Humblot (1p. 177-217).

SEPTIEME
CONVERSATION.


La Mere.

Eh bien, Emilie, qu’eſt-ce que vous vouliez me dire ?

Emilie.

Quoi, Maman ? Je ne ſais pas.

La Mere.

Il y avait quelque choſe ſur le bonheur que vous n’entendiez pas.

Emilie.

Maman, je ne m’en ſouviens plus.

La Mere.

Ce ſera pour quand vous vous en ſouviendrez.

Emilie.

Si vous euſſiez eu la bonté de cauſer hier & avant-hier avec moi, ma chere Maman, je m’en ſerais ſouvenue ; mais à préſent…

La Mere.

Et qu’eſt-ce qui m’en a empêchée ?

Emilie.

Maman, je le ſais bien, c’eſt ma faute, c’eſt que je ne l’ai pas mérité.

La Mere.

Ah, ah ! Je croyais tout ſimplement en avoir été empêchée par mes affaires. Vous m’apprenez que je vous ai boudée.

Emilie.

Mais oui, Maman. N’avez-vous pas remarqué que j’ai tourné longtemps pour entamer une converſation ? Vous m’avez toujours dit d’un air diſtrait : Allez, Mademoiſelle, je n’ai rien à vous dire pour le préſent. Eſt-ce que les affaires donnent ce ton de ſéchereſſe ?

La Mere.

Je ne me le rappelle pas ; mais je ne ſuis pas fâchée que vous regardiez nos petites cauſeries comme une récompenſe, & que vous vous en apperceviez lorſqu’elle vous manque.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que cela ne fait pas plaiſir.

La Mere.

Je le ſais. Tout a donc été aſſez de travers ces deux jours paſſés ?

Emilie.

J’avais pourtant grande envie de bien faire ; mais je n’ai jamais pu.

La Mere.

Et pourquoi n’avez-vous pas pu ?

Emilie.

Je l’ignore, Maman, je n’étais pas en train de rien faire ; quand je voulais mettre les yeux ſur mon livre, mon eſprit galopait & s’en allait, je ne ſais où.

La Mere.

Mais, mon enfant, s’il n’y avait qu’à dire : Je ne ſuis pas en train, on ne ferait preſque jamais rien. Quand on ſe ſent moins de diſpoſition, on a une raiſon de plus pour s’appliquer davantage, pour ſe donner plus de peine, pour redoubler d’efforts & d’attention.

Emilie.

Mais, Maman, on n’eſt pas toujours également diſpoſé, Papa vous l’a dit.

La Mere.

Cela excuſe, mais ne juſtifie pas. Croyez-vous que je ſois toujours diſpoſée à cauſer ou à jouer avec vous ? Vous m’avez vu ſouvent malade & ſouffrante, j’ai ſouvent la tête remplie d’affaires ; eh bien, je les oublie pour m’occuper, même de vos amuſemens. Si j’écoutais alors mes diſpoſitions, je vous renverrais, vous, votre poupée & votre petit ménage.

Emilie.

C’eſt que vous avez trop de bonté pour votre petite Emilie.

La Mere.

C’eſt qu’on ne mérite point d’eſtime, ſi l’on ne ſait pas ſe vaincre. Que dirait-on de Monſieur le Premier Préſident, ſi au moment où l’audience eſt aſſemblée pour entendre & juger un procès, il faiſait dire qu’il n’eſt pas en train, & qu’il n’y a qu’à revenir ſous huit jours ? Que diriez-vous du cuiſinier, ſi lorſque vous attendez votre dîner, il vous faiſait dire qu’il n’eſt pas en train, & que ce ſera pour une autre fois ? Vous voyez que dans les fonctions les plus importantes de la ſociété, comme dans les plus ordinaires de la vie, perſonne n’eſt en droit de ſe conſulter, s’il eſt en train pour faire ſon devoir.

Emilie.

Mais comment donc faire ?

La Mere.

