Les Contes drolatiques/III/Sur le Moyne Amador, qui feut ung glorieux abbé de Turpenay


SUR LE MOYNE AMADOR
QUI FEUT UNG GLORIEUX ABBÉ DE TURPENAY



Par ung iour de fine pluye, temps auquel les dames demourent ioyeulses au logiz, pour ce qu’elles ayment l’humide et voyent lors près de leurs iuppes les hommes que elles ne haïent point, la Royne estoyt en sa chambre au chastel d’Amboise, sous les drapeaux de la croisée. Là, sise en sa chaire, laboroyt ung tapis par amusement, mais tiroyt son esguille à l’estourdie, resguardoyt prou l’eaue qui tomboyt en la Loire, ne sonnoyt mot, estoyt songieuse, et ses dames faisoyent à son imitation. Le bon Roy devisoyt avecques ceulx de sa Court qui l’avoyent accompagné de la chapelle, veu que il s’en alloyt du retourner des vespres dominicales. Ses tours, retours, et arraisonnemens parachevez, il advisa la Royne, la veit embrunée, veit les dames embrunées aussy, et nota que toutes estoyent en cognoissance des chouses du mariaige.

Ores ça, feit-il, ne ay-je point veu léans mons l’abbé de Turpenay ?

Oyant ce, s’advança vers le Roy le moyne qui, par ses requestes de iustice, feut iadis tant importun au roy Loys le unziesme, que ledict roy avoyt commandé griefvement à son prevost de l’hostel de l’oster de sa veue, et ha esté dict au Conte de ce Roy, dans le prime Dixain, comment se saulva le moyne par la coulpe du sieur Tristan. Ce moyne estoyt lors ung homme dont les qualitez avoyent poulsé trez vertement en espaisseur, et tant, que son esperit s’estoyt respandu en supercoulorations sur sa face. Aussy plaisoyt-il fort aux dames, qui l’embucquoyent de vins, pastisseries et plats choisis en leurs disners, soupers et gaudisseries desquelles elles le convioyent, pour ce que chaque hoste ayme ces bons convives de Dieu, à maschoires blanches, qui disent autant de paroles que ils tordent de morceaulx. Ce dict abbé estoyt ung pernicieux compère qui soubz le frocq couloyt aux dames force contes ioyeulx auxquels elles ne refrongnoyent qu’après les avoir entendus, veu que, pour iuger, besoing est de ouyr les chouses.

— Mon révérend père, feit le Roy, vécy l’heure brune en laquelle les aureilles féminines peuvent estre resgallées de aulcune plaisante adventure, veu que les dames rient sans rougir ou rougissent en riant, à leur aise. Faictes-nous ung bon conte, ie dis ung conte de moyne. Ie l’ouyray, par ma foy, voulentiers, pour ce que ie vouldroys me divertir et aussy les dames.

— Nous nous soubmettons à ce, en veue de complaire à vostre Seigneurie, feit la Royne, pour ce que le sieur abbé va loing ung peu.

— Doncques, respondit le Roy, se virant devers le moyne, lisez-nous quelque admonition chrestienne, mon père, pour amuser Madame.

— Sire, i’ay la veue foible, et le iour chet.

— Faictes doncques ung conte qui s’arreste en la ceincteure.

— Ha ! Sire, feit le moyne en soubriant, cettuy dont ie suis record s’arreste là, mais en partant des pieds.

Les seigneurs présens feirent des remonstrances et supplications à la Royne et aux dames si guallantement, que, en bonne Bretonne que elle estoyt, elle gecta ung soubris de graace au moyne.

— Allez vostre train, mon père, feit-elle, vous respondrez de nos péchez à Dieu.

— Voulentiers, madame ; si vostre bon plaisir est de prendre les miens, vous y gaignerez !

Chascun de rire, et la Royne aussy. Le Roy vint auprès de sa chière femme bien-aymée, comme ung chascun sçayt. Puis les courtizans receurent licence de se seoir, les vieulx seigneurs s’entend, veu que les ieunes s’accostèrent, avecques licences des dames, au coin de leurs chaires, pour rire, à petit bruit, de compaignie. Lors l’abbé de Turpenay leur accoustra gentement le conte ensuyvant, dont il passa les endroicts crottez en coulant sa voix comme le vent d’une fluste.

