Humblot (1p. 130-176).

SIXIEME
CONVERSATION.


Emilie.

Maman, Maman, embraſſez-moi !

La Mere.

Très-volontiers. Vous me direz ſans doute pourquoi ?

Emilie.

Oui, Maman, c’eſt que je le mérite bien ; c’eſt que je ſuis bien ſavante à préſent : je ſais trois choſes de plus.

La Mere.

Trois choſes ! Mais vraiment c’eſt beaucoup de choſes. Sont-elles belles ? Sont-elles utiles ?

Emilie.

Vous allez voir, Maman… C’eſt que je ſais qu’il y a quatre élémens, le feu, l’eau, la terre & l’air.

La Mere.

Bon !

Emilie.

Oui, Maman, c’eſt très-vrai. Et puis élément veut dire principe qui fait agir. Vous voyez que je l’ai bien retenu. Mais ce n’eſt pas tout.

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

Tenez, Maman, écoutez. Il y a trois choſes encore qu’on appelle les trois regnes. Le regne végétal, que vous avez eu la bonté de m’expliquer l’autre jour ; ce ſont les fruits, les arbres, tout ce qui ſe ſeme ou ſe plante ; vous ſavez bien ? Et puis le regne minéral, qui ſont les pierres, l’or, l’argent, le fer, qu’on appelle mines, & qui ſe forment au fond de la terre ; & puis le regne animal, qui ſont tous les animaux, les bêtes, les poiſſons, les oiſeaux & les hommes ; & voilà de quoi le monde eſt compoſé.

La Mere.

Et c’eſt pour tout cela qu’il a fallu nous embraſſer ?

Emilie.

Oui ſûrement, ma chere Maman. Eſt-ce que vous n’êtes pas bien aiſe que je ſache tout cela ? Je ſais tout ce qu’il y a dans le monde à préſent.

La Mere.

Croyez-vous cela ?

Emilie.

Mais, oui, Maman. Eſt-ce qu’il y a encore autre choſe ?

La Mere.

Et à qui avez-vous l’obligation de toute cette belle ſcience ?

Emilie.

Maman, j’aurai l’honneur de vous le dire. Mais dites-moi donc, ma chere Maman, ſi vous n’êtes pas bien contente de moi.

La Mere.

Je le ſuis de votre émulation & du plaiſir que vous avez, en croyant m’en avoir fait. Je vous en ſais très-bon gré, je vous en remercie même. Il ne s’agit plus que de voir ſi après avoir appris tout cela, il ne vaut pas mieux l’oublier.

Emilie.

Pourquoi donc, Maman ?

La Mere.

C’eſt que je crains que vous ne compreniez pas un mot de ce que vous croyez ſi bien ſavoir : & rien n’eſt ſi dangereux, à votre âge ſur-tout, que de parler de choſes qu’on n’entend pas ; il en arrive toutes ſortes d’inconvéniens.

Emilie.

Mais, pardonnez-moi, Maman, j’entends très-bien tout ce que j’ai appris.

La Mere.

C’eſt ce que nous allons voir. Reprenons un peu ce que vous avez dit. Il y aura peut-être de quoi cauſer huit jours, avant de comprendre un ſeul des grands mots dont vous m’avez fait une ſi belle litanie.

Emilie.

Ah, tant mieux, Maman, j’aime tant à cauſer avec vous ! Et puis il pleut depuis ce matin. Point de promenade, & j’eſpere qu’il ne viendra perſonne ; nous aurons bien du temps.

La Mere.

Profitons-en. Eh bien, vous dites donc qu’il y a quatre élémens ?

Emilie.

Oui, Maman. Le feu, l’air…

La Mere.

Oh, doucement, je ne vais pas ſi vîte, moi. Je dis, comme Monſieur Gobemouche, entendons-nous.

Emilie
(rit de tout ſon cœur.)

Monſieur Gobemouche !… Voilà un drôle de nom ! Qui eſt ce Monſieur Gobemouche ?

La Mere.

C’eſt un original qui n’a que faire à notre converſation ; nous en parlerons une autre fois. Nous diſions qu’il y a quatre élémens ; mais n’y en a-t-il que quatre ?

Emilie.

Je ne ſais pas, on ne m’en a montré que quatre.

La Mere.

Et qu’eſt-ce qu’ils font ces quatre élémens qu’on vous a montrés ?

Emilie.

Ah, j’avais oublié… ils font aller le monde.

La Mere.

Mais qu’eſt-ce que c’eſt que le monde ?