On s’accoutume dès l’enfance à vaincre ſa pareſſe & à faire ce que l’on doit faire, quelque choſe qu’il en coûte ; car quand on eſt Premier Préſident, il n’en eſt plus temps. Je vous l’ai déja dit, c’eſt cet effort que l’on fait ſur ſoi-même, qui devient vertu, & qui forme peu-à-peu le caractere.

Emilie.

Eh bien, Maman, je formerai mon caractere, je vous le promets.

La Mere.

Il faut, lorſque vous vous ſentez portée à la diſtraction, vous placer de maniere que vous ne voyiez rien de ce qui ſe paſſe autour de vous ; il faut, ſi vous apprenez par cœur, apprendre tout haut, afin qu’on vous avertiſſe, s’il vous prend une diſtraction, & ſi vous ceſſez de répéter ſans vous en appercevoir ; il faut enfin montrer de la bonne volonté, ſi l’on veut obtenir de l’indulgence. S’il ne dépend pas de vous d’être bien ou mal diſpoſée, il dépend toujours de vous de ne pas vous laiſſer aller à l’humeur à cauſe de vos propres torts.

Emilie.

Cela eſt bien vrai ; mais c’eſt qu’on eſt ſi mécontent, ſi mal à ſon aiſe ! vous ne ſauriez croire comme on paſſe mal ſon temps. Je ſuis bien heureuſe, Maman, que vous n’ayez pas reçu de viſites, car j’aurais fait une triſte figure ; & je ſuis bien ſûre que vous me gardez le ſecret de mes bêtiſes.

La Mere.

Oh certainement. La bonne réputation d’une jeune perſonne eſt ſon bien le plus précieux, c’eſt ce qu’elle doit chérir comme ſa vie ; & lorſqu’une fois l’on eſt prévenu contre elle, il lui eſt ſi difficile de la rétablir, que je n’ai garde d’aller dire vos défauts, tant que je conſerverai l’eſpérance de vous en voir corrigée.

Emilie.

Pourquoi la bonne réputation d’une jeune perſonne eſt-elle ce qu’elle doit chérir le plus, Maman ?

La Mere.

Pourquoi êtes-vous ſi fâchée, quand on parle des fautes que vous avez faites ?

Emilie.

C’eſt que je voudrais qu’on dît toujours du bien de moi.

La Mere.

Et pourquoi ?

Emilie.

Mais, ſi l’on s’imagine que j’ai l’habitude de mal faire, on croira que je ne vaux rien.

La Mere.

Eh bien, la bonne réputation eſt donc précieuſe, parce qu’on ne peut ſe paſſer de la bonne opinion des autres.

Emilie.

Cela eſt vrai ; mais pourquoi ne peut-on s’en paſſer ?

La Mere.

Je vous le demande, puiſque vous craignez ſi fort qu’on ne ſuppoſe que vous ne valez rien. Ne ſommes-nous pas convenues ces jours paſſés que les hommes avaient beſoin les uns des autres ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Or ſi ceux dont vous avez beſoin n’ont pas bonne opinion de vous ?

Emilie.

Cela ſera fâcheux.

La Mere.

Croyez-vous qu’ils mettront le même intérêt aux ſervices que vous en attendez, que s’ils vous croyaient une perſonne accomplie ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Vos maîtres, par exemple, vous en attendez quelques ſoins, je penſe ?

Emilie.

Oui, certes.

La Mere.

Croyez-vous qu’ils mettent autant de zele & d’empreſſement à enſeigner un enfant mauſſade qu’un enfant aimable & appliqué ?

Emilie.

Non ſûrement.

La Mere.

Vous ne vous ſouciez donc pas d’être l’enfant mauſſade ?

Emilie.

Dieu m’en préſerve !

La Mere.

Pourriez-vous être à votre aiſe avec quelqu’un qui aurait mauvaiſe opinion de vous ?

Emilie.

Je ne le crois pas.

La Mere.