Environ une centaine d’années pour le moins, il s’esmeut de grosses querelles en la chrestienté, pour ce que deux papes se rencontrèrent à Rome se prétendant ung chascun légitimement esleu, ce qui feut au grant dommage des moustiers, abbayes et siéges épiscopaulx, veu que, pour estre recogneu à qui mieulx ung chascun des deux papes concédoyt des droicts à ses adhérens, ce qui faisoyt des doubleures partout. En ceste conioncture, les monastères ou abbayes qui estoyent en procez avecques les voisins ne pouvoyent recognoistre les deux papes, et se voyoyent lors bien empeschiez par l’aultre qui donnoyt gaing de cause aux ennemys du Chapitre. Ce maulvais schisme ha engendré des maulx infinis, et prouve d’abundant que nulle peste ne est plus malivole en la chrestienté que ne l’est l’adultère de l’Ecclise. Doncques, en cettuy temps où le diable faisoyt raige contre nos paouvres biens, la trez-inclyte abbaye de Turpenay, dont ie suis à ceste heure le gubernateur indigne, avoyt ung grief pourchaz pour aulcuns droicts à desbrouiller avecques le trez-redoubté sire de Candé, mescréant idolastre héréticque, relaps et fort maulvais seigneur. Ce diable, venu sur terre soubz forme de seigneur, estoyt, à vray dire, ung bon souldard, bien en Court, et amy du sieur Bureau de la Rivière, qui estoyt ung serviteur dont se estoyt moult affectionné le Roy Charles Quint, de glorieuse mémoire. Soubz l’umbre de la faveur de ce sieur de la Rivière, mon dict seigneur de Candé prenoyt licence de tout faire à sa phantaisie, sans paour de chastiment, en la paouvre vallée de l’Indre, où il souloyt avoir tout à luy depuis Montbazon iusques à Ussé. Comptez enda que ses voisins estoyent en terreur de luy, et, pour n’estre point desconficts, le laissoyent aller son train, mais l’auroyent mieulx aymé en terre qu’en prée, et luy soubhaitoyent mille maulx, ce dont il se soulcioyt mie. En toute la vallée, la noble abbaye estoyt seule à tenir teste à ce diable, veu que l’Ecclise ha tousiours eu pour doctrine de ramasser en son giron les foibles, les souffreteux, et se bender à deffendre les opprimez, surtout alors que ses droicts et priviléges sont menassez. Doncques, ce rude batailleur haïoyt moult les moynes, et par-dessus tout ceulx de Turpenay, qui ne vouloyent se laisser robber leurs droicts par force, ni ruze ou aultrement. Comptez que il feut moult content du schisme ecclésiasticque, et attendoyt nostre abbaye au choix du pape, pour la destrousser, prest à recognoistre celluy auquel l’abbé de Turpenay refuseroyt son obédience. Depuis son retourner en son chasteau, il avoyt accoustumé de tormenter, gehenner les prebstres dont il faisoyt la rencontre sur ses domaines, de telle sorte que ung paouvre religieux, surprins par ce dict seigneur dedans le chemin de sa seigneurie qui va le long de l’eaue, ne conceut aultre mode de salut que de soy gecter en la rivière, ou par un miracle espécial de Dieu, que le bon homme invocqua fort ardemment, sa robbe le soustint sur l’Indre, et il vogua trez-bien à l’aultre bord, que il atteignit en veue du seigneur de Candé, lequel n’eut aulcune honte de se gaudir des affres d’ung serviteur de Dieu. Voilà de quelle estoffe estoyt vestu ce mauldict pèlerin. L’abbé auquel estoyt lors commise nostre glorieuse abbaye menoyt une vie trez-saincte, prioyt Dieu dévotieusement, mais eust sauvé dix fois son ame, tant estoyt de bon aloy sa religion, paravant de treuver chance à saulver l’abbaye des griphes de ce mauldict. Encores que le vieil abbé feust trez-perplexe et veist venir la male heure, il se fioyt à Dieu pour le secours advenir, disant que il ne lairroyt point entamer les biens de son Ecclise ; puis, que celluy qui avoyt suscité la princesse Iudith aux Hébreux et la royne Lucretia aux Romains bailleroyt ung secours à sa trez-illustre abbaye de Turpenay, et aultres proupos trez-saiges. Ains ses moynes, qui, ie dois l’advouer à nostre dam, estoyent des mescréans, le reprouchoyent de son nonchaloir, et, au rebours, disoyent que besoing estoyt d’atteler tous les bœufs de la province au char de la Providence, à ceste fin que elle arrivast de bon matin ; que les trompes de Iericho ne se fabricquoyent plus en aulcun lieu du monde, et que Dieu avoyt eu tant de desplaisirs de sa création, que il n’y songioyt plus ; brief, mille et ung devis mondains qui estoyent doubtes et contumélies contre Dieu. En ceste deplourable conioncture, s’esmeut estrangierement ung moyne ayant nom Amador. Ce dict nom luy avoyt été imposé par raillerie, veu que sa personne offroyt ung vray pourtraict du faulx dieu Egipan. Il estoyt comme luy ventripotent, comme luy avoyt les iambes tortes, de bons bras poilus comme ceulx d’ung bourrel, ung dos faict à porter besace, ung visaige rouge comme une trogne d’ivrogne, les yeulx allumez, la barbe mal peignée, le front nud, et se treuvoyt si bombé de lard et de cuisine que vous l’auriez cuidé enchargié d’ung enfant. Faictes estat que il chantoyt matines sur les degrez de la cave, et disoyt vespres dedans les vignes du Seigneur. Le plus souvent demouroyt couchié comme ung gueux à playes, alloyt par la vallée fouziller, niaizer, benir les nopces, secouer les grappes, veoir esgoutter les filles maulgré les deffenses du sieur abbé. Finablement, ce estoyt ung pillard, ung traisnard, ung maulvais souldard de la milice ecclésiasticque, duquel nul en l’abbaye ne avoyt cure, et que laissoyt-on oisif par charité chrestienne, existimant qu’il estoyt fol. Amador, saichant que il s’en alloyt de la ruine de l’abbaye en laquelle il se rouloyt comme ung verrat en son tect, arressa son poil, se deporta de cy, de là, vint en chaque cellule, escouta dedans le réfectouere, fremit en ses babouines et dit que il se iactoyt de saulver l’abbaye. Il print cognoissance des poincts contestez, receut du sieur abbé licence d’atermoyer le procez, et par tout le Chapitre lui feut promise la vacquance du soubz-prieuré, s’il finoyt le litige. Puis s’en alla par la campaigne sans avoir nul soulcy des cruaultez et maulvais traitemens du sieur de Candé, disant que il portoyt en sa robbe de quoy le réduire. De faict, Amador s’en alla de son pied avecques sa robbe pour tout viaticque, mais aussy comptez que elle estoyt grasse à nourrir ung Minime. Il esleut pour aller devers le chastelain ung iour où il tomboyt de l’eaue à remplir les seilles de toutes les mesnaigieres, et arriva sans rencontrer quiconque, en veu de Candé, faict comme ung chien noyé, se coula bravement en la court, s’abrita soubz ung tect pour attendre que l’intempérance du ciel se feust calmée, et se mit sans paour devant la salle où debvoyt estre le sire de Candé. Ung serviteur l’advisant, veu que il s’en alloyt du souper, en eut pitié, luy dit de sortir, sans quoy le sire luy bailleroyt ung cent de coups de fouet pour entamer le discours, et luy demanda qui le faisoyt si osé d’entrer dedans ung logiz où l’on haïoyt les moynes plus que la lèpre rouge.