Emilie.

Mais, Maman, c’eſt tout cela. C’eſt Paris, c’eſt le bois de Boulogne, c’eſt Saint-Cloud. Voilà tout.

La Mere.

Voilà tout ? En ce cas ce monde n’eſt pas trop vaſte. Vos quatre élémens font donc aller Saint-Cloud & le bois de Boulogne ? Et comment cela ?

Emilie.

Ah, je ne ſais pas.

La Mere.

Bon, voilà déja notre ſcience un peu en défaut. Tâchons de nous remettre ſur la voie. Voyons ce qu’il y a dans le monde que vous connaiſſez. De quoi eſt-il compoſé ? qu’eſt-ce que vous y voyez ?

Emilie.

Mais des champs, des maiſons, des rivieres, des hommes, des animaux. Eſt-ce cela, Maman, qui eſt le monde ?

La Mere.

Oui, il y a de tout cela dans le monde. Mais ſi vous regardez au deſſus de vous, le ciel, les aſtres, beaucoup d’autres choſes dont je ne vous parlerai pas encore, en font auſſi partie. Revenons à nos moutons. Vous m’avez parlé de rivieres. Qu’eſt-ce que c’eſt que des rivieres ?

Emilie.

C’eſt de l’eau.

La Mere.

Mais voilà de l’eau dans cette carafe, eſt-elle une riviere ?

Emilie.

Non, Maman ; mais une riviere c’eſt pourtant de l’eau.

La Mere.

C’eſt-à-dire qu’il y a de l’eau dans une riviere ; mais pour que cette eau forme une riviere, qu’eſt-ce qu’il faut ?

Emilie.

Ah, je le ſais, je m’en ſouviens, ma bonne me l’a dit. D’abord l’eau ſort de terre, elle forme un petit ruiſſeau ; & puis ce petit ruiſſeau augmente, augmente ; & puis, quand il eſt bien grand, on l’appelle riviere. N’eſt-ce pas cela, Maman ?

La Mere.

A la bonne heure. Une riviere eſt donc compoſée d’une grande quantité d’eau qui ſuit ſon cours…

Emilie.

Qu’eſt-ce que cela veut dire qui ſuit ſon cours ?

La Mere.

Cela veut dire qu’elle coule dans ſon lit, & qu’elle ne ſe perd pas dans la terre depuis l’endroit où elle en eſt ſortie, qui s’appelle la ſource, juſqu’à ce qu’elle trouve une autre riviere où elle tombe, & où elle ſe perd, en confondant ſes eaux dans les ſiennes.

Emilie.

Ah, ah ! Et la Seine où eſt-ce qu’elle ſe perd ?

La Mere.

La Seine va tomber dans la mer, & à cauſe de cela on l’appelle un fleuve. Voilà la différence des fleuves aux rivieres ; les fleuves tombent dans la mer, & les rivieres dans d’autres fleuves ou rivieres.

Emilie.

Mais on dit pourtant la riviere de Seine ?

La Mere.

On le dit ; mais c’eſt un fleuve. Ah ça, il y a une heure que nous parlons d’eau, & il n’eſt pas bien ſûr encore que nous ſachions ce que c’eſt.

Emilie.

C’eſt ce qui ſert à boire, à faire du thé.

La Mere.

Vous me dites-là ſon uſage ; mais vous ne me dites pas ce que c’eſt.

Emilie.

Maman, je ne le ſais pas, je vous prie de vouloir bien me le dire.

La Mere.

Comment, votre ſcience reſſemble à celle des perroquets ? Dès qu’on vous change la demande, vous n’y êtes plus ? Ce ſerait une preuve que vous n’attachez nulle idée préciſe à ce que vous dites. Vous m’avez dit tout-à-l’heure que l’eau eſt un des quatre élémens de la nature.

Emilie.

Ah, cela eſt vrai.

La Mere.

Et ſa principale qualité, celle qui la diſtingue des autres ?

Emilie.

Maman, je ne ſais.

La Mere.

C’eſt d’être liquide, fluide.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai.

La Mere.

Et avec de l’attention vous l’auriez découvert toute ſeule.

Emilie.

Vous le croyez, Maman ?

La Mere.

Un corps liquide eſt l’oppoſé d’un corps ſolide, qui ne ſe laiſſe pas pénétrer & ſéparer comme l’autre.

Emilie.

J’entends. Mais nos quatre élémens qui font aller le monde ?

La Mere.

A propos ! Et comment s’y prennent-ils pour le faire aller ?