L’opinion que l’on a d’une perſonne décide, pour ainſi dire, de ſa deſtinée dans la tête des autres ; c’eſt ſur elle qu’on meſure l’eſtime ou l’amitié qu’on lui réſerve ; c’eſt elle qui établit la réputation : or une jeune perſonne n’eſt connue que par ſa réputation.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

C’eſt qu’elle ne paraît dans le monde que rarement, & toujours ſous la ſauve-garde de ſes parens ; on ne l’entend preſque pas parler, on ne la voit jamais agir ; on ne peut donc ſe former une opinion ſur elle que d’après ce que l’on en entend dire par ceux qui l’approchent dans l’intérieur de la maiſon.

Emilie.

Oui, par les domeſtiques.

La Mere.

Par les domeſtiques, par les maîtres, par tous ceux qui la voient de près.

Emilie.

Mais ſi tous ces gens-là ne diſent pas vrai ?

La Mere.

Quel intérêt auraient-ils à déguiſer la vérité ? N’y a-t-il pas bien plus de plaiſir à dire le bien qu’à découvrir le mal ? Et qui oſerait inventer ou ſuppoſer le mal qui n’exiſte pas ? Le menſonge eſt un vice ſi affreux qu’il ne ſe rencontre pas communément ; contre un menteur la vérité trouve dans tous les honnêtes gens des défenſeurs qui le démaſquent.

Emilie.

Qui le démaſquent ! Eſt-ce que le menſonge met un maſque ?

La Mere.

Non, c’eſt une façon de parler. Vous ſavez bien qu’un maſque cache les traits du viſage.

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Eh bien, le menſonge cache ainſi les traits de la vérité ; & comme un menteur veut être cru, on dit qu’il les emprunte & qu’il les contrefait.

Emilie.

Ah oui, & ceux qui prouvent qu’il a menti, le démaſquent. Mais, Maman, eſt-ce qu’un menſonge eſt toujours découvert ?

La Mere.

Toujours.

Emilie.

C’eſt donc bête de mentir ?

La Mere.

Sans doute, parce qu’un peu plutôt, un peu plus tard, la vérité ſe découvre néceſſairement.

Emilie.

Et puis le menteur eſt bien ſot & bien attrapé ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Attrapé & puni autant qu’il le mérite ; car il eſt bête, comme vous dites, de croire qu’on pourra longtemps faire paſſer le menſonge pour la vérité. Et puis, perſonne ne veut avoir à faire à un menteur ; il eſt déshonoré ; il perd la confiance de tout le monde ; on ne le croit plus ſur rien.

Emilie.

Mais pourquoi déshonoré ?

La Mere.

Parce qu’il s’eſt placé lui-même, de ſon propre choix, parmi les hommes les plus mépriſables. Le menſonge eſt un vice ſi bas, ſi aviliſſant, qu’on ne ſe permet pas même d’en ſoupçonner un homme, quelque abject qu’il ſoit, bien moins encore les gens bien nés.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que des gens bien nés ?

La Mere.

Je vous l’ai déja dit, ce ſont ceux qui naiſſent avec le penchant à la vertu. On ſe ſert auſſi de cette expreſſion pour déſigner ceux qui ne ſont pas nés dans une condition obſcure ou baſſe.

Emilie.

Et qu’eſt-ce que c’eſt que d’être déshonoré ?

La Mere.

C’eſt avoir perdu l’eſtime de ſes ſemblables, ſoit par ſes actions, ſoit par ſa façon de penſer ; c’eſt s’être dégradé, & avoir mérité de deſcendre dans l’opinion des autres au deſſous de l’état où le ſort nous a mis.

Emilie.

Mais, Maman, vos gens diront ce que vous voudrez… Si vous les priiez de ne rien dire de fâcheux ſur mon compte.

La Mere.

Comment, vous pourriez vous abaiſſer juſqu’à prier des domeſtiques de ne pas parler de vous ? Voyez comme une faute peut avilir.

