Les Contes du lundi/Le Turco de la Commune

A. Lemerre (p. 185-191).


LE TURCO DE LA COMMUNE



C’était un petit timbalier de tirailleurs indigènes. Il s’appelait Kadour, venait de la tribu du Djendel, et faisait partie de cette poignée de turcos qui s’étaient jetés dans Paris à la suite de l’armée de Vinoy. De Wissembourg jusqu’à Champigny, il avait fait toute la campagne, traversant les champs de bataille comme un oiseau de tempête, avec ses cliquettes de fer et sa derbouka (tambour arabe) ; si vif, si remuant, que les balles ne savaient où le prendre. Mais quand l’hiver fut venu, ce petit bronze africain rougi au feu de la mitraille ne put supporter les nuits de grand’garde, l’immobilité dans la neige ; et, un matin de janvier, on le ramassa au bord de la Marne, les pieds gelés, tordu par le froid. Il resta longtemps à l’ambulance. C’est là que je le vis pour la première fois.

Triste et patient comme un chien malade, le turco regardait autour de lui avec un grand œil doux. Quand on lui parlait, il souriait et montrait ses dents. C’est tout ce qu’il pouvait faire ; car notre langue lui était inconnue, et à peine s’il parlait le sabir, ce patois algérien composé de provençal, d’italien, d’arabe, fait de mots bariolés ramassés comme des coquillages tout le long des mers latines.

Pour se distraire, Kadour n’avait que sa derbouka. De temps en temps, quand il s’ennuyait trop, on la lui apportait sur son lit et on lui permettait d’en jouer, mais pas trop fort, à cause des autres malades. Alors sa pauvre figure noire, si terne, si éteinte dans le jour jaune et ce triste paysage d’hiver qui montait de la rue, s’animait, grimaçait, suivait tous les mouvements du rythme. Tantôt il battait la charge, et l’éclair de ses dents blanches passait dans un rire féroce ; ou bien ses yeux se mouillaient à quelque aubade musulmane, sa narine se gonflait, et dans l’odeur fade de l’ambulance, au milieu des fioles et des compresses, il revoyait les bois de Blidah chargés d’oranges et de petites Mauresques sortant du bain, masquées de blanc et parfumées de verveine.

Deux mois se passèrent ainsi. Paris, en ces deux mois, avait bien fait des choses ; mais Kadour ne s’en doutait pas. Il avait entendu passer sous ses fenêtres le troupeau las et désarmé qui rentrait ; plus tard, les canons promenés, roulés du matin au soir, puis le tocsin, la canonnade. À tout cela, il ne comprit rien, sinon qu’on était toujours en guerre et qu’il allait pouvoir se battre, puisque ses jambes étaient guéries. Le voilà parti, son tambour sur le dos, en quête de sa compagnie. Il ne chercha pas longtemps. Des fédérés qui passaient l’emmenèrent à la Place. Après un long interrogatoire, comme on n’en pouvait rien tirer que des bono bezef, macache bono, le général de ce jour-là finit par lui donner dix francs, un cheval d’omnibus, et l’attacha à son état-major.

Il y avait un peu de tout dans ces états-majors de la Commune, des souquenilles rouges, des mantes polonaises, des justaucorps hongrois, des vareuses de marin, et de l’or, du velours, des paillons, des chamarrures. Avec sa veste bleue, brodée de jaune, son turban, sa derbouka, le turco vint compléter la mascarade. Tout joyeux de se trouver en si belle compagnie, grisé par le soleil, la canonnade, le train des rues, cette confusion d’armes et d’uniformes, persuadé d’ailleurs que c’était la guerre contre la Prusse qui continuait avec je ne sais quoi de plus vivant, de plus libre, ce déserteur sans le savoir se mêla naïvement à la grande bacchanale parisienne et fut une célébrité du moment. Partout, sur son passage, les fédérés l’acclamaient, lui faisaient fête. La Commune était si fière de l’avoir qu’elle le montrait, l’affichait, le portait comme une cocarde. Vingt fois par jour la Place l’envoyait à la Guerre, la Guerre à l’Hôtel de ville. Car, enfin, on leur avait tant dit que leurs marins étaient de faux marins, leurs artilleurs de faux artilleurs !… Au moins, celui-là était bien un vrai turco. Pour s’en convaincre, on n’avait qu’à regarder cette frimousse éveillée de jeune singe, et toute la sauvagerie de ce petit corps s’agitant sur son grand cheval, dans les voltiges de la fantasia.

