Les Contes du lundi/Avec trois cent mille francs que m’a promis Girardin

A. Lemerre (p. 239-244).


AVEC
LES TROIS CENT MILLE FRANCS
QUE M’A PROMIS GIRARDIN !…



Ne vous est-il jamais arrivé de sortir de chez vous, le pied léger et l’âme heureuse, et, après deux heures de courses dans Paris, de rentrer tout mal en train, affaissé par une tristesse sans cause, un malaise incompréhensible ? Vous vous dites : « Qu’est-ce que j’ai donc ?… » Mais vous avez beau chercher, vous ne trouvez rien. Toutes vos courses ont été bonnes, le trottoir sec, le soleil chaud ; et pourtant vous vous sentez au cœur une angoisse douloureuse, comme l’impression d’un chagrin ressenti.

C’est qu’en ce grand Paris, où la foule se sent inobservée et libre, on ne peut faire un pas sans se heurter à quelque détresse envahissante qui vous éclabousse et vous laisse sa marque en passant. Je ne parle pas seulement des infortunes qu’on connaît, auxquelles on s’intéresse, de ces chagrins d’ami qui sont un peu les nôtres et dont la rencontre subite vous serre le cœur comme un remords ; ni même de ces chagrins d’indifférents, qu’on n’écoute que d’une oreille et qui vous navrent sans qu’on s’en doute. Je parle de ces douleurs tout à fait étrangères, qu’on n’entrevoit qu’au passage, en une minute, dans l’activité de la course et la confusion de la rue.

Ce sont des lambeaux de dialogues saccadés au train des voitures, des préoccupations sourdes et aveugles qui parlent toutes seules et très haut, des épaules lasses, des gestes fous, des yeux de fièvre, des visages blêmes gonflés de larmes, des deuils récents mal essuyés aux voiles noirs. Puis des détails furtifs, et si légers ! Un collet d’habit brossé, usé, qui cherche l’ombre, une serinette sans voix tournant à vide sous un porche, un ruban de velours au cou d’une bossue, cruellement noué bien droit entre les épaules contrefaites… Toutes ces visions de malheurs inconnus passent vite, et vous les oubliez en marchant, mais vous avez senti le frôlement de leur tristesse, vos vêtements se sont imprégnés de l’ennui qu’ils traînent après eux, et à la fin de la journée vous sentez remuer tout ce qu’il y a en vous d’ému, de douloureux, parce que sans vous en apercevoir vous avez accroché au coin d’une rue, au seuil d’une porte, ce fil invisible qui lie toutes les infortunes et les agite à la même secousse.

Je pensais à cela l’autre matin — car c’est surtout le matin que Paris montre ses misères — en voyant marcher devant moi un pauvre diable étriqué dans un paletot trop mince qui faisait paraître ses enjambées plus longues et exagérait férocement tous ses gestes. Courbé en deux, tourmenté comme un arbre en plein vent, cet homme s’en allait très vite. De temps en temps, sa main plongeait dans une de ses poches de derrière, et y cassait un petit pain qu’il dévorait furtivement, comme honteux de manger dans la rue.

Les maçons me donnent appétit, quand je les vois, assis sur les trottoirs, mordre au beau mitan de leur miche fraîche. Les petits employés aussi me font envie, lorsqu’ils reviennent en courant de la boulangerie au bureau, la plume à l’oreille, la bouche pleine, tout réjouis de ce repas au grand air. Mais, ici, on sentait la honte de la vraie faim, et c’était pitié de voir ce malheureux n’osant manger que par miettes le pain qu’il broyait au fond de sa poche.

« Tiens ! vous voilà… » Par hasard, je le connaissais un peu. C’était un de ces brasseurs d’affaires comme il en pousse tant entre les pavés de Paris ; homme à inventions, fondateur de journaux impossibles, autour duquel il s’était fait pendant un certain temps beaucoup de réclames et de bruit imprimé, et qui, depuis trois mois avait disparu dans un formidable plongeon. Après un bouillonnement de quelques jours à l’endroit de sa chute, le flot s’était uni, refermé, et il n’avait plus été question de lui. En me voyant, il se troubla, et pour couper court à toute question, sans doute aussi pour détourner mon regard de sa tenue sordide et de son sou de pain, il se mit à me parler très vite, d’un ton faussement joyeux… Ses affaires allaient bien, très bien… Ça n’avait été qu’un temps d’arrêt. En ce moment, il tenait une affaire magnifique… Un grand journal industriel à images… Beaucoup d’argent, un traité d’annonces superbes !… Et sa figure s’animait en parlant. Sa taille se redressait. Peu à peu il prit un ton protecteur, comme s’il était déjà dans son bureau de rédaction, me demanda même des articles.

« Et vous savez, ajouta-t-il, d’un air de triomphe, c’est une affaire sûre… je commence avec trois cent mille francs que m’a promis Girardin ! »

Girardin !

C’est bien le nom qui vient toujours à la bouche des visionnaires. Quand on le prononce devant moi, ce nom, il me semble voir des quartiers neufs, de grandes bâtisses inachevées, des journaux tout frais imprimés, avec des listes d’actionnaires et d’administrateurs. Que de fois j’ai entendu dire, à propos de projets insensés : « Il faudra parler de ça à Girardin !… »

Et lui aussi, le pauvre diable, cette idée lui était venue de parler de ça à Girardin. Toute la nuit, il avait dû préparer son plan, aligner des chiffres ; puis il était sorti, et en marchant, en s’agitant, l’affaire était devenue si belle, qu’au moment de notre rencontre il lui paraissait impossible que Girardin lui refusât ses trois cent mille francs. En disant qu’on les lui avait promis, le malheureux ne mentait pas, il ne faisait que continuer son rêve.

Pendant qu’il me parlait, nous étions bousculés, poussés contre le mur. C’était sur le trottoir d’une de ces rues si agitées qui vont de la Bourse à la Banque, pleines de gens pressés, distraits, tout à leurs affaires : boutiquiers anxieux courant retirer leurs billets, petits boursiers à figures basses qui se jettent des chiffres à l’oreille en passant. Et d’entendre tous ces beaux projets au milieu de cette foule, dans ce quartier de spéculateurs où l’on sent comme la hâte et la fièvre des jeux de hasard, cela me donnait le frisson d’une histoire de naufrage racontée en pleine mer. Je voyais réellement tout ce que cet homme me disait, ses catastrophes sur d’autres visages, et ses espoirs rayonnants dans d’autres yeux égarés. Il me quitta brusquement, comme il m’avait abordé, jeté à corps perdu dans ce tourbillon de folies, de rêves, de mensonges, ce que ces gens-là appellent d’un ton sérieux : « les affaires ».

Au bout de cinq minutes, je l’avais oublié, mais le soir, rentré chez moi, quand je secouai avec la poussière des rues toutes les tristesses de la journée, je revis cette figure tourmentée et pâle, le petit pain d’un sou, et le geste qui soulignait ces paroles fastueuses : « Avec trois cent mille francs que m’a promis Girardin !… »

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