Emilie.

Mais, s’ils en parlent, cela me fera tort.

La Mere.

Eh bien, c’eſt la ſuite néceſſaire des fautes. La peut-on prévenir par une baſſeſſe ? C’eſt ajouter à une premiere faute une faute plus grave & bien plus humiliante.

Emilie.

Il n’y a point de profit à cela.

La Mere.

Il y a celui que les gens dont on redoute l’indiſcrétion, au lieu d’une faute, en ont deux à divulguer. Car vous croyez bien qu’ils ſe vanteront des inſtances qu’on leur aura faites pour obtenir leur ſilence.

Emilie.

Voilà un cruel inconvénient, auquel je n’avais pas penſé.

La Mere.

Ne penſez-vous pas qu’il eſt plus court de ne pas faire de fautes, de faire bien, là tout ſimplement, tout naturellement ?

Emilie.

En vérité, Maman, je le penſais en ce moment.

La Mere.

Voyez comme c’eſt commode. On n’a rien à cacher, rien à déguiſer. On dort bien tranquillement, & le lendemain on ſe leve la tête haute ; on ne craint pas qu’on parle de nous, ou ſi quelqu’un en veut parler abſolument, tant mieux, il n’aura que du bien à dire.

Emilie.

Ah, ſi je n’avais pas eu la bêtiſe de pleurer comme une petite folle, perſonne n’en aurait rien ſu.

La Mere.

Et ſi on ne l’avait pas ſu, vous n’auriez pas été repréhenſible ?

Emilie.

Mais, pardonnez-moi.

La Mere.

Le mal eſt-il qu’on ait ſu votre faute, ou que vous l’ayez commiſe ?

Emilie.

Le premier mal c’eſt bien de l’avoir faite ; mais qu’elle ait été connue, c’en eſt un ſecond.

La Mere.

Et qui n’exiſterait pas ſans le premier.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et puis, croyez-vous qu’il ſoit aiſé de ſe pardonner d’avoir mal fait, quand même la faute reſterait ignorée ? Ne penſez-vous pas que ſi l’on prend l’habitude de faire des fautes ignorées, on en fera bientôt de publiques ?

Emilie.

Pourquoi cela, Maman ?

La Mere.

Parce que l’habitude, mon enfant, devient une ſeconde nature, dit le proverbe. Le premier jour que nous arrivons à la campagne & que nous quittons Paris, êtes-vous auſſi en train de courir & de vous promener que quand nous y avons paſſé pluſieurs mois, & que vous vous êtes promenée tous les jours ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

La premiere fois que vous avez joué au volant, y avez-vous joué auſſi bien, & avez-vous jetté votre volant auſſi haut que vous l’avez fait depuis ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Qui donc vous a donné la facilité d’y jouer comme vous le faites à préſent, & de faire des promenades auſſi longues ſans vous fatiguer ?

Emilie.

Je ne ſais pas.

La Mere.

C’eſt qu’en vous promenant habituellement, vous acquérez la force de faire tous les jours un peu plus de chemin, & vous parvenez enfin à faire de très-grandes courſes ſans vous fatiguer, parce que vous fortifiez votre corps par un exercice continuel.

Emilie.

Si j’étais pluſieurs jours ſans marcher, je ne pourrais donc plus aller à Saint-Cloud ?

La Mere.

Cela vous ſerait beaucoup plus difficile, & vous reviendriez ſi laſſe que cela vous dégoûterait peut-être de la promenade. Vous éprouvez la même choſe pour vos leçons ; quand vous avez été quelques jours ſans apprendre par cœur, vous n’apprenez plus auſſi facilement.

Emilie.

Oui, parce que j’en ai perdu l’habitude ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Tout juſte ; & il en eſt de l’exercice des vertus, comme de l’exercice du corps & de l’eſprit.

Emilie.

Bon !

La Mere.