— Ha ! feit Amador, ie vais à Tours, envoyé par mon seigneur abbé. Si le seigneur de Candé n’étoyt pas si maulvais pour les paouvres serviteurs de Dieu, ie ne debvroys estre par ung tel deluge en sa court, mais en sa maison. Ie luy soubhaite de treuver miséricorde en son heure supresme.

Le serviteur reporta ces paroles au seigneur de Candé, qui, de prime abord, vouloyt faire gecter le moyne en la grant douve du chastel, au mitan des immundices, comme chouse immunde. Mais la dame de Candé, laquelle avoyt authorité sur son sieur espoux, et en estoyt redoubtée pour ce que il en attendoyt grant bien en heritaige, et que elle se montroyt de petite tyrannie, le rabbroua, disant que possible estoyt que ce dict moyne feust ung chrestien ; que par ce temps diluvial les voleurs retireroyent ung sergent ; que d’ailleurs il falloyt le bien traicter pour sçavoir quelle décision avoyent prinse les religieux de Turpenay en l’affaire du schisme, et que son advis estoyt de finer par doulceur et non par force les difficultez survenues entre l’abbaye et le domaine de Candé, pour ce que nul seigneur depuis la venue de Christ ne avoyt esté plus fort que l’Ecclise, et que tost ou tard l’abbaye ruyneroyt le chastel ; en fin de tout, desbagoula mille arraisonnemens saiges, comme en disent les dames au fort des tempestes de la vie, quand elles en reçoivent trop grant ennuy. Amador avoyt visaige si tant piteux, apparence si chetive et tant bonne à dauber, que le seigneur tristifié par la pluye conceut de s’en gaudir, le tormenter, luy rincer son verre avecques du vinaigre, et luy bailler rude souvenir de son accueil au chasteau. Doncques ce dict seigneur, qui avoyt des accointances secrettes avecques la meschine de sa femme, enchargia ceste fille, ayant nom Perrotte, de mettre fin à ses maulvais vouloirs à l’encontre du paouvre Amador. Alors que les menées feurent pratiquées entre eulx, la bonne fillaude, qui haïoyt les religieulx pour faire plaisir à son maistre, vint au dict moyne, qui estoyt soubz le tect aux gorets, en se fardant la mine d’accortise, à ceste fin de le trupher en toute perfection.

— Mon père, feit-elle, le seigneur de léans ha honte de laisser à la pluye ung serviteur de Dieu quand il y ha place en la salle, bon feu soubz le manteau de l’aatre, et que la table est preste. Ie vous convie, en son nom, et en celluy de la dame du chastel, à entrer céans.

— Ie mercie la dame et le seigneur, non de leur hospice, qui est chouse chrestienne, mais bien d’avoir pour legat devers moy, paouvre pécheur, ung ange de beaultez si mignonne, que ie cuyde veoir la vierge de nostre autel.

