Les Contemporains/Septième série/Réponse à M. Dubout

Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 305-316).

RÉPONSE À M. DUBOUT.


Dans le préambule vraiment évangélique où je cherchais à consoler d’avance M. Dubout du mal que j’allais dire de sa pièce, je lui remontrais, entre autres choses, qu’on peut être un méchant auteur et un homme d’esprit.

Charité perdue, comme vous l’avez vu par le factum qui encombre ce numéro, et qui est sans aucun doute ce que la Revue[1] a publié de plus mauvais depuis sa fondation.

J’ai lu, pour ma part, ce morceau soigneusement, et il m’est encore difficile, à l’heure qu’il est, d’en saisir le véritable dessein. M. Dubout ne pouvait pas me reprocher d’avoir même effleuré sa personne et sa vie privées. Il ne pouvait non plus m’accuser d’inexactitude grave dans le compte rendu de sa pièce, et en effet il ne m’en accuse point. Qu’a-t-il donc voulu ? Démontrer « que ses vers sont fort bons » ? Entreprise bien chimérique, puisque la pièce est là. Alors, quoi ?

En tout cas, je remarque qu’il n’a pas toujours mis à citer ma prose le scrupule d’exactitude que j’avais apporté à transcrire ses vers, et, aussi, qu’il n’a point observé envers ma personne la stricte réserve dont j’avais usé envers la sienne. De sorte que c’est moi qui me trouve exercer légitimement, aujourd’hui, le droit de réponse.

Je vois d’abord, en feuilletant son papier, que cet homme a formé le noir projet de me brouiller avec la Comédie-Française. Il assure que j’ai répandu des « trésors d’ironie sur le Comité ». « Des trésors », c’est beaucoup dire ; mais enfin M. Dubout ne se méprend pas ici sur ma pensée. Seulement le désir de me nuire auprès de ces messieurs (chose impossible, je l’en préviens) l’entraîne un peu plus loin à de regrettables inadvertances.

« M. Jules Lemaître, dit-il, se borne à constater… les « grâces niaises » de Mlle Bertiny… le « bredouillement » de M. Albert Lambert fils », etc. Or voici mon texte : « M. Albert Lambert fils déploie une belle fougue et ne bredouille que peu. » Vous sentez combien cela est différent. Et je n’ai point parlé des « grâces niaises » de Mlle Bertiny, que je regarde au contraire comme une comédienne très fûtée, mais de la « grâce niaise de Néra », personnage de M. Dubout. Quand M. Dubout me cite, est-ce trop de lui demander je ne dis pas plus de bonne foi, mais un peu plus d’attention ?

Autre noirceur : M. Dubout veut me brouiller avec le public, auquel il dénonce mes irrévérences. « Le public, écrit-il, n’est guère mieux traité : M. Lemaître revient plusieurs fois sur sa « facilité à être dupé », sur l’état contristant de « son niveau intellectuel » et sur « cette inattention voisine de la sottise » qui le fait éclater en « furieux applaudissements » aux endroits où lui, Jules Lemaître, reste absolument froid. »

Ici, je proteste très sérieusement. J’ai pu insulter le public, mais non pas en ces termes. « L’état d’un niveau intellectuel… », « une inattention voisine de la sottise », jamais je n’ai écrit ça, grâce à Dieu, et M. Dubout n’a donc pas le droit de mettre ce charabia entre guillemets[2]. Qu’il me prête de mauvais sentiments, je m’en arrange encore ; mais qu’il ne me prête pas son style ! Je n’ai pas mérité cela.

M. Dubout continue : « J’ai pensé que la haute personnalité de M. J. Lemaître… ne me permettait pas de garder un silence qui, aux yeux de quelques-uns, pourrait être attribué ou à un sentiment d’extrême dédain ou à un sentiment d’extrême prudence, — ce que je ne veux ni pour lui ni pour moi. »

Voilà, monsieur, qui est noblement pensé. Je frémis en songeant que vous auriez pu vous taire ; j’ose à peine concevoir la signification, écrasante pour moi, qu’on eût donnée à ce silence ; et je vous remercie de m’avoir épargné une si rude épreuve. Peut-être, seulement, eût-il fallu écrire : « un silence qui pourrait être attribué par quelques-uns… » et non : « qui pourrait être attribué aux yeux de quelques-uns ». Mais je ne veux plus perdre mon temps à corriger vos fautes de grammaire, et j’arrive à un point plus intéressant.