Sans doute. Si vous ne vous exercez pas ſeule & volontairement à bien remplir vos devoirs, ſans prendre garde à la diſpoſition où vous vous trouvez, & ſans penſer au blâme ou à l’éloge qui pourra vous en revenir ; ſi vous n’aimez pas à mériter votre propre approbation autant que la mienne ou celle de tout le monde, vous n’acquerrez jamais de force ſur vous-même ; vous ferez des fautes en public, parce que vous n’aurez pas contracté l’habitude de bien faire étant ſeule, & vous finirez par n’avoir l’approbation de perſonne.

Emilie.

Et bien, je ſens cela par exemple ; cela eſt vrai ; quand j’ai bien fait pluſieurs jours de ſuite, j’ai moins de peine à étudier ; & quand j’ai bien étudié, je n’ai pas d’humeur.

La Mere.

C’eſt que rien n’en donne comme d’être mécontent de ſoi.

Emilie.

Cela pourrait bien être.

La Mere.

A votre place je prendrais l’habitude de faire toujours le mieux qu’il me ſerait poſſible.

Emilie.

C’eſt bien mon projet.

La Mere.

D’autant que vos devoirs ne ſont pas ſi pénibles, & que je ne connais point d’enfant moins accablé de leçons & d’études.

Emilie.

Mais, Maman, ce n’eſt pas ma faute. Vous me refuſez la moitié des maîtres que je vous demande.

La Mere.

J’aime mieux qu’on faſſe peu & bien.

Emilie.

Et qu’il reſte du temps pour ſauter, danſer, travailler au potager, arroſer le parterre ; n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Et m’importuner. Lorſque vous aurez douze ou quatorze ans & une ſanté de fer, je vous donnerai tous les maîtres que vous déſirerez.

Emilie.

Allons, c’eſt me renvoyer bien loin, il faut prendre patience… Mais, Maman, comment fait-on pour ſe garantir du danger des fautes cachées ?

La Mere.

Quand on eſt jeune, on a une amie éclairée & tendre, à laquelle on ne cache rien de ce qu’on fait, que ce ſoit bien ou mal.

Emilie.

Ah, Maman, je l’ai cette amie ; je vous promets que je vous dirai tout.

La Mere.

N’avez-vous jamais remarqué une choſe ?

Emilie.

Quoi, Maman ?

La Mere.

C’eſt qu’une faute a toujours des ſuites fâcheuſes, & qu’on n’en eſt pas quitte pour dire : Je ne la ferai plus.

Emilie.

Je n’avais jamais remarqué cela.

La Mere.

Voyez vous-même. Repaſſez dans votre eſprit tous les torts que vous avez eus, & vous connaîtrez bientôt que quand même votre faute ſerait reſtée ignorée, vous n’en auriez pas pour cela évité les ſuites.

Emilie.

Mais, quand j’ai eu de l’humeur & de l’impatience, ſi on ne l’avait pas ſu, qu’eſt-ce qui m’en ſerait arrivé ?

La Mere.

Premiérement que l’humeur & l’impatience nuiſent à la ſanté. Que tout ce que l’on fait avec humeur & impatience eſt mal fait & mauſſade, & que c’eſt par conſéquent à recommencer. Que quand on s’y laiſſe aller, on prend par dépit & par déraiſon toujours le plus mauvais parti dans ce que l’on a à faire. Il en ſerait de même ſi vous reſtiez étourdie, inappliquée, indocile. Suppoſé que perſonne ne ſût rien de votre conduite, tout le monde, en vous voyant, n’en devinerait pas moins que vous n’avez pas répondu à l’éducation qu’on vous a donnée.

Emilie.

Ainſi tout ſe ſait ou ſe devine ?

La Mere.

Oui, tôt ou tard, tout ce qui eſt, ſe découvre & ſe ſait.

Emilie.

Hier, Maman, quand je me ſuis levée, j’ai dit à ma bonne : Aujourd’hui je jouerai toute la journée, & je ſerai bien heureuſe ; & point du tout, toutes les fois que je dis cela, tout va de travers.