Emilie.

Ah, Maman, cela n’y était pas.

La Mere.

Comment cela n’y était pas ? Où cela n’était-il pas ?

Emilie.
Dans le livre où j’ai appris,
La Mere.

Vous avez appris dans un livre ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

Emilie, ſonnez. Qu’on nous apporte de l’eau froide dans une petite jate.

Emilie.

Pourquoi faire, Maman ?

La Mere.

Vous allez voir. (On apporte une jate d’eau ſur la table.) Venez ici, Emilie, approchez votre main, & voyez comme cette eau eſt froide.

Emilie.

Oui, c’eſt bien froid.

La Mere.

Je vais mettre mes mains dans cette jate, & je les y laiſſerai tandis que nous allons parler d’autres choſes ; enſuite vous verrez. Dites-moi ce que c’eſt que ce livre qui vous a rendu ſi habile ?

Emilie.

Maman, vous ſavez bien qu’hier, quand vous m’avez amenée à Paris, vous m’avez deſcendue au Palais royal avec ma bonne, pendant que vous alliez à vos affaires.

La Mere.

Eh bien ?

Emilie.

J’ai trouvé Mademoiſelle de Saly ; c’eſt ma bonne amie, Maman, vous ſavez bien. Elle m’a montré un joli petit livre qu’on lui a donné pour apprendre & pour s’amuſer. Il eſt joli… il eſt tout bleu… & il y avait cela dedans, & moi je l’ai appris bien vîte, parce que j’ai dit : Maman ſera bien ſurpriſe, & cela lui fera plaiſir.

La Mere.

Emilie, ſi nous faiſions bien, je crois que nous ne nous quitterions jamais, & vous ne ſortiriez plus ſans moi.

Emilie.

Ah, Maman, que je ſerais aiſe ! Oh je vais être bien ſage ! Mais pourquoi me dites-vous cela à préſent ? Etes-vous fâchée de ce que j’ai appris les élémens & les… les quoi donc ? Comment eſt-ce que l’on appelle ce que j’ai appris encore ?

La Mere.

Je n’en ſuis pas fâchée ; mais je voudrais bien que vous ne devinſſiez pas un perroquet.

Emilie.

Un perroquet ! C’eſt un oiſeau ?

La Mere.

Oui, c’eſt un oiſeau qui répete les mots qu’il a entendus, mais qui ne ſait ce qu’il dit, parce qu’il ne peut pas comprendre les mots qu’il prononce ; & quand de jeunes perſonnes répetent à tort & à travers ce qu’elles entendent dire, ou ce qu’elles ont lu, comme cela leur arrive ſouvent, elles font comme des perroquets.

Emilie.

Mais, Maman, quand je demande l’explication des choſes que je n’entends pas, je ne fais pas comme un perroquet.

La Mere.

Cela eſt vrai ; mais il y a des choſes que l’on ne ſaurait vous expliquer, parce que vous n’êtes point en âge de les comprendre ; ce que l’on pourrait vous dire ne ſervirait qu’à brouiller vos idées, ou vous en donnerait de fauſſes.

Emilie.

Comment cela, Maman ?

La Mere.

Par exemple, vous ſavez très-bien lire à préſent.

Emilie.

Pas mal.

La Mere.

Mais avant que vous le ſuſſiez, ſi l’on avait commencé à vous faire lire un mot en entier, ſans vous faire connaître vos lettres, qu’eſt-ce qui en ſerait arrivé ?

Emilie.

Je crois que je n’aurais pas pu.

La Mere.

Pardonnez-moi. Le mot Maman, par exemple, à force de vous le montrer & de vous le faire prononcer, toutes les fois que vous auriez retrouvé ce mot dans un livre, vous l’auriez enfin reconnu, & vous auriez dit : c’eſt Maman ; mais vous n’auriez pas ſu que par-tout où vous auriez trouvé une M & un a, cela faiſait Ma ; que par-tout où vous auriez trouvé m, a, n, cela faiſait man. De même, ſi l’on commence par vous expliquer aujourd’hui nombre de mots qui demandent des connaiſſances que vous n’avez point encore, vous croirez avoir appris quelque choſe, & cependant vous ne ſaurez véritablement rien ; vous n’en ſerez pas plus avancée que ſi l’on vous avait fait lire par routine & par mémoire, ſans vous apprendre à épeler.

Emilie.

Ah, cela eſt vrai, Maman, je comprends cela.

La Mere.