Quelque chose pourtant manquait au bonheur de Kadour. Il aurait voulu se battre, faire parler la poudre. Malheureusement, sous la Commune, c’était comme sous l’Empire, les états-majors n’allaient pas souvent au feu. En dehors des courses et des parades, le pauvre turco passait son temps sur la place Vendôme ou dans les cours du ministère de la Guerre, au milieu de ces camps désordonnés pleins de barils d’eau-de-vie toujours en perce, de tonnes de lard défoncées, de ripailles en plein vent où l’on sentait encore tout l’affamement du siège. Trop bon musulman pour prendre part à ces orgies, Kadour se tenait à l’écart, sobre et tranquille, faisait ses ablutions dans un coin, son kousskouss avec une poignée de semoule ; puis, après un petit air de derbouka, il se roulait dans son burnous et s’endormait sur un perron, à la flamme des bivouacs.

Un matin du mois de mai, le turco fut réveillé par une fusillade terrible. Le ministère était en émoi ; tout le monde courait, s’enfuyait. Machinalement il fit comme les autres, sauta sur son cheval et suivit l’état-major. Les rues étaient pleines de clairons affolés, de bataillons en débandade. On dépavait, on barricadait. Évidemment il se passait quelque chose d’extraordinaire… À mesure qu’on approchait du quai, la fusillade était plus distincte, le tumulte plus grand. Sur le pont de la Concorde, Kadour perdit l’état-major. Un peu plus loin, on lui prit son cheval ; c’était pour un képi à huit galons très pressé d’aller voir ce qui se passait à l’Hôtel-de-Ville. Furieux, le turco se mit à courir du côté de la bataille. Tout en courant, il armait son chassepot et disait entre ses dents : Macache bono Brissieen…, car pour lui c’étaient les Prussiens qui venaient d’entrer. Déjà les balles sifflaient autour de l’obélisque, dans le feuillage des Tuileries. À la barricade de la rue de Rivoli, des vengeurs de Flourens l’appelèrent : « Hé ! turco ! turco !… » Ils n’étaient plus qu’une douzaine, mais Kadour, à lui seul, valait toute une armée.

Debout sur la barricade, fier et voyant comme un drapeau, il se battait avec des bonds, des cris, sous une grêle de mitraille. À un moment, le rideau de fumée qui s’élevait de terre s’écarta un peu entre deux canonnades et lui laissa voir des pantalons rouges massés dans les Champs-Élysées. Ensuite tout redevint confus. Il crut s’être trompé et fit parler la poudre de plus belle.

Tout à coup, la barricade se tut. Le dernier artilleur venait de s’enfuir en lâchant sa dernière volée. Le turco, lui, ne bougea pas. Embusqué, prêt à bondir, il ajusta solidement sa baïonnette et attendit les casques à pointes… C’est la ligne qui arriva !… Dans le bruit sourd du pas de charge, les officiers criaient :

« Rendez-vous !… »

Le turco eut une minute de stupeur, puis s’élança le fusil en l’air :

Bono, bono, Francèse !…

Vaguement, dans son idée de sauvage, il se figurait que c’était là cette armée de délivrance, Faidherbe ou Chanzy, que les Parisiens attendaient depuis si longtemps. Aussi comme il était heureux, comme il leur riait de toutes ses dents blanches !… En un clin d’œil, la barricade fut envahie. On l’entoure, on le bouscule.

« Fais voir ton fusil. »

Son fusil était encore chaud.

« Fais voir tes mains. »

Ses mains étaient noires de poudre. Et le turco les montrait fièrement, toujours avec son bon rire. Alors on le pousse contre un mur, et ran !…

Il est mort sans y avoir rien compris…

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