En disant ce, Amador leva le nez et tizonna, par deux flammesches qui petillèrent de ses yeulx allumez, la iolie meschine, laquelle ne le treuva ny tant laid, ny tant ord, ny tant bestial. En grimpant le perron avecques la Perrotte, Amador receut ez nez, badigoinces et aultres lieux de son visaige, un coup de fouet qui luy feit veoir tous les cierges du Magnificat, tant feut-il bien appliqué au moyne par le seigneur de Candé, en train de chastier ses levriers et qui feignit de ne pas veoir le moyne. Il requit Amador de luy pardonner ce mal, et poursuyvit les chiens, lesquels avoient faict cheoir son hoste. La rieuse meschine, qui sçavoyt la chouse, se estoyt dextrement rengée. Voyant ce traffic, Amador soupçonna l’accointance du chevalier à Perrotte et de Perrotte au chevalier, desquels possible estoyt que les garses de la vallée luy eussent gazouillé quelque chouse aux lavoueres. Des gens qui estoyent lors en la salle, aulcun ne feit place à l’homme de Dieu, lequel demoura dans les ventositez de la porte et de la croisée, où il gela iusques en l’instant que le sire de Candé, madame sa femme et sa vieille sœur la damoiselle de Candé, qui gouvernoyt la ieune héritière de la maison, laquelle avoyt d’aage seize années environ, vindrent se seoir sur leurs chaires en hault de la table, loing des gens, suyvant la méthode anticque, de laquelle en ce temps se déportent les seigneurs, bien à tort. Le sire de Candé, nullement record du moyne, le laissa s’attabler au bas bout, en ung coin où deux meschans garsons avoyent charge de le presser horriblement. De faict, lesdits serviteurs luy gehennèrent les pieds, le corps, les bras, en vrays questionnaires, luy mirent du vin blanc en son goubelet en guyse d’eaue pour luy brouiller l’entendouere et mieulx iouyr de luy ; mais ils luy feirent boire sept brocs sans que il hoschast, rostast, hocquetast, pissast ou pettast, ce qui les espouvanta moult, veu que son œil demoura clair comme ung mirouere. Cependant, soustenus par ung resguard de leur seigneur, ils allèrent leur train, luy gecterent, en luy faisant la reverence des saulces en la barbe, et les luy essuyèrent à ceste seule fin de la luy violemment tirer. Puis le marmiteux qui servoyt ung chaudeau luy en baptiza le chief, eut cure de faire degouliner le bruslement le long de l’eschine du paouvre Amador, lequel endura ceste passion avecques doulceur, veu que l’esperit de Dieu estoyt en luy, et aussy, cuydez-le, l’espérance de finer le litige en tenant bon dedans le chastel. Ce neantmoins, la gent malivole s’esclatta si druement en rires et cocquasseries lors du baptesme graisseux baillé par le fils du queux au moyne beuvard, dont le sommelier dit avoir taschié de bouchier ainsy l’entendouere, que force feut à la dame de Candé de veoir au bas bout quelles chouses se traficquoyent. Lors la chastelaine aperceut Amador, lequel avecques un resguard de résignation parfaicte esmondoyt son visaige et voyoyt à tirer prouffict des gros os de bœuf qui luy avoyent esté mis en son plat d’estain. En cettuy moment, le bon moyne, qui avoyt dextrement baillé ung coup de coultel en ung gros vilain os, le print de ses deux mains poileues, le rompit net, et sugça la mouelle chaulde et la treuva de bon goust. « Vère, se dit en elle-mesme la dame de Candé, Dieu ha mis sa force en ce moyne. » Sur ce pensier, elle dit griefvement aux paiges, serviteurs et aultres, de ne point tormenter le religieux, auquel par mocquerie on servoyt force pommes brouies et aulcunes noix vereuses. Luy, voyant que la vieille damoiselle et son eschollière, que la dame et les meschines l’avoyent veu manouvrant l’os, rebroussa sa manche, leur monstra la triple nerveure de son bras, y posa les noix au poignet sur la bifurquation des veines, et les escrasa une à une, en les y tocquant de la paulme de sa main si vigoureusement, que il sembloyt que ce feussent neffles meures. Puis les crocquoyt-il soubz ses dents blanches comme dents de chien, brou, bois, fruict et tout, dont il faisoyt en moins de rien une purée que il avalloyt comme hydromel. Quand il ne eut plus devant luy que les pommes, il les emmortaiza entre deux doigts, desquels il se servit comme de cizailles pour les couper net, sans barguigner. Comptez que la gent femelle se taisoyt, que les serviteurs cuydèrent le diable estre en ce moyne, et que, n’estoyent sa femme et les ténèbres espaisses de la nuict, le sire de Candé vouloyt le bouter hors, en grant paour de Dieu, là ung chascun se disoyt que le moyne estoyt de froc à gecter le chastel par les douves. Doncques, alors que ung chascun se feut torchié le bec, le sire de Candé eut cure d’emprisonner ce diable de qui la force estoyt moult dangereuse à veoir, et le feit mener au maulvais bouge puant où la Perrotte avoyt praticqué ses engins à ceste fin de le gehenner durant la nuict. Les matous du manoir avoyent esté requis de se faire ouyr par luy en confession, conviez à luy dire leurs péchez par l’herbe aux chats qui les enamoure, et aussy les gorets pour lesquels de bonnes platées de trippes avoyent esté mises soubz le lict, à ceste fin de les empeschier de se faire moynes, ce dont ils avoyent envie, en les en desgoustant au moyen du libera que leur chanteroyt le moyne. Puis comptez que en chaque mouvement du paouvre Amador, qui avoyt crins coupez ez toiles, il debvoyt faire cheoir de l’eaue froide en son lict, et mille aultres maulvaisetez desquelles sont coustumiers les gausseurs en les chasteaulx. Vécy ung chascun couchié, attendant le sabbat du moyne, certain que il ne leur fauldroyt point, veu que le dict moyne avoyt esté logié soubz les toicts en hault d’une tourelle dont l’huys d’en bas feut soingneusement commis à la guarde des chiens qui heurloyent après ce dict moyne. A ceste fin de vérifier en quel languaige se feroyt l’entretien du moyne avecques les chats et les gorets, le sire vint couchier avecques sa mye la Perrotte, qui estoyt voisine. Alors que il se veit ainsy traicté, bon Amador tira de son sac ung coultel et se desverouilla dextrement.

Puis se mit en guette pour estudier le train du chasteau, et ouyt le sire de léans se couler en riant avecques sa meschine. Ores, soupçonnant leurs beaudouineries, il attendit l’instant où la dame du logiz seroyt seulette en ses toiles, et devalla dedans la chambre d’icelle, pieds nus, à ceste fin que ses sandales ne feussent point en ses secrets. Il luy apparut, à la lueur de la lampe, en la manière dont apparoissent les moynes en la nuict, qui est ung estat mirificque, difficile à soustenir longtemps chez les laïques, veu que ce est ung effect du froc, lequel magnifie tout. Puis, luy ayant laissé veoir que il estoyt bien moyne, luy tint doulcement ce languaige :

— Ores ça, madame, que Dieu saulve, sçaichez que ie suis envoyé par Iésus et la Vierge Marie pour vous advertir de mettre fin aux trez-immundes perversitez qui se parfont au dommaige de vostre vertu, laquelle est traistreusement frustrée de ce que vostre mary ha de meilleur et dont il gratifie votre meschine. A quoy bon estre dame, si les redevances seigneuriales s’engrangent ailleurs ? A ce compte, vostre meschine est la dame, et vous estes la meschine. Ne vous est-il point deu tous les plaisirs perceus par ceste meschine ? Aussy bien les treuverez-vous amassez en nostre Ecclise, qui est la consolation des affligez. Voyez en moy le messaigier prest à payer ces debtes, si vous n’y renoncez point.