Voilà pourquoi je dirige le choix de vos lectures, & ne vous laiſſe pas lire dans tous les livres indiſtinctement ; & voilà pourquoi je n’aime pas que vous caufiez avec toutes ſortes de perſonnes. Et voilà pourquoi, ma chere Emilie, je vous recommande tant de ne jamais vous ſervir de termes & de mots que vous ne comprenez pas, avant de m’en avoir demandé l’explication, ſoit que vous les ayez lus, ſoit que vous les ayez entendu dire.

Emilie.

Et pourquoi, Maman, ne faut-il demander qu’à vous ?

La Mere.

C’eſt que je ne connais perſonne qui prenne à vous un auſſi grand intérêt que moi. C’eſt que les queſtions des enfans fatiguent & importunent communément tout autre que leur mere ; & pour s’en débarraſſer, on leur répond ſouvent la premiere choſe qui vient en tête, qu’elle ſoit juſte ou non.

Emilie.

Fort bien ! On m’attrape donc, quand je demande aux autres ce que je n’entends pas ?

La Mere.

Cela arrive très-ſouvent ; & lorſque l’on a une fois une idée fauſſe dans la tête, il eſt très-difficile de la détruire, ſur-tout à votre âge, où l’on n’eſt pas encore en état d’en ſentir le côté faux.

Emilie.

Maman, voilà qui eſt fait, je ne paſſerai plus un mot que je n’entends pas, ſans vous le demander ; & je ne le demanderai qu’à vous, puiſque vous voulez bien m’inſtruire.

La Mere.

Voilà ce qui s’appelle de la raiſon.

Emilie.

Et puis, vous ne m’attrapez pas, vous, Maman ; vous ne m’avez jamais trompée, & vous ne vous ennuyez jamais de mes queſtions.

La Mere.

Au contraire, elles me font toujours plaiſir.

Emilie.

Mais pourquoi donc avez-vous toujours les mains dans cette eau ?

La Mere.

Vous ſouvenez-vous comme elle était froide, quand on l’a apportée ?

Emilie.

Oui, Maman, elle était bien froide.

La Mere.

Eh bien, touchez-la à préſent.

Emilie.

Ah, elle ne l’eſt plus ; vos mains l’ont échauffée.

La Mere.

Et comment cela s’eſt-il fait ?

Emilie.

C’eſt que vous aviez chaud.

La Mere.

Mais qu’eſt-ce qui fait que j’avais chaud ?

Emilie.

Je ne ſais pas.

La Mere.

Qu’eſt-ce qui vous réchauffe, quand vous avez froid ?

Emilie.

C’eſt le feu. Mais on n’a pas du feu dans le corps.

La Mere.

Pardonnez-moi, on y a du feu ; & ſi l’on n’en avait pas, on ne pourroit pas vivre ; le ſang ſe glacerait dans les veines, & l’on mourrait. Ce feu s’accroît & enſuite diminue avec l’âge ; & voilà pourquoi le vieux bon homme que vous avez vu l’autre jour, ne pouvait ſe réchauffer, quoique nous ſouffrions preſque de la chaleur.

Emilie.

Ah, ce pauvre bon homme, je m’en ſouviens, comme il tremblait ! Ma bonne lui fit boire du vin. Il n’avait donc plus de feu dans le corps ? Et moi, je ſuis donc un braſier ?

La Mere.

Sans doute.

Emilie.

Cependant je ne ſens pas mon corps embraſé ?

La Mere.

C’eſt que vous y avez auſſi de l’eau.

Emilie.

Bon !

La Mere.

Sûrement. Quand vous pleurez, qu’eſt-ce qui tombe de vos yeux ?

Emilie.

Ah, cela eſt vrai ; les larmes, c’eſt de l’eau.

La Mere.

Si nous n’avions pas ce liquide dans le corps, (car vous vous rappellez que la principale qualité de l’eau, c’eſt d’être liquide ou fluide,) il faudrait mourir deſſéché, comme les plantes que vous voyez flétries & prêtes à périr, quand la pluie leur manque.

Emilie.

Voilà pourquoi vous les arroſez, n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Et voilà pourquoi vous buvez.

Emilie.

Ah !… Mais, Maman, j’ai de l’eau dans le corps ; je ne devrais pas avoir ſoif.

La Mere.

Quand vous courez vîte ou longtemps, qu’eſt-ce qui vous arrive ?

Emilie

J’ai chaud.

La Mere.

