ici ce vénérable vieillard, avec ſes cheveux blancs, couché ſur le gazon & éclairé par la lune. Et puis tout ce que ſon fils lui dit pendant qu’il dort ! Comme c’eſt beau ! Et vous diſiez que cet auteur avait un charme & une douceur inexprimables ; Et puis vous me permîtes de lire encore Amintas, & puis encore Titire & Ménalque, & Palémon, la plus belle de toutes ; & vous diſiez qu’il fallait que M. Geſſner eût été bien bon fils, & qu’il méritait d’avoir des enfans qui lui reſſemblent, puiſqu’il ſavait peindre la piété filiale avec des couleurs ſi touchantes. Et moi, je vous diſais le lendemain, qu’on dormait bien mieux, quand on avait fait une lecture comme celle-là…

La Mere.

Et m’avez-vous entendue reprocher à ces chantantes idylles de manquer de force ?

Emilie.
(embraſſant sa mere.)

Ah, Maman, j’ai tort, j’ai tort.

La Mere.

Je n’exige donc pas de la force là où elle ſerait déplacée ? Au reſte, nous pouvons aranger notre différend ſans nous brouiller. Vous m’avez pris mon livre, vous en lirez une Méditation tous les matins, ſi vous voulez. Et puis je vous donnerai, moi, les cahiers d’une femme d’un grand mérite de ma connaiſſance.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’il y a dans ces cahiers ?

La Mere.

Elle a fait l’extrait des vies des hommes illuſtres de Plutarque, à l’uſage d’une jeune perſone qui en a ſinguliérement profité. Vous ſavez ce que c’eſt qu’un extrait, & vous comprenez qu’elle a rapproché les traits les plus remarquables de tous les grands & vertueux perſonages de l’antiquité. Si cela vous convient, après chaque Méditation vous lirez un de ces extraits ; nous verrons lequel de ces deux ouvrages vous aimerez le mieux à la longue.

Emilie.

Cela s’appelle parler, Maman. Nous jugerons ce procès enſemble. Je parie qu’il y a de la force dans ces extraits ?

La Mere.

Ou, ſi vous voulez, de la ſève.

Emilie.

Mais pourquoi aimez-vous tant la force ou la ſéve ?

La Mere.

Parce que c’eſt elle qui vivifie & ſoutient tout dans la nature. La mort n’eſt que la ceſſation des forces de toute eſpece. Vous aimez à vivre, à ce que vous m’avez inſinué ; vous devez donc aimer la force autant que moi.

Emilie.

Mais comment, Maman, pouvez-vous l’aimer à ce point-là, vous qui n’avez pas plus de force qu’un ſerin, comme vous diſait Madame de Beltort ?

La Mere.

Plus on eſt privé de force phyſique, plus la force morale nous eſt chere & indiſpensable. Sans quoi que deviendrait-on ?

Emilie.

Oh, celle-là ne vous manque pas. Demandez plutôt à M. de Verteuil.

La Mere.

Et moi, je ne m’en trouve guere plus qu’à un ſerin, pour ne point quiter l’oiſeau favori de Madame de Beltort. Mais allons réparer nos forces phyſiques, & puis nous nous occuperons à augmenter la maſſe de nos forces morales.