En ce disant, le bon moyne déflocqua legièrement sa ceincteure, en laquelle il estoyt gehenné, tant il parut esmeu de veoir les belles chouses que desdaingnoyt le seigneur de Candé.

— Si vous dictes vray, mon père, ie me remettray soubz vostre conduicte, feit-elle en saultant legièrement hors du lict. Vous estes, pour le seur, ung messaigier de Dieu, pour ce que vous avez veu en ung iour ce que ie n’ay point veu céans depuys un long temps.

Lors vint en compaignie dudict Amador, duquel point ne faillit à frosler ung petit la trez-saincte robbe, et feut si grantement férue de la treuver veridicque, que elle soubhaita rencontrer son espoux en faulte. De faict, elle l’entendit qui devisoyt du moyne en plein lict de sa meschine. Voyant ceste feslonie, elle entra dedans une cholère furieuse et ouvrit le bec pour la resouldre en parole, ce qui est une fasson propre aux femmes, et voulut faire ung train de diable paravant de livrer la fille à la iustice. Ains Amador luy dit que il seroyt plus saige de soy venger d’abord et de crier après.

— Vengez-moy doncques vitement, mon père, dit-elle, pour que ie puisse crier.

Sur ce, le moyne la vengea trez-monasticquement par une bonne grosse vengeance que elle s’indulgea coulamment comme ung ivrongne qui se met les lèvres à la champleure d’ung tonneau, veu que, quand une dame se venge, elle doibt s’enivrer de vengeance ou ne pas y gouster. Et feut vengée la chastelaine à ne pouvoir remuer, veu que rien ne superagite, ne faict haleter, ne brise autant que la cholère et la vengeance. Ains, encores que elle feust vengée, archivengée et multiplivengée, point ne voulut pardonner, à ceste fin de guarder le droict de se venger, ores cy, ores là, avecques ce moyne. Voyant ceste amour pour la vengeance, Amador luy promit de l’ayder à se revenger autant que dureroyt son ire, veu que il luy advoua cognoistre, en sa qualité de religieux contrainct à méditer sur la nature des chouses, ung numbre infini de modes, méthodes et fassons de praticquer la vengeance. Puis luy enseigna canonicquement combien il estoyt chrestien de soy venger, pour ce que, tout le long des Sainctes Escriptures, Dieu se iactoyt, supérieurement à toutes aultres qualitez, d’estre ung Dieu vengeur, et d’abundant nous demonstroyt, en l’endroict de l’enfer, combien est chouse royallement divine la vengeance, veu que sa vengeance est éterne. D’où suyvoyt que doibvent se venger les femmes et les religieux, soubz poine de ne point estre chrestiens et fidelles servateurs des doctrines célestes. Ce dogme plut infiniment à la dame, qui advoua n’avoir encores rien entendu aux commandements de l’Ecclise et convia le bien-aymé moyne de les luy venir enseigner à fund. Puis, la chastelaine, de laquelle les esperits vitaulx s’estoyent esmeus par suyte de ceste vengeance, qui les luy avoyt rafreschis, vint en la chambre où s’esbattoyt la gouge, que elle treuva par adventure ayant la main là où bonne chastelaine avoyt souvent l’œil, comme ont les merchands sur leurs précieuses denrées, à ceste fin que elles ne soyent point robbées. Ce feut, selon le dire du président Lizet quand il estoyt en ses bonnes, ung couple prins flagrant au lict et qui feut quinauld, penauld et nigauld. Ceste veue feut desplaisante à la dame plus que on ne sçauroyt dire, ce qui apparut en son discours, dont l’aspreté feut semblable à celle de l’eaue de son grant estang, alors que la bonde en estoyt laschiée. Ce feut ung sermon en trois poincts, accompaignié de musicque en haulte gamme, variée sur tous les tons, avecques force dieze aux clefs.

— Mercy de la vertu, mon seigneur, i’en ay mon comptant. Vous me demonstrez que la religion en la foy coniugale est un abus. Vécy doncques la raison pourquoy ie n’ay point de fils. Combien d’enfans avez-vous mis en ce four banal, en ce tronc d’ecclise, en ceste aumosnière sans fund, en ceste escuelle de lépreux, le vray cimetière de la maison de Candé ! Ie me veulx sçavoir si ie suis brehaigne par ung vice de ma nature ou par vostre coulpe. Ie vous lairray les meschines. De mon costé, ie prendray de iolys chevaliers, à ceste fin que nous ayons ung héritier. Vous ferez les bastards, et moy les légitimes.

— Ma mye, dit le seigneur pantois, ne criez point.

— Vère, repartit la dame, ie veulx crier, et crieray de manière à estre bien entendue, entendue de l’archevesque, entendue du légat, du Roy, de mes frères, qui tous me vengeront de ceste infamie.

— Ne deshonorez point vostre mary !

— Cecy est doncques ung deshonneur ? Vous avez raison. Mais, mon seigneur, il ne sçauroyt venir de vous, ains de ceste gouge que ie vais couldre en ung sac et gecter en l’Indre ; par ainsy, vostre deshonneur sera lavé. Holà ! feit-elle.

— Taisez-vous, madame, dit le sire, honteux comme le chien d’ung aveugle, pour ce que ce grant homme de guerre, si prompt à meurdrir aultruy, estoyt comme ung enfansson au resguard de sa dame ; cas dont sont coustumiers les souldards, pour ce que en eulx gist la force et se rencontrent les espaisses charnositez de la matière, tandis que, au rebours, se treuve en la femme ung esperit subtil et ung brin de la flamme perfumée qui esclaire le paradiz, ce qui esbahit moult les hommes. Cecy est la raison pourquoy aulcunes femmes menent leurs espoux, veu que l’esperit est le roy de la matière.