La Mere.

Ce n’eſt pas de faire le projet d’être heureuſe qui vous porte malheur ; c’eſt que vous vous trompez ſur les moyens.

Emilie.

Comment ſe trompe-t-on ſur les moyens ?

La Mere.

Quand vous voulez aller promptement de la porte de Boulogne à la Muette, quel chemin prenez-vous ?

Emilie.

Je vais tout droit au rond de Mortemar, & puis encore tout droit à la Muette.

La Mere.

Et ſi, voulant arriver promptement, vous preniez d’abord le chemin de la porte Maillot, pour vous rendre par des allées détournées au rond de Mortemar ?

Emilie.

Mais, je n’y arriverais pas ſi vîte.

La Mere.

Et pourquoi ?

Emilie.

C’eſt qu’il y a plus de chemin.

La Mere.

Ainſi vous vous ſeriez trompée ſur les moyens d’arriver promptement à la Muette. C’eſt à-peu-près de même que vous vous trompez ſur les moyens d’arriver au bonheur ; il eſt à droite, & vous prenez à gauche.

Emilie.

Mais comment ſe trompe-t-on à ce point ?

La Mere.

Par légéreté, par ignorance. C’eſt que vous n’avez pas des idées aſſez juſtes ſur ce qui vous eſt utile, & que vous entendez mal vos intérêts.

Emilie.

Mais comment fait-on pour les bien entendre ?

La Mere.

On cauſe avec ſon amie en queſtion ; on réfléchit, & l’on fait ſon profit de ce que l’on entend & qu’on ſent être vrai.

Emilie.

Voilà un remede fort agréable, ma chere Maman… Mais à propos, ſavez-vous qu’on dit que ce petit Dupleſſis n’écoute jamais ſa mere, & que ſon pere le bat toute la journée. Au reſte, je ne l’ai pas vu. Je ne ſais pas ce que font les laquais. Vous m’avez dit qu’il ne fallait pas leur parler ſans néceſſité… Maman… Bon ! je ne ſais plus ce que je voulais dire… Irons-nous promener aujourd’hui ?

La Mere.

S’il fait beau.

Emilie.

Oh, je crois qu’il fera beau, il faut aller bien loin, bien loin… Ah, ſi vous vouliez, Maman, nous irions boire du lait à cette ferme, & puis vous me diriez comment il faut faire pour ne me plus tromper ſur les moyens.

La Mere.

Et ſur quels moyens voulez-vous apprendre à ne vous plus tromper ?

Emilie.

Mais ſur ce que nous avons dit, Maman ; c’eſt pour n’être pas attrapée quand je veux être heureuſe, quand je me propoſe, par exemple, de jouer toute la journée.

La Mere.

Mais premiérement, c’eſt qu’on n’eſt pas heureuſe, en jouant toute la journée.

Emilie.

Pourquoi donc ?

La Mere.

Parce que le jeu ne fait plaiſir qu’au tant qu’il délaſſe d’une occupation ſérieuſe.

Emilie.

Bon ! Je croyais que rien n’était ſi joli que de jouer toujours.

La Mere.

Et moi je crois qu’il n’y a rien de ſi ennuyeux que de vouloir toujours s’amuſer. Si vous n’aviez autre choſe pour votre amuſement que votre poupée & votre petit ménage, n’en ſeriez vous pas bientôt laſſe ?

Emilie.

Oui ; mais je change de jeu.

La Mere.

Et après l’avoir changé, vous vous en laſſez de même.

Emilie.

Ah, cela eſt vrai pourtant. Quand j’ai quelquefois joué toute la journée, il y a des momens où je ne ſais plus que faire de mon corps.

La Mere.

Savez-vous pourquoi ?

Emilie.

Non, Maman.

La Mere.

