Les Contes du lundi/Le Concert de la huitième

A. Lemerre (p. 192-198).


LE CONCERT DE LA HUITIÈME



Tous les bataillons du Marais et du faubourg Saint-Antoine campaient cette nuit-là dans les baraquements de l’avenue Daumesnil. Depuis trois jours l’armée de Ducrot se battait sur les hauteurs de Champigny ; et nous autres, on nous faisait croire que nous formions la réserve.

Rien de plus triste que ce campement du boulevard extérieur, entouré de cheminées d’usines, de gares fermées, de chantiers déserts, dans ces quartiers mélancoliques qu’éclairaient seulement quelques boutiques de marchands de vin. Rien de plus glacial, de plus sordide que ces longues baraques en planches, alignées sur le sol battu, sec et dur de décembre, avec leurs fenêtres mal jointes, leurs portes toujours ouvertes, et ces quinquets fumeux tout obscurcis de brume, comme des falots en plein vent. Impossible de lire, de dormir, de s’asseoir. Il fallait inventer des jeux de gamins pour se réchauffer, battre la semelle, courir autour des baraques. Cette inaction bête, si près de la bataille, avait quelque chose de honteux et d’énervant, cette nuit-là surtout. Bien que la canonnade eût cessé, on sentait qu’une terrible partie se préparait là-haut, et, de temps en temps, quand les feux électriques des forts atteignaient ce côté de Paris, dans leur mouvement circulaire, on voyait des troupes silencieuses, massées au bord des trottoirs, d’autres qui remontaient l’avenue en nappes sombres et semblaient ramper à terre, rapetissées par les hautes colonnes de la place du Trône.

J’étais là tout glacé, perdu dans la nuit de ces grands boulevards. Quelqu’un me dit :

« Venez donc voir à la huitième… Il paraît qu’il y a un concert. »

J’y allai. Chacune de nos compagnies avait sa baraque ; mais celle de la huitième était bien mieux éclairée que les autres et bourrée de monde. Des chandelles piquées au bout des baïonnettes allongeaient de grandes flammes ombrées de fumées noires, qui frappaient en plein sur toutes ces têtes d’ouvriers, vulgaires, abruties par l’ivresse, le froid, la fatigue et ce mauvais sommeil debout qui fane et qui pâlit. Dans un coin, la cantinière dormait, la bouche ouverte, pelotonnée sur un banc devant sa petite table chargée de bouteilles vides et de verres troubles.

On chantait.

À tour de rôle, messieurs les amateurs montaient sur une estrade improvisée au fond de la salle, et se posaient, déclamaient, se drapaient dans leurs couvertures avec des souvenirs de mélodrames. Je retrouvai là ces voix ronflantes, roulantes, qui résonnent au fond des passages, des cités ouvrières toutes pleines de tapages d’enfants, de cages pendues, d’échoppes bruyantes. Cela est charmant à entendre, mêlé au bruit des outils, avec l’accompagnement du marteau et de la varlope ; mais là, sur cette estrade, c’était ridicule et navrant.

Nous eûmes d’abord l’ouvrier penseur, le mécanicien à longue barbe, chantant les douleurs du prolétaire. Pauvro prolétairo… o… o… avec une voix de gorge, où la sainte Internationale avait mis toutes ses colères. Puis il en vint un autre, à moitié endormi, qui nous chanta la fameuse chanson de la Canaille, mais d’un air si ennuyé, si lent, si dolent, qu’on aurait dit une berceuse… C’est la canaille… Eh bien !… j’en suis… Et, pendant qu’il psalmodiait, on entendait les ronflements des dormeurs obstinés qui cherchaient les coins, se retournaient contre la lumière en grognant.

Soudain, un éclair blanc passa entre les planches et fit pâlir la flamme rouge des chandelles. En même temps un coup sourd ébranla la baraque, et presque aussitôt d’autres coups, plus sourds, plus lointains, roulèrent là-bas sur les coteaux de Champigny, en saccades diminuées. C’était la bataille qui recommençait.

Mais MM. les amateurs se moquaient bien de la bataille !

Cette estrade, ces quatre chandelles avaient remué dans tout ce peuple je ne sais quels instincts de cabotinage. Il fallait les voir guetter le dernier couplet, s’arracher les romances de la bouche. Personne ne sentait plus le froid. Ceux qui étaient sur l’estrade, ceux qui en descendaient, et aussi ceux qui attendaient leur tour, la romance au bord du gosier, tous étaient rouges, suants, l’œil allumé. La vanité leur tenait chaud.

Il y avait là des célébrités du quartier, un tapissier poète qui demanda à dire une chansonnette de sa composition, l’Égoïste, avec le refrain : Chacun pour soi. Et, comme il avait un défaut de langue, il disait : l’Égoïfte et Facun pour foi. C’était une satire contre les bourgeois ventrus qui aiment mieux rester au coin de leur feu que d’aller aux avant-postes ; et je verrai toujours cette bonne tête de fabuliste, son képi sur l’oreille et sa jugulaire au menton, soulignant tous les mots de sa chansonnette, et nous décochant son refrain d’un air malicieux :

Facun pour foi… facun pour foi.

Pendant ce temps, le canon chantait, lui aussi, mêlant sa basse profonde aux roulades des mitrailleuses. Il disait les blessés mourant de froid dans la neige, l’agonie aux revers des routes dans des mares de sang gelé, l’obus aveugle, la mort noire arrivant de tous côtés à travers la nuit…

Et le concert de la huitième allait toujours son train !

Maintenant nous en étions aux gaudrioles. Un vieux rigolo, l’œil éraillé et le nez rouge, se trémoussait sur l’estrade, dans un délire de trépignements, de bis, de bravos. Le gros rire des obscénités dites entre hommes épanouissait toutes les figures. Du coup, la cantinière s’était réveillée et, serrée dans la foule, dévorée par tous ces yeux, se tordait de rire, elle aussi, pendant que le vieux entonnait de sa voix de rogomme : Le bon Dieu, saoul comme un…

Je n’y tenais plus ; je sortis. Mon tour de faction allait venir ; mais tant pis ! il me fallait de l’espace et de l’air et je marchai devant moi, longtemps, jusqu’à la Seine. L’eau était noire, le quai désert. Paris sombre, privé de gaz, s’endormait dans un cercle de feu ; les éclairs des canons clignotaient tout autour et des rougeurs d’incendie s’allumaient de place en place sur les hauteurs. Tout près de moi, j’entendais des voix basses, pressées, distinctes dans l’air froid. On haletait, on s’encourageait…

« Oh ! hisse !… »

Puis les voix s’arrêtaient tout à coup, comme dans l’ardeur d’un grand travail qui absorbe toutes les forces de l’être. En m’approchant du bord, je finis par distinguer dans cette vague lueur qui monte de l’eau la plus noire une canonnière arrêtée au pont de Bercy et s’efforçant de remonter le courant. Des lanternes secouées au mouvement de l’eau, le grincement des câbles que halaient les marins, marquaient bien les ressauts, les reculs, toutes les péripéties de cette lutte contre la mauvaise volonté de la rivière et de la nuit… Brave petite canonnière, comme tous ces retards l’impatientaient !… Furieuse, elle battait l’eau de ses roues, la faisait bouillonner sur place… Enfin un effort suprême la poussa en avant. Hardi garçons !… Et quand elle eut passé et qu’elle s’avança toute droite dans le brouillard, vers la bataille qui l’appelait, un grand cri de : « Vive la France ! » retentit sous l’écho du pont.

Ah ! que le concert de la huitième était loin !

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