A. Lemerre (p. 245-252).


ARTHUR



Il y a quelques années, j’habitais un petit pavillon aux Champs-Élysées, dans le passage des Douze-Maisons. Figurez-vous un coin de faubourg perdu, niché au milieu de ces grandes avenues aristocratiques, si froides, si tranquilles, qu’il semble qu’on n’y passe qu’en voiture. Je ne sais quel caprice de propriétaire, quelle manie d’avare ou de vieux, laissait traîner ainsi au cœur de ce beau quartier ces terrains vagues, ces petits jardins moisis, ces maisons basses, bâties de travers, avec l’escalier en dehors et des terrasses de bois pleines de linge étendu, de cages à lapins, de chats maigres, de corbeaux apprivoisés. Il y avait là des ménages d’ouvriers, de petits rentiers, quelques artistes, — on en trouve partout où il reste des arbres, — et enfin deux ou trois garnis d’aspect sordide, comme encrassés par des générations de misères. Tout autour, la splendeur et le bruit des Champs-Élysées, un roulement continu, un cliquetis de harnais et de pas fringants, les portes cochères lourdement refermées, les calèches ébranlant les porches, des pianos étouffés, les violons de Mabille, un horizon de grands hôtels muets, aux angles arrondis, avec leurs vitres nuancées par des rideaux de soie claire et leurs hautes glaces sans tain, où montent les dorures des candélabres et les fleurs rares des jardinières…

Cette ruelle noire des Douze-Maisons, éclairée seulement d’un réverbère au bout, était comme la coulisse du beau décor environnant. Tout ce qu’il y avait de paillons dans ce luxe venait se réfugier là : galons de livrées, maillots de clowns, toute une bohème de palefreniers anglais, d’écuyers du Cirque, les deux petits postillons de l’Hippodrome avec leurs poneys jumeaux et leurs affiches-réclames, la voiture aux chèvres, les guignols, les marchandes d’oublies ; et puis des tribus d’aveugles qui revenaient le soir, chargés de pliants, d’accordéons, de sébiles. Un de ces aveugles se maria pendant que j’habitais ce passage. Cela nous valut toute la nuit un concert fantastique de clarinettes, de hautbois, d’orgues, d’accordéons, où l’on voyait très bien défiler tous les ponts de Paris avec leurs psalmodies différentes… À l’ordinaire cependant, le passage était assez tranquille. Ces errants de la rue ne rentraient qu’à la brune, et si las ! Il n’y avait de tapage que le samedi, lorsque Arthur touchait sa paye.

C’était mon voisin, cet Arthur. Un petit mur allongé d’un treillage séparait seul mon pavillon du garni qu’il habitait avec sa femme. Aussi, bien malgré moi, sa vie se trouvait-elle mêlée à la mienne ; et, tous les samedis, j’entendais, sans en rien perdre, l’horrible drame si parisien qui se jouait dans ce ménage d’ouvriers. Cela commençait toujours de la même façon. La femme préparait le dîner ; les enfants tournaient autour d’elle. Elle leur parlait doucement, s’affairait. Sept heures, huit heures : personne… À mesure que le temps passait, sa voix changeait, roulait des larmes, devenait nerveuse. Les enfants avaient faim, sommeil, commençaient à grogner. L’homme n’arrivait toujours pas. On mangeait sans lui. Puis, la marmaille couchée, le poulailler endormi, elle venait sur le balcon de bois, et je l’entendais dire tout bas en sanglotant :

« Oh ! la canaille ! la canaille ! »

Des voisins qui rentraient la trouvaient là. On la plaignait.

« Allez donc vous coucher, madame Arthur. Vous savez bien qu’il ne rentrera pas, puisque c’est le jour de paye. »

Et des conseils, des commérages.

« À votre place, voilà comment je ferais… Pourquoi ne le dites-vous pas à son patron ? »

Tout cet apitoiement la faisait pleurer davantage ; mais elle persistait dans son espoir, dans son attente, s’y énervait, et, les portes fermées, le passage muet, se croyant bien seule, restait accoudée là, ramassée toute dans une idée fixe, se racontant à elle-même et très-haut ses tristesses avec ce laisser-aller du peuple qui a toujours une moitié de sa vie dans la rue. C’étaient des loyers en retard, les fournisseurs qui la tourmentaient, le boulanger qui refusait le pain… Comment ferait-elle, s’il rentrait encore sans argent ? À la fin, la lassitude la prenait de guetter les pas attardés, de compter les heures. Elle rentrait ; mais longtemps après, quand je croyais tout fini, on toussait près de moi sur la galerie. Elle était encore là, la malheureuse, ramenée par l’inquiétude, se tuant les yeux à regarder dans cette ruelle noire, et n’y voyant que sa détresse.