Sur ce, les dames se prindrent à rire et aussy le Roy.


— Ie me tairay point, feit la dame de Candé (dit l’abbé en continuant le conte), ie suis trop oultraigiée : cecy est doncques le loyer de mes grans biens, de ma saige conduicte ! Vous ay-ie jamais reffeusé de vous obéir, voire maulgré le quaresme et les iours de ieusne ? Suis-je fresche à geler le soleil ? cuydez-vous que ie fasse les chouses par force, debvoir ou pure complaisance ? Ay-ie ung caz bénit ? Suis-ie une chaasse saincte ? Estoyt-il besoing d’ung bref du pape pour y entrer ? Vertu de Dieu ! y estes-vous si fort accoustumé, que vous en soyez las ? ay-ie pas faict tout à vostre goust ? les meschines en sçavent-elles plus que les dames ? Ha ! cecy sans doubte est vray, pour ce que elle vous ha laissé fassonner son champ sans le semer. Enseignez-moi cettuy mestier, ie le praticqueray avecques ceulx que ie prendray pour mon service : car, voilà qui est dict, ie suis libre. Cela est bien. Vostre compaignie estoyt grevée de trop d’ennuy, et vous me vendiez trop chier ung maulvais boussin de liesse. Mercy Dieu ! ie suis quitte de vous et de vos phantaisies, pour ce que ie me retireray en ung moustier de religieux…

Elle cuydoyt dire de religieuses, mais ce moyne vengeur luy avoyt perverty la langue.

— … Et ie seray mieulx avecques ma fille en ce moustier qu’en ce lieu d’abominables perversitez. Vous hériterez de vostre meschine. Ha ! ha ! la belle dame de Candé que vécy !

— Que est-il advenu léans ? feit Amador, qui se monstra soubdain.

— Il advient, mon père, respondit-elle que vécy qui crie vengeance. Pour commencer, ie vais faire gecter à l’eaue ceste villotière, cousue en ung sac, pour avoir destourbé la graine de la maison de Candé à son prouffict : ce sera espargner de la besongne au bourreau. Pour le demourant, ie veulx…

— Abandonnez vostre ire, ma fille, feit le moyne. Il est commandé par l’Ecclise, au Pater noster, de pardonner les offenses d’aultruy envers nous, si nous avons cure du ciel, pour ce que Dieu pardoint ceulx qui ont aussy pardonné les aultres. Dieu ne se venge éternellement que des maulvais qui se sont vengez, ains guarde en son paradiz ceulx qui ont pardonné. De là vient le iubilé qui est ung grant iour de ioye, pour ce que les debtes et offenses sont remises. Aussy est-ce ung bon heur que de pardonner. Pardonnez, pardonnez ! le pardon est œuvre sacrosaincte. Pardonnez à monseigneur de Candé, qui vous bénira de vostre gracieuse miséricorde et vous aymera moult désormais. Ceste pardonnance vous restituera les fleurs de la ieunesse. Et cuydez, ma chiere belle ieune dame, que le pardon est par aulcunes foys une manière de soy venger. Pardonnez à vostre meschine, qui priera Dieu pour vous. Ainsy, Dieu, supplié par tous, vous aura soubz sa guarde et vous octroyera quelque brave lignée de masles pour ce pardon.

Ayant dict, le moyne print la main du sire, la bouta dedans celle de la dame en adiouxtant :

— Allez deviser sur ce pardon !

Puis coula dans l’aureille du seigneur ceste saige parole :

— Monseigneur, tirez vostre grant argument, et vous la fairez taire en le luy obiectant, pour ce que la bouche d’une femme ne est pleine de paroles que quand son pertuys est vuyde. Argumentez doncques, et par ainsy vous aurez tousiours raison sur la femme.

— Par le corps de Dieu ! il y ha du bon en ce moyne, feit le seigneur en soy retirant.

Alors que Amador se veit seul avecques la Perrotte, il luy tint ce discours :

— Vous estes en coulpe, ma mye, pour avoir voulu caïner ung paouvre serviteur de Dieu : aussy estes-vous soubz l’esclat de l’ire céleste qui tombera sur vous ; en quelque lieu que vous vous boutiez, elle vous suyvra tousiours et vous empoignera dans toutes vos ioincteures, mesmes après vostre mort, et vous cuira comme pastez dedans le four de l’enfer, où vous bouillonnerez éternellement, et, par ung chascun iour, recevrez sept cent mille millions de coups de fouet pour celluy que i’ay receu par vostre advis.

— Ha ! mon père, feit la meschine, laquelle se gecta au rez du moyne, vous seul pouvez m’en saulver, veu que, si ie chaussoys vostre bon froc, ie seroys à l’abry de la cholère de Dieu.

En ce disant, elle soubleva la robbe, comme pour veoir à s’y placer, et s’esclama :

— Par ma ficque ! les moynes sont plus beaulx que les chevaliers.

— Par le roussy du diable ! ne has-tu point veu ni sentu de moyne ?

— Non, dit la meschine.

— Et tu ne cognoys nullement le service que chantent les moynes sans dire mot ?

— Non, feit Perrotte.