Vous assurez que vous n’avez contre moi nulle rancune. « Pas un instant, dites-vous, je n’ai supposé que M. Lemaître ait voulu, comme l’ont insinué quelques médisants, se consoler sur l’œuvre d’un jeune (c’est vous qui soulignez) de l’échec de la Bonne Hélène et de l’Aînée devant le comité de la Comédie-Française. »

Permettez-moi une rectification, puis une réflexion.

Il est bien vrai que la Bonne Hélène a été refusée par le comité, l’un de ces Messieurs ayant dit que, si l’on recevait cet ouvrage blasphématoire, il n’oserait plus jouer la tragédie. Mais je ne leur ai pas laissé le plaisir de recevoir l’Aînée à correction. Ils faisaient de telles têtes que je m’en suis allé sans achever ma lecture. Je pense d’ailleurs, en toute simplicité, que ni l’Aînée ni la Bonne Hélène n’en valent moins pour cela, de même que, pour avoir été reçue avec acclamation, Frédégonde n’en vaut pas mieux. La lecture devant le Comité est une nécessité injurieuse que l’on subit ; mais il faudrait être bien humble pour reconnaître la juridiction littéraire de cette assemblée.

Ce n’est donc pas pour me venger du Comité que j’ai traité Frédégonde précisément comme le public l’a fait à partir de la seconde représentation, mais parce que je trouvais, comme lui, et bien sincèrement, que Frédégonde ne valait pas le diable. Mon honneur m’oblige à le déclarer : c’est bien en soi que votre tragédie m’a paru détestable. C’est par elle-même, c’est par la force de l’évidence et sans le secours d’aucune considération extrinsèque, que sa profonde misère s’est révélée à moi. Si la Comédie-Française nous donnait une bonne pièce, je me connais, je ne pourrais pas m’empêcher de le dire.

Mais, monsieur, de quel droit préjugez-vous de mes sentiments secrets et faites-vous part au public de vos offensantes conjectures sur ce point ? Si je disais à mon tour, vous empruntant votre tournure : « Pas un instant je n’ai supposé que M. Dubout, comme l’ont insinué quelques médisants, ait obéi à un autre sentiment qu’au zèle pur de la vérité ; pas un instant je n’ai cru qu’il cédait, dans sa poursuite grotesquement acharnée, à un dépit cuisant d’auteur tombé, à une rage de vanité déçue, à une démangeaison de réclame, à une humeur processive et hargneuse d’homme d’affaires et de chicanou provincial, ou encore au désir têtu de montrer aux habitants de sa petite ville, témoins de son retour humilié, que ces gens de Paris ne lui faisaient pas peur et qu’ils n’auraient pas avec lui le dernier mot. » Qu’auriez-vous à dire ? Et n’aurais-je pas tout lieu de vous répondre que c’est vous qui avez commencé ?

Je reprends votre papier. Vous vous donnez le plaisir facile et puéril (en soulignant naïvement les phrases flatteuses) de dresser une liste des contradictions de la critique touchant Frédégonde. Belle découverte ! On n’a peut-être jamais vu de pièce sur laquelle les critiques ne se soient contredits entre eux, même quand d’aventure tous en faisaient l’éloge. — Vous nous appelez tous en bloc, fort poliment, les « maîtres de la critique. » Cela en ferait beaucoup. Il arrive d’ailleurs à ces maîtres d’être inattentifs, ou bienveillants par lassitude et dédain, ou par scrupule de conscience et pour ne pas risquer de faire tort à une pièce qu’ils ont peu écoutée. — Il y en a un qui dit que votre langue « est solide », et je vous avertis que ce n’est pas vrai. Il y en a un autre qui dit que vos vers sont « de correction classique » : ce n’est pas vrai non plus.

Mais MM. Sarcey et Faguet ont admiré votre quatrième acte. Eh bien, tant mieux : que vous faut-il de plus ? Ce sont des hommes doux, bien meilleurs que moi, et qui ont coutume de découvrir, chaque saison, dans les pièces qui leur sont soumises, une bonne douzaine de « scènes supérieures » et de « scènes de premier ordre. » J’estime tout naturel que vous ayez plus de confiance en eux qu’en moi et que vous mettiez leur jugement fort au-dessus du mien ; mais enfin c’est le mien, et non le leur, que vous me demandiez, quand, avec l’espoir effréné que je vous trouverais du génie, vous m’avez convié à la représentation de votre drame et m’en avez même envoyé la brochure.