Parce que vous n’avez rien ſu faire de votre eſprit qui demande auſſi à travailler. Et moi, je vous ai laiſſé faire, & je me ſuis dit : Son expérience lui apprendra mieux que moi que le nombre des amuſemens eſt très-borné, que pour y trouver toujours un plaiſir ſûr, il faut les faire précéder de travail, & que ce n’eſt qu’à ce prix qu’on n’eſt jamais ni déſœuvré ni ennuyé.

Emilie.

Je vous jure, Maman, que vous parlez comme l’évangile.

La Mere.

Parce que vous avez été quelquefois heureuſe, en jouant après avoir bien rempli vos devoirs, vous dites, il n’y a qu’à toujours jouer. Cela eſt-il ſenſé ?

Emilie.

Mais, Maman, vous ſavez donc tout ce que je penſe ?

La Mere.

A-peu-près.

Emilie.

Et comment faites-vous ?

La Mere.

Je tâche de me rappeller ce que je penſais à votre âge.

Emilie.

Bon ! Eſt-ce que vous me reſſembliez ?

La Mere.

Mais les enfans ſe reſſemblent beaucoup. N’eſt-il pas vrai que l’objet de tous vos déſirs eſt de vous éviter de la peine & de vous procurer du plaiſir ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Quand vous faites vos devoirs avec négligence, avec pareſſe, quelle eſt l’idée qui vous occupe ?

Emilie.

C’eſt que je redoute la peine qu’il faut que je me donne.

La Mere.

Et que vous aimeriez mieux jouer, chanter, danſer, ou, ce qui pis eſt, baguenauder.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

C’eſt donc pour éviter la peine & pour avoir du plaiſir plus vîte, que vous faites mal. Qu’en arrive-t-il ?

Emilie.

Ah, il en arrive tout le contraire.

La Mere.

Mal faire prend plus de temps que de bien faire, n’eſt-il pas vrai ?

Emilie.

Et puis l’humeur me gagne.

La Mere.

Et dès ce moment, on fait tout de travers, & l’on eſt, je crois, bien contente de ſoi.

Emilie.

Oh, à faire pitié, Et puis, quand on eſt dans cet état, il faut ſe préſenter devant vous.

La Mere.

Et moi, je vous demande : Emilie, êtes-vous contente ?

Emilie.

Maman, c’eſt une terrible queſtion. Et puis, mon coup-d’œil vous répond. Et puis, il vous prend un ſilence. Ah le cruel ſilence ! Pourquoi donc ne me grondez-vous pas bien fort ?

La Mere.

C’eſt que je ne ſais pas gronder quand je ſuis affligée.

Emilie.

Cependant cela me ferait bien plaiſir. Mais vous n’avez pas pitié de votre Emilie.

La Mere.

Parce que je ne la gronde pas ?

Emilie.

Mais oui ; cela fait durer la peine tout le jour, & ſouvent une partie de la nuit.

La Mere.

Et adieu les jeux & les plaiſirs.

Emilie.
Et le contentement.
La Mere.

Et tout cela, pour s’éviter de la peine & pour ſe procurer du plaiſir !

Emilie.

C’eſt que ce que je veux me ferait plaiſir, au moins ſuivant mon idée, & que ce qu’on exige de moi, ne m’en fait pas.

La Mere.

Mais ſi vous diſiez : Allons, courage ! un mauvais quart-d’heure eſt bientôt paſſé. Ne ſoyons pas diſtraite. Un peu d’attention, un peu d’application ! Allons ! allons !

Emilie.

Ah, quand cela m’arrive, mes devoirs ſont faits dans un clin-d’œil ; je ſuis heureuſe, heureuſe… Tenez, ma petite Maman, je ſens là quelque choſe dans mon cœur qui me rend ſi aiſe, ſi aiſe !… Oh, comme je ſuis gaie & contente !

La Mere.