Adoncques le moyne le luy monstra de la bonne fasson, comme aux festes à doubles bastons, avecques les grans sonneries en usaige dans les moustiers, psaulmes bien chantez en fa maieur, cierges flambans, enfans de chœur, et luy expliqua l’Introït et aussy l’Ite missa est, pour ce que il s’en alla, la laissant si sanctifiée, que la cholère de Dieu n’eust sceu rencontrer aulcun endroict de la fille qui ne feust trez-amplement monasticqué. Par son commandement, Perrotte le mena en la chambre où estoyt la damoiselle de Candé, sœur du sire, à laquelle il apparut pour sçavoir si son bon plaisir estoyt de soy confesser à luy, pour ce que les moynes venoyent rarement en ce chasteau. La damoiselle feut contente, comme l’eust esté toute bonne chrestienne, de pouvoir s’espluchier la conscience. Amador la requit de luy monstrer sa conscience, et la paouvre damoiselle luy ayant laissé veoir ce que le moyne demonstra estre la conscience des filles, il la treuva trez-noire, et luy dit que tous les péchez des femmes se parfaisoyent là ; que pour estre en l’advenir sans péchez, besoing estoyt de se bouchier la conscience par une indulgence de moyne. Sur ce que la bonne damoiselle ignarde luy repartit que elle ne sçavoyt où se conquestoyent ces indulgences, le moyne luy dit que il portoyt un threzor d’indulgence, veu que rien au monde ne estoyt plus indulgent que cela, pour ce que cela ne disoyt mot et produisoyt des doulceurs infinies, ce qui est le vray, l’éterne et prime charactère de l’indulgence. La paouvre demoiselle eut la vue si fort esblouye par ce threzor dont elle estoyt de tout poinct sevrée, que elle eut la cervelle brouillée et voulut de si bon cueur croire en la relique du moyne, que elle s’indulgea religieusement des indulgences, comme la dame de Candé se estoyt indulgé des vengeances. Ceste confessade esveigla la petite damoiselle de Candé, qui vint veoir. Prenez note que le moyne avoyt espéré ceste rencontre, veu que l’eaue luy estoyt venue en la bouche de ce ioly fruict que il gobba, pour ce que la bonne damoiselle ne put empeschier que il baillast à la petite, qui le voulut, ung restant d’indulgences. Ains comptez que ceste ioye lui estoyt deue pour ses poines. Le matin estant advenu, les gorets ayant mangié leurs platées, les chats s’estant desenamourez, force de compisser les endroicts frostez d’herbes, Amador alla soy reposer en son lict, que la Perrotte avoyt desenginié. Ung chascun dormit, par la graace du moyne, ung si long temps, que aulcun ne se leva dedans le chasteau paravant midy, qui estoyt l’heure du disner. Les serviteurs cuydoyent tous le moyne estre ung diable qui avoyt emporté les chats, les gorets et aussy les maistres. Nonobstant leurs dires, ung chascun feut en la salle pour le repas.

— Venez, mon père, feit la chastelaine en donnant le bras au moyne, que elle mit à ses costez dedans la chaire du baron, au grant esbahissement de tous les serviteurs, veu que le sire de Candé ne souffla mot. — Paige, donnez de cecy au père Amador, disoyt Madame. — Le père Amador ha besoing de cela, disoyt la bonne damoiselle de Candé. — Remplissez le hanap du père Amador, disoyt le sire. — Il faut du pain au père Amador, disoyt la petite de Candé. — Que soubhaitez-vous, père Amador, disoyt la Perrotte.

Ce estoyt, à tous proupos, Amador par cy, Amador par là. Bon Amador estoyt festoyé comme ung minon de pucelle en une prime nuict de nopces.

— Mangiez, mon père, faisoyt la dame, car vous feites hier au soir maigre chère. — Beuvez, mon père, disoyt le seigneur : vous estes, par le sang de Dieu ! le plus brave moyne que ie veis oncques. — Le père Amador est ung beau moyne, feit Perrotte. — Ung indulgent moyne, feit la damoiselle. — Ung bienfaisant moyne, feit la petite de Candé. — Un grant moyne, feit la dame. — Ung moyne qui ha ung nom vray de tout poinct, feit le clerc du chasteau.

Amador paissoyt, repaissoyt, se veautroyt ez platz, lappoyt l’hypocras, se pourleschioyt, esternuoyt, se gorgiasoyt, se quarroyt, s’esbarboyt comme ung taureau dans sa prée. Les aultres le resguardoyent en grant paour, existimant que il estoyt negromancien. Le disner finé, la dame de Candé, la damoiselle de Candé, la petite de Candé, entortillèrent le sire de Candé par mille beaulx discours pour terminer le procez. Il luy en feut moult dict par Madame, qui luy remonstroyt combien estoyt utile ung moyne en ung chasteau ; par Mademoiselle qui vouloyt doresenavant faire fourbir sa conscience tous les iours ; par la Damoiselle, qui tiroyt son père en la barbe et luy demandoyt que cettuy moyne demourast à Candé. Si iamais ung différend se vuydoyt, ce seroyt par le moyne ; le moyne estoyt de bon entendement, trez-doulx et saige comme ung sainct ; ce estoyt ung malheur que de estre ennemy d’ung moustier où se treuvoyent pareils moynes ; si tous les moynes estoyent comme cettuy-là, l’abbaye l’emporteroyt tousiours en tous lieux sur le chastel et le ruyneroyt, pour ce que le moyne estoyt trez-fort ; en fin de tout, elles estalèrent mille raisons qui estoyent comme ung déluge de paroles, lesquelles feurent si pluvialement déversées, que le sire céda, voyant que il ne auroyt point la paix léans tant que ceste affaire ne seroyt finée au dezir de ses femmes. Lors il manda le clerc qui escripvoyt pour luy, et aussy le moyne. Adoncques Amador le surprint estrangièrement en luy monstrant les chartres et lettres de créance qui empeschièrent le sire et son clerc de dilayer cet accord. Quand la dame de Candé les veit en train d’atermoyer le pourchaz, elle s’en alla dans la lingerie chercher ung beau drap fin pour en faire une robbe neufve pour le chier Amador. Ung chascun dans la maison avoyt veu combien estoyt usée sa robbe, et ce eust esté grant dommaige de laisser si bel outil de vengeance en si vilain sac. Ce feut à qui laboreroyt ce froc. Madame de Candé le coupa, la meschine feit le capuche, la damoiselle de Candé le voulut coudre, la petite damoiselle en print les manches. Puis toutes se mirent à la parfaire en si grant dezir de parer le moyne, que sa robbe feut preste pour le souper, comme aussy feut dressée la chartre de bon accord et scellée par le sire de Candé.

