Les Contemporains/Sixième série/En guise de préface

Boivin & Cie, éditeurs (Sixième sériep. v-xii).

EN GUISE DE PRÉFACE

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Il y a, dans une Revue illustre, un écrivain que je respecte et que j’admire infiniment. Depuis quelque temps, il ne peut plus écrire une page sans marquer son dédain et son antipathie pour ce qu’il appelle la littérature et la critique personnelles. (Au fait, est-ce que ce ne serait pas de la « littérature personnelle », l’expression si fréquente et si véhémente de cette antipathie ?) Il traite avec moquerie les critiques qui parlent trop d’eux-mêmes, et qui à cause de cela ne seront jamais que de « jeunes critiques ». Et, par malheur, comme il est grand dialecticien, il appuie ce sentiment d’excellentes raisons. Et chaque fois, bien qu’il n’ait peut-être nullement pensé à moi, je prends cela pour moi, je m’humilie, je rentre en moi-même… afin d’apprendre à en sortir, ou à faire semblant.

(Et, chose admirable, je n’ai jamais tant parlé de moi que depuis qu’on me le reproche, justement parce que je veux m’en défendre.)

Oui, je songe quelquefois à me corriger. Il me semble que cela ne serait pas très difficile. Je vous assure que je pourrais, comme un autre, juger par principes et non par impressions. On me traite d’esprit ondoyant. Je serais fixe si je le voulais ; je serais capable de juger les œuvres, au lieu d’analyser l’impression que j’en reçois ; je serais capable d’appuyer mes jugements sur des principes généraux d’esthétique ; bref, de faire de la critique peut-être médiocre, mais qui serait bien de la critique…

Seulement alors, je ne serais plus sincère. Je dirais des choses dont je ne serais pas sûr. Au lieu que je suis sûr de mes impressions. Je ne sais, en somme, que me décrire moi-même dans mon contact avec les œuvres qui me sont soumises. Cela peut se faire sans indiscrétion ni fatuité, car il y a une partie de notre « moi », à chacun de nous, qui peut intéresser tout le monde. Ce n’est pas de la critique ? Alors c’est autre chose : je ne tiens pas du tout au nom de ce que je fais.

(4 novembre 1889.)


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… M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement ; et ainsi de suite. Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres de ses jugements. Don merveilleux ! Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité. J’admire de bon cœur la majesté d’une telle critique. Si tel de ses jugements particuliers paraît « étroit », comme on dit, ce n’est que par une illusion ou un abus de mots : car toute une conception de l’esprit humain et de la destinée humaine tient dans l’ampleur sous-entendue de ses considérants. Oui, cela est beau. Mais en voici le rachat. Quelle tristesse ce doit être de ne plus pouvoir ouvrir un livre sans se souvenir de tous les autres et sans l’y comparer ! Juger toujours, c’est peut-être ne jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Brunetière fût devenu réellement incapable de « lire pour son plaisir ». Il craindrait d’être dupe, il croirait même commettre un péché. Là est notre revanche à nous. Cela nous est égal de nous tromper en aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations d’aujourd’hui. Consentant au plaisir, nous consentons à l’erreur. Mais d’abord nos erreurs sont sans conséquence ; elles ne sont pas liées entre elles ; elles ne portent que sur des cas particuliers : au lieu que si, d’aventure, M. Brunetière se trompait, ce serait effroyable ; car, outre que son erreur aurait été sans plaisir, elle serait sans recours ni remède ; elle serait totale et irréparable ; ce serait un écroulement de tout lui-même. Or, il ne se trompe point, sans doute : mais enfin qui le jurerait ? — Et ne dites pas non plus que la critique personnelle, la critique impressionniste, la critique voluptueuse, comme vous voudrez l’appeler, est bien pauvre vraiment et bien mesquine comparée à l’autre critique, à celle qui fait entrer le ressouvenir des siècles dans chacune de ses appréciations. Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’évoquer librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports, n’en point choisir et presser un aux dépens des autres, respecter le charme propre du livre que l’on tient et lui permettre d’agir en nous… Et comme, au bout du compte, ce qui constitue ce charme, ce sont toujours des réminiscences de choses senties et que nous reconnaissons ; comme notre sensibilité est un grand mystère, que nous ne sommes sensibles que parce que nous sommes au milieu du temps et de l’espace, et que l’origine de chacune de nos impressions se perd dans l’infini des causes et dans le plus impénétrable passé, on peut dire que l’univers nous est aussi présent dans nos naïves lectures qu’il l’est au critique-juge dans ses défiantes enquêtes.

                                       (12 septembre 1892.)
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… Il est, pour le moins, deux façons d’entendre la critique des oeuvres littéraires.

Dans le premier cas, on cherche si l’œuvre est conforme aux lois provisoirement « nécessaires » du genre auquel elle appartient, ou simplement aux exigences ou habitudes de l’esprit et du goût latins, et, d’autres fois, si elle est conforme aux intérêts de la moralité publique et de la conservation sociale. Ou bien, quand l’œuvre est d’importance et qu’on veut « élever ses vues », on s’efforce de la situer historiquement dans une série de productions écrites ; ou bien, on recherche quel moment elle marque dans le développement, la dégénérescence ou la transformation d’un genre, — les genres littéraires étant considérés comme un je ne sais quoi de vivant et d’organique, qui existerait indépendamment des œuvres particulières et des cerveaux où elles ont été conçues… Cette critique-là, qui n’est qu’une idéologie, exclut presque entièrement la volupté qui naît du contact plein, naïf, et comme abandonné, avec l’œuvre d’art. Elle nous demande, en outre, de continuels actes de foi. Et elle suppose, chez ceux qui la pratiquent, une grande superbe intellectuelle, une extrême surveillance de soi, et comme une terreur de jouir d’autre chose que des démarches, jeux et prouesses dialectiques de son propre esprit. On m’a rapporté que l’écrivain incroyablement vivace et impétueux qui représente chez nous cette école critique disait un jour à un confrère suspect d’indolence, d’ingénuité et d’épicuréisme littéraire : « Vous louez toujours ce qui vous plaît. Moi, jamais ». Dur renoncement apparent !… J’ajoute que cette critique ascétique et raisonneuse, difficile à exercer supérieurement, est de ces emplois qui supportent le mieux une médiocrité honorable.

L’autre critique consiste à définir et expliquer les impressions que nous recevons des œuvres d’art. Elle est modeste ; toutefois, ne la croyez pas forcément insignifiante. Les raisons qu’on donne d’une impression particulière impliquent toujours des idées générales. On ne la peut motiver sans motiver à la fois tout un ordre d’impressions analogues. Et, sans doute, le critique « impressionniste » semble ne décrire que sa propre sensibilité, physique, intellectuelle et morale, dans son contact avec l’œuvre à définir ; mais, en réalité, il se trouve être l’interprète de toutes les sensibilités pareilles à la sienne. Et ainsi il n’y a pas de « critique individualiste ». Celle qu’on appelle ainsi, au lieu de classer les ouvrages, classe les lecteurs (ou les auditeurs). Mais ne voyez-vous pas que classer ceux-ci, c’est, au bout du compte, distribuer en groupes et juger ceux-là, et qu’ainsi la critique subjective arrive finalement au même but que l’objective, par une voie plus humble, plus couverte et peut-être moins aventureuse, puisqu’on est beaucoup moins sûr de ses jugements que de ses impressions ?

                                       (23 janvier 1893.)