Vous avez augmenté par le mouvement le feu qui vous anime : on a plus ou moins de ſoif, ſuivant que ce feu eſt plus ou moins fort.

Emilie

C’eſt donc pour l’éteindre, qu’on boit ?

La Mere.

Si vous l’éteignez, vous mourez.

Emilie

Ah, oui, c’eſt vrai. Mais éteindre pas tout-à-fait.

La Mere.

C’eſt pour rétablir & maintenir l’équilibre néceſſaire à la vie entre les ſolides & les liquides.

Emilie

Je n’entends pas bien cela, Maman.

La Mere.

Vous ſavez cependant ce que c’eſt qu’un corps ſolide & un corps liquide,

Emilie.

Oui ; mais c’eſt cet équilibre qui me chifone.

La Mere.

Je le crois bien ; auſſi je ne vous ai répondu que pour vous faire voir qu’il y a des choſes au deſſus de votre entendement, & dont il vaut mieux remettre l’explication à un autre temps. Si nous voulions nous perdre dans l’équilibre néceſſaire à la vie, je ne ſais ce qui arriverait de notre converſation. Reprenons où nous en étions. Vous voyez que le feu & l’eau ſont néceſſaires à la vie.

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

A préſent retenez votre reſpiration. Fermez-vous bien la bouche & le nez.

Emilie.

Maman, j’étoufe, je ne peux pas.

La Mere.

Vous voyez donc bien qu’il faut encore autre choſe à la vie que le feu & l’eau.

Emilie.

Ah, c’eſt l’air.

La Mere.

Ce n’eſt pas tout : notre chair eſt une matiere qui eſt ſujete à la corruption, & lorſqu’elle eſt deſſéchée, elle tombe en pouſſiere & redevient terre.

Emilie.

Oui, Maman, j’ai vu cela dans mon catéchiſme hiſtorique.

La Mere.

Eh bien, cette terre, le feu, l’air & l’eau ſont eſſentiels à la vie. Si vous étiez privée d’une de ces choſes, vous ne pourriez pas vivre, comme je vous l’ai fait voir.

Emilie.

Cela eſt vrai.

La Mere.

Et ces quatre choſes, le feu, l’eau, la terre & l’air ſont ce qui conſerve la vie à tout ce qui exiſte dans la nature.

Emilie.

Mais ce n’eſt donc pas des élémens, comme dit ce livre ?

La Mere.

Pardonnez-moi. On appelle la terre, le feu, l’air & l’eau les quatre élémens de la nature, parce qu’élément veut dire principe d’une choſe, ou ce qui lui fait être ce qu’elle eſt. A préſent vous entendez bien qu’élément veut dire principe d’une choſe ?

Emilie.

Oui, Maman.

La Mere.

On dit auſſi les élémens d’une ſcience, les élémens d’un art, les élémens de l’écriture. Qu’eſt-ce que cela veut dire, par exemple, les élémens de l’écriture ?

Emilie.

Mais ce n’eſt pas le feu, la terre...

La Mere.

Non, ce ſont les élémens de la nature, ceux-là.

Emilie.

Mais on ne m’a pas dit les autres.

La Mere.

Qu’eſt-ce que nous ſommes convenues qu’élémens voulaient dire ?

Emilie.

Elémens veut dire principes.

La Mere.

Eh bien, qu’eſt-ce que les élémens de l’écriture ?

Emilie.

Ah, c’eſt-à-dire, les principes de l’écriture.

La Mere.

Cela eſt vrai. Quand on dit les élémens d’une ſcience, on entend les principes d’une ſcience ; & quand on dit les quatre élémens de la nature, on entend les principes dont les choſes créées ſont compoſées.

Emilie.

A préſent j’entends bien, & je ne l’oublierai pas .... Maman, vous avez donc lu tous les livres ?

La Mere.

Pas tous ; mais je ne vous en donne point à lire ſans l’avoir lu, & je vous en ai dit la raiſon.

Emilie.

Je m’en ſuis bien apperçue; car l’autre jour, en liſant l’hiſtoire de la Mauvaiſe Fille, vous ſaviez que cette dame que je trouvais ſi méchante, n’avait pas d’enfans .... A propos, Maman, pourquoi n’eſt-il pas néceſſaire que nous faſſions lire cette hiſtoire à un certain monſieur qui poliſſone toujours avec moi ?

La Mere.

C’eſt que j’eſpere que vous ſerez bien-tôt aſſez raiſonnable pour qu’on ne poliſſone plus avec vous.

Emilie.