Ainſi, quand vous faites le contraire, vous vous trompez évidemment ſur les moyens qui menent au bonheur. Ne ſerait-il pas plus ſage, dans ce cas, de ſe dire : Au lieu du bien que je cherche, il va m’arriver malheur, ſi je me laiſſe aller à ma fantaiſie ; & ſi au contraire je ſais la vaincre, je jouirai d’un bonheur plus grand que celui auquel je renonce.

Emilie.

Et lequel donc ?

La Mere.

Le plus grand de tous, celui qu’il n’eſt au pouvoir de perſonne de vous faire perdre, quand une fois vous l’avez.

Emilie.

Maman, apprenez-moi donc vîte ce que c’eſt.

La Mere.

Mais c’eſt vous qui me l’avez appris. C’eſt d’être contente de vous, de ſentir là au cœur ce qui vous rend ſi aiſe. Je ne ſais comment on a le courage de ſe priver d’un ſi grand bonheur.

Emilie.

Oh, c’eſt vrai, c’eſt le plus grand plaiſir quand j’ai là au cœur je ne ſais quoi qui me fait rire toute ſeule. Comment cela s’appelle-t-il, Maman ?

La Mere.

Cela s’appelle la joie de la bonne conſcience.

Emilie.

Qu’eſt-ce que c’eſt que la conſcience ?

La Mere.

C’eſt un ſentiment intérieur qui nous avertit, malgré nous, de notre conduite.

Emilie.

Quoi, eſt-ce que cela parle ?

La Mere.

Non-ſeulement cela parle, mais cela crie au dedans de nous, & nous met fort mal à notre aiſe, quand nous avons fait une faute, même ignorée ; cela nous fait auſſi rougir des louanges qu’on nous donne, quand nous ne les méritons pas.

Emilie.

Et quand nous les méritons, qu’eſt ce que dit la conſcience ?

La Mere.

Elle approuve, & c’eſt ſon approbation qui nous rend la louange vraiment agréable. Car puiſqu’elle nous rend heureux toute ſeule, & indépendament de l’approbation des autres, & que celle-ci au contraire ne nous flatte pas un inſtant ſi notre conſcience la contredit, vous jugez combien il eſt important qu’elle ſoit contente. Vous ſentez auſſi pourquoi une faute n’eſt pas moins fâcheuſe quand elle eſt ignorée, que lorſqu’elle eſt connue ; & pourquoi une bonne action nous procure tout autant de ſatisfaction quand elle eſt cachée, que lorſqu’elle eſt ſue. C’eſt qu’au moment où l’on s’y attend le moins, notre conſcience ſe met à crier, nous fait des reproches, ou nous approuve, & nous met par conſéquent bien ou mal à notre aiſe.

Emilie.

Je l’ai entendue quelquefois, Maman ; mais il me ſemble qu’elle ne crie pas ſi fort quand elle loue que lorſqu’elle blâme.

La Mere.

Et elle fait très-bien. Quand elle a loué, il ne reſte rien à faire qu’à jouir de ſa louange ; mais quand elle blâme, il reſte à ſe corriger, & ſi elle criait moins fort, peut-être ne s’y déterminerait-on pas, du moins tout de ſuite.

Emilie.

Il faut donc toujours l’écouter ?

La Mere.

Et chercher à entendre ce qu’elle dit. C’eſt un guide ſûr, qui ne nous abandonne pas ; c’eſt une amie que nous avons toujours avec nous, & qu’on ne ſaurait trop ménager. Il ne ſuffit pas de l’écouter, il faut s’accoutumer à queſtionner cette amie pluſieurs fois dans le jour, & la prier de nous dire ſon avis ſur nos actions.

Emilie.

C’eſt drôle, quelque choſe qui parle comme cela tout bas en nous-mêmes ! Je vous promets, Maman, que je lui parlerai tous les jours, je lui demanderai bien exactement : Ma conſcience, êtes-vous contente ?

La Mere.

Et ſi elle répond : Non, Mademoiſelle ?

Emilie.

Oh, je lui apprendrai bien à dire, & encore bien haut : Oui.