J’ai donc beau faire, je ne puis deviner à quoi sert, à quoi tend votre tableau synoptique des contradictions de la critique à votre endroit. Ou plutôt il est une leçon, banale mais consolante, que vous en pouviez tirer. Vous pouviez conclure, de cette plaisante confusion et contrariété d’avis sur un si petit objet, à l’incurable vanité des jugements humains et, par suite, dédaigner mon opinion pêle-mêle avec les autres. Mais vous ne l’avez pas dédaignée ; et, quoique j’eusse préféré l’oublier moi-même (tout cela, au fond, a si peu d’intérêt !), me voilà donc obligé de la défendre.

Le public, s’il en a le courage, lira votre « belle scène » et le commentaire élogieux que vous en faites. Je l’ai moi-même relue, hélas ! et j’ai le chagrin de la juger comme au premier jour. La forme en appartient à la plus basse rhétorique, et c’est le luxe le plus indigent de flasques et inexpressives métaphores. Mais le fond est pire.

Vous dites : « À quel moment Prétextat saurait-il que la confession de Frédégonde n’est pas sacramentelle ? » Mais au moment où l’étrange pénitente lui annonce, avec un fracas insolent, et des bravades, et des cris de haine, qu’elle va faire assassiner Mérovée. Vous alléguez que Prétextat est trop troublé, à ce moment-là, « pour débrouiller un problème de casuistique ». Ah ! il n’est pas compliqué, le problème ! La question est, exactement, de savoir si une personne est dans les conditions requises pour la confession sacramentelle dans l’instant où elle se vante d’avoir préparé un assassinat et où elle déclare, avec la plus furieuse insistance, qu’elle va l’accomplir. Mais il paraît que Prétextat, vieux prêtre blanchi dans le saint ministère, et plein d’une terrible expérience, — d’ailleurs préparé au choc par les précédents aveux de la reine, déjà si semblables à de cyniques défis, — doit être surpris par sa dernière révélation, au point d’en perdre subitement et complètement la tête. Et vous appelez ça, bravement, « la vérité comme dans la vie » !

Je viens, là-dessus, de relire mon article, et je ne puis, en conscience, en retrancher un seul mot. J’écrivais : «… Je veux bien que Frédégonde, chrétienne peu éclairée, ait conçu cette ruse grossière et en ait espéré le succès. Mais que Prétextat se range sans hésiter à cette casuistique de sauvage, nous ne le pourrions admettre que si ce saint évêque nous avait été présenté comme un homme d’une intelligence affaiblie par les années et touché, comme dit l’autre, du vent de l’imbécillité. » Et je crois vraiment l’avoir démontré ; du moins y ai-je apporté tout le soin et tout le sérieux dont je suis capable. Mais vous répondrez de nouveau : « La vérité comme dans la vie ! » Je répliquerai : « Vent de l’imbécillité ! » Et ce dialogue pourra durer longtemps. Nous n’avons probablement pas, monsieur, le cerveau fait de même. Nous sommes irréductibles, impénétrables l’un à l’autre, et cela sans doute est fâcheux pour moi ; mais qu’y puis-je ?

Voilà donc à quelle constatation chétive et superflue aboutit cette grande affaire. N’est-ce pas pitoyable ?

Ce n’est pas ma faute. Vous m’avez invité à entendre votre pièce en qualité de critique ; par là (soyons de bonne foi), vous avez sollicité mon jugement sur elle et m’avez signifié implicitement que vous m’autorisiez à le produire, quel qu’il fût, — à la seule condition qu’il ne portât que sur votre ouvrage et qu’il demeurât purement littéraire. Ce pacte tacite, je l’avais strictement observé ; mais vous, monsieur, vous l’avez rompu. Il ne vous a pas suffi de contester, comme vous le pouviez, dans quelque journal ou dans quelque brochure, la justesse de mes critiques ; vous avez prétendu me confondre dans cette Revue même, et vous avez voulu m’y discréditer par des insinuations désobligeantes sur des faits entièrement étrangers à notre différend : j’entends mes relations personnelles avec la Comédie-Française. Vraiment, cela n’est pas de jeu, quoi qu’il en ait semblé à nos doux juges.