Mais, Maman, ſi vous lui diſiez que vous ne le voulez pas ?

La Mere.

Et pourquoi ne prenez-vous pas ce ſoin vous-même ?

Emilie.

C’eſt que vos paroles lui feront plus d’impreſſion que les miennes.

La Mere.

On n’a pas toujours beſoin de paroles pour ſe faire comprendre.

Emilie.
.

Comment donc ?

La Mere.

Par exemple, ſi vous ne faiſiez pas attention aux plaiſanteries de ce monſieur, il ſentirait bientôt que vous ne les aimez pas, qu’elles vous ſont à charge.

Emilie.

Ah, c’eſt vrai…. Mais c’eſt que, Maman, à vous dire la vérité, je m’en amuſe beaucoup.

La Mere.

Il ne faut donc pas dire qu’elles vous ſont déſagréables ; vous ſavez qu’une porte ne peut être ouverte & fermée à la fois.

Emilie.

Mais ce n’eſt pas moi qui les trouve mauvaiſes, c’eſt le livre. Il dit qu’il faut ſe faire reſpecter. Cela eſt-il gai, Maman ? Je crois que cet homme n’aime pas les gens qui s’occupent des enfans.

La Mere.

Quand il dit qu’il faut ſe faire reſpecter, il ne prétend pas qu’une petite morveuſe de votre âge puiſſe être reſpectable ; mais il veut dire qu’il faut faire reſpecter ſon ſexe. Ce ſexe étant faible par ſa nature, n’a d’autres moyens de ſe faire reſpecter que la réſerve & la modeſtie. Pour le reſte, c’eſt à vous de juger ſi le livre a tort ou raiſon.

Emilie.

J’aime mieux, Maman, que vous en jugiez, parce que ſuivant ce que vous me direz, je me conduirai avec ce monſieur aux oranges .... vous ſavez bien ?

La Mere.

Mais d’abord, j’ai remarqué que ce monſieur ne donne à la ſociété que très-peu d’inſtans, que ſes occupations lui laiſſent. Je trouve qu’il eſt bien naturel que pendant ces inſtans il cherche à s’amuſer, à ſe délaſſer.

Emilie.

Eh bien, Maman, c’eſt ce que j’ai toujours penſé.

La Mere.

Je crois qu’il aime beaucoup les enfans.

Emilie.

Oh ſûrement.


La Mere.

Il ne vous voit qu’à vos heures de récréation ; & peut-être à cauſe de l’affection qu’il vous porte, eſt-il bien aiſe d’y contribuer.

Emilie.

Je vous aſſure, Maman, que vous l’avez deviné.

La Mere.

Si en s’amuſant, il veut bien vous amuſer, il y a donc double profit ; & ſi vous n’en abuſez pas, il n’y a point de mal.

Emilie.

Ma chere Maman, vous avez raiſon. C’eſt ſingulier comme vous dites toujours vrai ! Ce livre m’avait barbouillé la tête ; je ne ſavais plus où j’en étais, ni ſur quel pied danſer.

La Mere.

Un livre peut bien ou mal dire. Il ne faut pas adopter ſans réflexion ce qu’on lit.

Emile.

Comment adopter ?

La Mere.

Cela veut dire faire ſon opinion de celle du livre qu’on lit. Votre opinion doit être le réſultat de vos réflexions.

Emile.

Eh bien, mes réflexions me diſent de n’être pas de l’avis du livre d’hier.

La Mere.

Et qu’il vaut mieux s’amuſer, rire & folâtrer que d’être raiſonnable.

Emile.

Mais non, Maman, cela ne vaudrait rien.... J’ai donc tort de n’être pas de l’avis du livre ?

La Mere.

Peut-être le mal n’eſt-il pas ſi grand de ſe livrer à la gaieté, à la légéreté, & même à l’étourderie du premier âge. Il s’agit, je crois, de bien connaître les limites. Tant qu’on reſte en deçà, tout eſt bien ; dès qu’on les franchit, tout devient mal : & une fille bien née ne les franchit jamais.

Emilie.

Qu’eſt-ce qu’une fille bien née ?

La Mere.

C’eſt celle que non-ſeulement ſes diſpoſitions naturelles portent au bien ; mais qui au milieu de la pétulance & de l’efferveſcence du premier âge, donne cependant des ſymptômes de diſcernement, conſerve un certain maintien qui prévient en ſa faveur, & ſait garder la meſure en toutes choſes, avec un tact qui lui promet, pour un âge plus avancé, tous les avantages de la raiſon & de la ſageſſe.