Vers une heure, deux heures, quelquefois plus tard, on chantait au bout du passage. C’était Arthur qui rentrait. Le plus souvent, il se faisait accompagner, traînait un camarade jusqu’à sa porte : « Viens donc… viens donc… » et, même là, flânait encore, ne pouvait se décider à rentrer, sachant bien ce qui l’attendait chez lui… En montant l’escalier, le silence de la maison endormie qui lui renvoyait son pas lourd le gênait comme un remords. Il parlait seul, tout haut, s’arrêtant devant chaque taudis : « Bonsoir, ma’me Weber… bonsoir ma’me Mathieu. » Et si on ne lui répondait pas, c’était une bordée d’injures, jusqu’au moment où toutes les portes, toutes les fenêtres s’ouvraient pour lui renvoyer ses malédictions. C’est ce qu’il demandait. Son vin aimait le train, les querelles. Et puis, comme cela, il s’échauffait, arrivait en colère, et sa rentrée lui faisait moins peur.

Elle était terrible, cette rentrée…

« Ouvre, c’est moi… »

J’entendais les pieds nus de la femme sur le carreau, le frottement des allumettes, et l’homme qui, dès en entrant, essayait de bégayer une histoire, toujours la même : les camarades, l’entraînement… « Chose, tu sais bien… Chose qui travaille au chemin de fer. » La femme ne l’écoutait pas :

« Et l’argent ?

— J’en ai plus, disait la voix d’Arthur.

— Tu mens !… »

Il mentait, en effet. Même dans l’entraînement du vin, il réservait toujours quelques sous, pensant à sa soif du lundi ; et c’est ce restant de paye qu’elle essayait de lui arracher. Arthur se débattait.

« Puisque je te dis que j’ai tout bu ! » criait-il. Sans répondre, elle s’accrochait à lui de toute son indignation, de tous ses nerfs, le secouait, le fouillait, retournait ses poches. Au bout d’un moment, j’entendais l’argent qui roulait par terre, la femme se jetant dessus avec un rire de triomphe.

« Ah ! tu vois bien ! »

Puis un juron, des coups sourds… C’est l’ivrogne qui se vengeait. Une fois en train de battre, il ne s’arrêtait plus. Tout ce qu’il y a de mauvais, de destructeur dans ces affreux vins de barrière, lui montait au cerveau et voulait sortir. La femme hurlait, les derniers meubles du bouge volaient en éclats, les enfants réveillés en sursaut pleuraient de peur. Dans le passage, les fenêtres s’ouvraient. On disait :

« C’est Arthur ! C’est Arthur !… »

Quelquefois aussi le beau-père, un vieux chiffonnier qui logeait dans le garni voisin, venait au secours de sa fille ; mais Arthur s’enfermait à clef pour ne pas être dérangé dans son opération. Alors, à travers la serrure, un dialogue effrayant s’engageait entre le beau-père et le gendre, et nous en apprenions de belles.

« T’en as donc pas assez de tes deux ans de prison, bandit ? » criait le vieux. Et l’ivrogne, d’un ton superbe :

« Eh bien, oui ! j’ai fait deux ans de prison… Et puis, après ?… Au moins, moi, j’ai payé ma dette à la société… Tâche donc de payer la tienne !… »

Cela lui paraissait tout simple : j’ai volé, vous m’avez mis en prison. Nous sommes quittes… Mais tout de même, si le vieux insistait trop là-dessus, Arthur impatienté ouvrait sa porte, tombait sur le beau-père, la belle-mère, les voisins, et battait tout le monde, comme Polichinelle.

Ce n’était pourtant pas un méchant homme. Bien souvent le dimanche, au lendemain d’une de ces tueries, l’ivrogne apaisé, sans le sou pour aller boire, passait la journée chez lui. On sortait les chaises des chambres. On s’installait sur le balcon, ma’me Weber, ma’me Mathieu, tout le garni, et l’on causait. Arthur faisait l’aimable, le bel esprit ; vous auriez dit un de ces ouvriers modèles qui suivent les cours du soir. Il prenait pour parler une voix blanche, doucereuse, déclamait des bouts d’idées ramassées un peu partout, sur les droits de l’ouvrier, la tyrannie du capital. Sa pauvre femme, attendrie par les coups de la veille, le regardait avec admiration, et ce n’était pas la seule.

« Cet Arthur pourtant, s’il voulait ! » murmurait ma’me Weber en soupirant. Ensuite, ces dames le faisaient chanter… Il chantait les Hirondelles de M. de Bélanger… Oh ! cette voix de gorge, pleine de fausses larmes, le sentimentalisme bête de l’ouvrier !… Sous la vérandah moisie, en papier goudronné, les guenilles étendues laissaient passer un coin du ciel bleu entre les cordes, et toute cette crapule, affamée d’idéal à sa manière, tournait là-haut ses yeux mouillés.

Tout cela n’empêchait pas que, le samedi suivant, Arthur mangeait sa paye, battait sa femme ; et qu’il y avait là, dans ce bouge, un tas d’autres petits Arthur, n’attendant que d’avoir l’âge de leur père pour manger leur paye, battre leurs femmes… Et c’est cette race-là qui voudrait gouverner le monde !… Ah ! maladie ! comme disaient mes voisins du passage.

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