Dans le fond, il y a ceci, qui est bizarre : il vous a été absolument impossible de supporter cette idée qu’il y eût en France un homme notoirement insensible aux beautés du 4e acte de Frédégonde. Et, pour en pouvoir exprimer votre immense dépit, non seulement par un papier public, — de quoi se fût contenté tout autre que vous, — mais dans des conditions choisies par vous, sous la même couverture où parurent les pages honnêtes qui vous ont fait saigner, et « à la même place et dans les mêmes caractères typographiques », vous avez dépensé plus d’obstination et plus d’énergie qu’il n’en faut pour faire son salut. Mais tout cela ne fera pas ni que j’aie outrepassé mon droit de critique, ni que Frédégonde soit autre qu’elle n’est, ni qu’elle me paraisse autre qu’elle ne me paraît. Et ainsi la disproportion entre votre effort et son résultat devient un peu comique. Ou, pour mieux dire, il y avait longtemps qu’un homme ne s’était édifié de ses propres mains, avec cet entêtement sombre, par une telle mobilisation de magistrats, d’avocats et d’huissiers, et sur un tel amas de papier timbré, une si haute réputation de ridicule. Et cela est beau dans son genre, et plus étonnant encore que la confession de Frédégonde.


… Et maintenant, monsieur, je puis bien vous l’avouer : je me suis appliqué à vous dire des choses justes sous une forme qui fût un peu désagréable, parce qu’il faut bien se défendre dans la vie ; mais je ne suis point si fâché que cela. Je n’ai aucune peine à entrer dans votre état d’esprit. Je suis comme vous : je n’ai presque jamais trouvé que la critique comprît entièrement mes pièces, ni même qu’elle les racontât comme elles étaient, ni qu’elle leur fût pleinement équitable. On s’y résigne quand on est sage ; et, quand on est fier, on se rend justice à soi-même silencieusement, et l’on se contente de son propre témoignage. On y est très aidé par la considération de ce qu’il y a de hasard mystérieux dans les succès de théâtre. Vous n’avez pas su prendre ce parti, et combien je le regrette ! Vos sentiments, tout involontaires et fort excusables, étaient d’un homme ; mais votre conduite, hélas ! a été d’un « gendelettre », et je suis obligé de donner ici à cet affreux mot toute sa force.

Si vous vouliez bien le reconnaître vous-même (et pourquoi non ? votre récente victoire a dû vous détendre), je vous répéterais, sans ombre d’ironie, ce que je disais il y a un an : « La susceptibilité des hommes de lettres est, quand on y réfléchit, bien misérable… Pourquoi tant souffrir d’appréciations qui ne nous atteignent ni ne nous diminuent dans ce qui nous devrait seul importer, j’entends notre valeur morale ?… On peut avoir fait un mauvais drame, et non seulement n’être pas un sot, mais encore, par d’autres dons que ceux qui font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour d’imagination, par l’activité, l’énergie, la bonté, par toute sa complexion et sa façon de vivre, être un individu plus intéressant et de plus de mérite que tel littérateur accompli. »

Non, je ne raille point. Toute notre querelle, ce n’est que de la littérature. La littérature, il faut l’aimer ; mais le mieux est de l’aimer sans en faire ; et, quand on en fait, les bénéfices que notre vain orgueil en attend ne valent pas que l’on devienne méchant à cause d’elle ni que, pour elle, on perde son âme. Voilà ce que nous sentons clairement dans nos meilleures minutes…

J’ai laissé la question juridique à M. Brunetière, qui l’a faite sienne, et qui continuera à la traiter avec plus de compétence, de rigueur et de vigueur que je ne ferais. Il est bien probable que cela finira par la révision d’une loi mal rédigée et dont l’application littérale heurte par trop le sens commun. Vous aurez contribué, monsieur, par votre obstination, à amener cet heureux changement, et ainsi vous nous aurez rendu un service dont nous vous serons plus reconnaissants que de votre tragédie.


  1. La Revue des Deux-Mondes.
  2. Voici mon texte : «… Que si, malgré tout, on ne s’en est pas aperçu, je n’en sais que dire, sinon que cela nous donne le niveau intellectuel du public », etc. Et : « Cela me fâche qu’on puisse dire que, même dans des pièces qui passent pour chefs-d’œuvre, certains effets dramatiques ont pour condition première l’inattention du public, sa facilité à être dupé, et presque sa sottise. »