Emilie.

Eh bien, Maman, ſuis-je une fille bien née ?

La Mere.

Je l’eſpere.

Emilie.

J’ai donc du tact ?

La Mere.

C’eſt à vous à me le faire voir.

Emilie.

Et comment ?

La Mere.

En me prouvant que vous ſentez en toute occaſion la convenance des lieux, des temps, des perſonnes : car ce qui eſt bien dans un moment eſt très-déplacé dans un autre ; en montrant de la réſerve & de la réflexion juſques dans vos folies. Le tact ſe manifeſte machinalement dans les plus petites choſes. Par exemple, ſi ce monſieur qui a la complaiſance de s’occuper de vous, vous regardait comme une marionete, le livre aurait raiſon, & j’en ſerais fort affligée, parce qu’il me rappellerait Mademoiſelle d’Orville.

Emilie.

N’ayez pas peur, ma chere Maman. Il me traite comme un enfant, & non pas comme une marionete.

La Mere.

En ce cas tout eſt bien ; mais par où le jugez-vous ?

Emilie.

C’eſt que, quoique nous jouions toujours enſemble, il s’intéreſſe vraiment à mes progrès. Voyez comme il aſſiſte à mes exercices des premiers du mois, & comme il eſt content, quand j’ai mérité la croix : à voir ſon air de ſatisfaction, on croirait que c’eſt lui qui va la porter.

La Mere.

Oh pour le coup, voilà des faits ; & je vois bien que je puis être tranquille, & qu’il n’eſt pas néceſſaire que je me mêle de vos affaires avec lui.

Emilie.

Et puis, laiſſez-moi faire. Je m’en vais à l’avenir prendre bien garde auſſi à mon maintien.... Cela m’ennuiera peut-être un peu ; mais n’importe, pourvu que je vous plaiſe.... Ah, Maman, vraiment, voilà ce que c’eſt que de jaſer.... J’ai oublié.... Ma bonne m’a dit de vous prier, ſi vous envoyez à Paris, de faire paſſer chez la couturiere.

La Mere.

Voilà un terrible tort de ces quatre élémens & de tout ce qui s’en eſt ſuivi, de nous avoir fait oublier la couturiere.

Emilie.

C’eſt qu’elle n’a pas apporté ma robe neuve, & elle l’avait promiſe pour aujourd’hui.

La Mere.

Eh bien, apparemment qu’elle n’eſt pas finie ; ce ſera pour un autre jour.

Emilie.

Oh, c’eſt que je ſerai bien heureuſe, quand j’aurai ma robe neuve.

La Mere.

Et qu’eſt-ce qu’une robe neuve peut faire au bonheur ?

Emilie.

C’eſt que je ne ſuis pas fâchée d’être parée.

La Mere.

Eſt-ce que vous n’avez jamais eu de chagrin les jours où vous avez été parée ? N’avez-vous jamais pleuré avec une robe neuve ?

Emilie.

Pardonnez-moi, je ſais bien qu’elle ne fait rien aux chagrins.

La Mere.

Eſt-ce que l’on vous accorde tout ce que vous voulez les jours de parure ?

Emilie.

Non pas toujours.

La Mere.

Eſt-ce que mes amis ou moi-même, nous faiſons plus d’attention à vous, quand vous avez une belle robe ?

Emilie.

Mais non, Maman.

La Mere.

Quelles ſont donc les occaſions où l’on s’occupe le plus de vous, où l’on vous accorde le plus facilement ce que vous déſirez, & où vous éprouvez cette ſatisfaction intérieure qui fait que vous êtes ſi contente de vous, de moi & des autres ?

Emilie.

C’eſt, je crois, quand j’ai bien rempli tous mes devoirs, là tout courament, ſans chercher midi à quatorze heures.

La Mere.

En ce cas une robe neuve ne rend pas heureuſe ; car on a beau être parée, on n’en a pas moins de chagrin, quand on a des reproches à ſe faire. Et je vous ai vu ſouvent très-gaie, très-contente avec un petit foureau de toile, quelquefois même vers la fin du jour aſſez ſale.

Emilie.

Cependant, Maman, je vous aſſure qu’on a du plaiſir à être parée. Demandez plutôt à Mademoiſelle de Léry.

La Mere.

Oui, un plaiſir de vanité, auquel les petites filles attachent beaucoup de prix.

Emilie.

Mais ne peut-on pas prendre le plaiſir & laiſſer la vanité ? Un plaiſir eſt toujours une bonne choſe.