— Ha ! mon père, feit la dame, si vous nous aymez, vous vous repouserez de ce grant travail, en vous estuvant dedans ung bain que i’ay faict chauffer par Perrotte.

Amador feut doncques baingné en une eaue de senteur. Quand il en yssit, treuva sa robbe neufve de fine laine et de belles sandales, ce qui le monstra aux yeux de tous le plus glorieux moyne du monde.

Pendant ce les religieux de Turpenay, en grant paour d’Amador, avoyent enchargié deux moynes de faire la guette emmy le chastel. Ces espies vindrent autour des douves, comme la Perrotte y gectoyt la vieille robbe grasse d’Amador avecques force tessons dedans ; ce que voyant, ils creurent que ce estoyt finé du paouvre fol. Lors retournèrent disant que, pour le seur, Amador enduroyt pour l’abbaye ung cruel martyre. Ce que sçaichant, l’abbé ordonna venir en la chapelle prier Dieu, à ceste fin que il assistast ce dévoué serviteur en ses tormens. Le moyne, ayant soupé, mit sa chartre en sa ceincture et voulut retourner en Turpenay. Lors il treuva au rez des degrez la hacquenée de Madame, bridée, sellée, que luy tenoyt preste l’escuyer : puis, le seigneur avoyt commandé à ses gens d’armes d’accompaigner le bon moyne, pour que nulle male enconstre ne luy advinst. Ce que voyant, Amador pardonna les meschiefs de la veille, et bailla sa bénédiction à tous paravant de tirer ses sandales de ce lieu converty.

Comptez que il feut suyvy des yeulx par Madame, qui le proclamoyt bon chevaulcheur. Perrotte disoyt que pour ung moyne il se tenoyt plus roide à cheval que aulcun des gens d’armes, Madamoiselle de Candé sospiroyt. La petite le vouloyt pour confesseur.

— Il ha sanctifié le chastel, feirent-elles toutes quand elles feurent en la salle.

Alors que la chevaulchiée d’Amador vint à l’entrée de l’abbaye, ce feut espantement horrible, veu que le guardian crut que le sire de Candé, mis en appétit de moyne par le trespas du paouvre Amador, vouloyt saccaiger l’abbaye de Turpenay. Ains Amador cria de sa bonne grosse voix, feut recogneu, feut introduict dedans la court, et, quand il descendit de dessus la hacquenée de Madame, ce feut ung esclat à rendre les moynes effarez comme lunes rousses. Aussy gectèrent-ils ung beau cry dedans le refectouere, et vindrent tous congratuler Amador, qui brandilloyt la chartre. Les gens d’armes feurent resgallez du meilleur vin de la cave, qui estoyt ung présent faict à ceulx de Turpenay par ceulx de Marmoustiers, auxquels appartiennent les clouseries de Vouvray. Le bon abbé, s’estant faict lire l’escript du sire de Candé, s’en alloyt disant :

— En ces diverses conionctures esclatte le doigt de Dieu, auquel besoing est de rendre graaces.

Comme le bon abbé revenoyt tousiours à ce doigt de Dieu en merciant Amador, le moyne maulgréa de veoir tant amoindrir son dodrantal et luy dict :

— Prenez que ce soyt le bras, mon père, et n’en sonnons plus mot.

La vuydange du procès entre le sieur de Candé et l’abbaye de Turpenay feut suyvie d’ung heur qui le rendit fort dévotieux à nostre Ecclise, pour ce que il eust ung fils à l’eschéance du neufviesme mois. Deux ans après, Amador feut esleu pour abbé par les moynes, qui comptoyent sur ung ioyeulx gouvernement avecques ung fol. Ains Amador, abbé devenu, devint saige et trez-austère, pour ce que il avoyt dompté ses maulvais vouloirs par ses exercitations, et refondu sa nature à la forge femelle, en laquelle est ung feu à clarifier toute chouse, veu que ce feu est le plus perdurable, persévérant, persistant, perfectissime, périnant, perprinsant, perscrutant et périnéal qui soyt en ce monde. Aussy est-ce ung feu à tout ruyner, et qui ruyna si bien le maulvais en Amador, que il ne laissa que ce que il ne pouvoyt mordre, asçavoir son esperit, lequel feut clair comme diamant, qui est, comme ung chascun sçayt, ung résidu du grant feu par lequel feut carboné iadis nostre globe. Amador feut doncques l’instrument esleu par la Providence pour réformer nostre inclyte abbaye, veu que il y redressa tout, veigla nuict et iour sur ses moynes, les feit tous lever aux heures dictes pour les offices, les compta en la chapelle comme ung bergier faict de ses brebis, les tint en laisse et punit si griefvement les faultes, que il en feit de trez-saiges religieux.

Cecy nous enseigne à nous adonner à la femme plus en veue de nous castoyer que pour y prendre de la ioye. D’abundant, ceste adventure nous apprend que nous ne devons iamais lucter avecques les gens d’Ecclise.


Le Roy et la Royne treuvèrent ce Conte de hault goust, les courtizans advouèrent alors n’en avoir oncques entendu de plus plaisant, et les dames eussent voulu toutes l’avoir faict.