La Mere.

Oui, quand il eſt honnête & ſenſé, & qu’on le prend pour ce qu’il eſt.

Emilie.

Comment pour ce qu’il eſt ?

La Mere.

C’eſt-à-dire, quand on ne le prend pas pour le bonheur.

Emilie.

Oh le bonheur, c’eſt plus ſérieux.

La Mere.

Eh bien, puiſque nous y ſommes, cherchons un peu les conditions néceſſaires au bonheur.

Emilie.

Oui, cherchons… J’allais dire quelque choſe, mais je crois que je me trompe.

La Mere.

Qu’eſt-ce que cela fait ? Dites toujours. Ce n’eſt qu’en me diſant ce qui vous paſſe par la tête, que vous apprendrez à penſer juſte.

Emilie.

Oui, Maman ; mais ſi je dis mal ?

La Mere.

Alors je vous en avertirai. Maman, c’eſt que je voulais dire : Cherchons les élémens du bonheur.

La Mere.

Eh bien, vous auriez bien dit ; car c’eſt préciſément ce que je veux que vous trouviez.

Emilie.

Mais le bonheur c’eſt une choſe… Je voudrais le ſavoir… Mais non, ce n’eſt pas une ſcience.

La Mere.

Je crois que c’eſt la premiere de toutes les ſciences, celle qu’il importe le plus aux hommes de connaître.

Emilie.

Eſt-elle bien difficile à apprendre ?

La Mere.

Très-difficile & même impoſſible aux méchans ; mais très-aiſée pour ceux qui ſe ſervent de leur raiſon.

Emilie.

Ah, Maman, j’eſpere qu’elle ne ſera pas difficile pour moi.

La Mere.

Je l’eſpere auſſi. Nous avons déja vu que les beaux habits ne rendaient point heureux. Votre bonne n’a pas de fort beaux habits, elle n’eſt point riche : la croyez-vous heureuſe ?

Emilie.

Oh ſûrement, Maman, car elle rit & chante toujours ; je ne l’ai jamais vu triſte.

La Mere.

Tous ces payſans, tous ces domeſtiques que vous voyez danſer les dimanches à la porte du bois de Boulogne, vous les voyez contens, vous les voyez rire. Ils ne ſont cependant pas riches ; ce n’eſt qu’à force de travailler toute la ſemaine, qu’ils gagnent de quoi ſe nourrir & s’entretenir, eux & leurs enfans. Vous m’avez ſouvent parlé de leur gaieté. Nous pouvons donc conclure que les richeſſes ne ſont ſûrement pas néceſſaires au bonheur.

Emilie.

Mais qu’eſt-ce qui fait que tous ces pauvres gens ſont contens ?

La Mere.

Voyez, dites-moi votre idée.

Emilie.

Mais je crois que c’eſt parce qu’ils ont bien travaillé, & parce que l’on eſt content d’eux.

La Mere.

Vous avez raiſon. Eh bien, quel ſera donc le premier élément du bonheur dans tous les âges & dans toutes les conditions ?

Emilie.

Ce ſera d’avoir rempli ſon devoir & d’être content de ſoi ; n’eſt-ce pas, Maman ?

La Mere.

Cela eſt certain. On peut jouir de tous les avantages extérieurs, de grandes richeſſes, d’une bonne ſanté, & cependant n’être point heureux. Mais ſans biens, avec une ſanté faible, telle que vous m’en voyez, on peut ſe trouver heureux : car le vrai bonheur dépend de nous-mêmes.

Emilie.

Oui, il n’y a qu’à être bien ſage.

La Mere.

Et il n’y a pas de bonheur ſans ſageſſe ou quand on n’a pas rempli ſes devoirs, parce qu’alors on n’eſt content ni de ſoi ni des autres.

Emilie.

Voilà pourquoi les méchans ne ſont pas heureux, n’eſt-ce pas, Maman ?… Bon, voilà du monde !

La Mere.

Je n’en ſuis pas fâchée, nous avons aſſez jaſé aujourd’hui ; il eſt temps de ſonger à vos petits devoirs, puiſqu’il n’y a point de bonheur ſans eux.

Emilie.

Maman, j’ai encore quelque choſe à vous dire ſur le bonheur que je n’entends pas bien ; demain vous me permettrez de vous le dire, n’eſt-ce pas ?

La Mere.

Oui, vous ſavez que je cauſe tant qu’on veut.

Emilie.

En attendant je vais apprendre mon évangile.