Les Contemporains/Septième série/Octave Mirbeau

Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 297-304).

La bile ardente et le beau style passionné de M. Octave Mirbeau éclatent dans cette pochade à la Daumier : l’Épidémie.

Un conseil municipal apprend que la fièvre typhoïde sévit dans les casernes de la ville. « Ce ne sont que des soldats : qu’est-ce que ça nous fait ? » Mais on annonce qu’un bourgeois a succombé à l’épidémie. Le conseil s’affole, entonne le panégyrique du défunt, et vote un emprunt de cent millions pour mesures de salubrité. La donnée est donc fort simple, mais elle est développée avec une rare puissance verbale et une outrance étonnamment soutenue.

Et ce serait une satire farouche, si ce n’était, plutôt, un truculent exercice littéraire. Cela, pour deux raisons, je crois : l’artifice presque constant de l’exécution, et une certaine difficulté à saisir nettement l’objet même de cette « charge » furibonde.

L’artifice consiste d’abord à mettre dans la bouche des personnages de hideuses paroles, conformes peut-être à leur hideuse pensée secrète, mais que jamais, dans la réalité, ils ne prononceraient. Ainsi le maire, excusant l’absence du conseiller Barbaroux, boucher de son état : « Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle. Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident purement commercial. » Et le docteur Triceps : «… Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses clients civils et que, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes corrompues, ça n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup si intolérants, et à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance. » Ainsi encore le maire : « L’épidémie n’a pas atteint d’officiers, heureusement ! Le mal s’arrête aux adjudants. » Et les conseillers : « Si les soldats n’ont pas d’eau, qu’ils boivent de la bière ! — Plaignons-les, je le veux bien, mais les soldats sont faits pour mourir ! — C’est leur métier ! — Leur devoir ! — Leur honneur ! — Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerre, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme », etc.

Vous sentez la convention, d’autant plus déconcertante ici que ces manifestations invraisemblables de vraisemblables pensées sont mêlées çà et là de traits de vérité comique. En sorte qu’on ne sait plus bien ce qu’on a devant les yeux. Si ces personnages sont des abstractions et des symboles, au moins qu’ils le soient sans interruption ! (Ajoutez que, dans la vie réelle, un conseil municipal peut bien être uniquement composé d’âmes médiocres et viles, mais est composé aussi de pères de famille dont le fils est astreint au service militaire, et qu’ainsi, la salubrité des casernes ne saurait être tout à fait indifférente à leur égoïsme.)

L’artifice consiste encore à faire célébrer par les bourgeois eux-mêmes, en style livresque et d’une ironie énorme, l’ignominie du type dont ils s’avouent les représentants. «… Un bourgeois est mort… Nous ignorons son nom, qu’importe ? Nous connaissons son âme ! Messieurs, c’était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux !… Son ventre faisait envie aux pauvres… Sa face réjouie, son triple menton, ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social… » Et chaque conseiller exalte à son tour le défunt en strophes et antistrophes harmonieusement balancées. Et le plus vieux conseiller chante la dernière strophe : « Oui, ce fut un héros ! Un héros modeste, silencieux et solitaire !… Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !… Comme il sut préserver son coeur des basses corruptions de l’amour, son esprit des pestilences de l’art !… Il détesta, ou, mieux, il ignora les poésies et les littératures, car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier… Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien… » Je cite pour ma démonstration, mais pour mon plaisir aussi, car toute cette oraison funèbre du bourgeois est, en soi, un bon morceau de rhétorique.

Mais (j’arrive ainsi à mon second point) ce « bourgeois » que M. Mirbeau prend pour tête de Turc, ce bourgeois qui, chose étrange, se flétrit, s’insulte, se piétine et s’étripe lui-même avec une ironie atroce, qu’est-ce donc au juste ? Un type moral ou une classe sociale ?

Les bourgeois, disait Flaubert, sont ceux qui pensent bassement. Ce sont encore ceux qui à la fois sont peu intelligents et manquent de générosité et de bonté. On pourrait dire d’un seul mot, inélégant, mais expressif et qui est à la mode aujourd’hui, que les bourgeois ce sont les « mufles ». Mais, de ces gens-là, il y en a évidemment dans toutes les classes de la société sans exception ; il y en a parmi le peuple et les ouvriers, comme parmi les gens du monde, et même parmi les littérateurs, les artistes, les esthètes et les socialistes. Il y a, en ce sens, des « bourgeois » même parmi ceux qui font profession de « tomber » les bourgeois. Au reste, il faut ici rendre justice à M. Octave Mirbeau. Dans sa pièce, le bourgeois ce n’est pas seulement le « petit rentier » pleuré comme un frère par les conseillers municipaux ; ce n’est pas seulement le conservateur égoïste, obtus et dur. Bourgeois aussi, le « membre de l’opposition », radical avancé qui tient un cabaret « fréquenté de tous les souteneurs et de toutes les filles de la ville » ; bourgeois, le péremptoire docteur Triceps, homme de progrès et de science, quelque chose comme le docteur Homais, et de la race horrible des « médecins-députés »…

Si donc le « bourgeois » n’est, au bout du compte, qu’un type moral, pourquoi l’a-t-on appelé de ce nom de bourgeois, qui est celui d’une classe sociale, flottante, à vrai dire, et elle-même assez malaisément définissable ? C’est une petite question historique, que je n’ai pas la prétention d’élucider.

Le romantisme de 1830, en opposant les poètes et les artistes aux « bourgeois », commence de déshonorer, si je puis dire, ce dernier vocable. Le mauvais renom s’en aggrave encore quand on s’aperçoit que c’est presque uniquement l’ancienne bourgeoisie qui a profité des « conquêtes de la Révolution », et qu’elle en abuse. Il arrive enfin que, sous la monarchie de Juillet, et grâce au régime censitaire, le nom de bourgeois s’applique réellement à une classe distincte du reste de la nation ; et, comme cette classe se montre en effet égoïste, cupide et pusillanime, on conçoit assez la défaveur croissante du mot dont elle est étiquetée.

Cette défaveur se conçoit moins et ne paraît plus guère fondée en raison depuis le suffrage universel, et surtout après vingt années de République démocratique. L’emploi flétrissant du mot « bourgeois » sera donc, en somme, une réminiscence politique et littéraire. Ou plutôt, le mot ne signifie plus, à aucun degré, une classe, mais un état d’esprit inférieur et ignominieux. Et quand l’amère fantaisie de M. Mirbeau nous laisse finalement entendre que cet état d’esprit est, aujourd’hui encore, le propre d’une catégorie sociale, on flaire un anachronisme gênant et qui fait un peu tort à la limpidité de sa conception.

Cette catégorie sociale est, en réalité, infiniment diverse. Quelle dureté l’on y voit ! quelle avarice ! quel agenouillement devant l’argent ! quelle sottise ! quelle incompréhension de la poésie et de l’art ! quelle cuirasse de préjugés stupides ! Mais quelle générosité aussi ! quelle liberté d’esprit ! quel sentiment de l’art ! quel héroïsme ! Presque tous nos grands écrivains ont été bourgeois ; bourgeois, la plupart des premiers rôles de la Révolution ; bourgeois, Auguste Comte, Proudhon, Fourier, Leroux, et les vieux de 48. Le noble dessein d’affranchir et d’élever le peuple, d’établir le règne de la justice, de fonder la cité idéale, et de tuer la bourgeoisie, est presque toujours né dans des cervelles de bourgeois. Le socialisme est lui-même une invention bourgeoise. La bourgeoisie est une zone sociale aux limites indéfinissables et incessamment traversées par de nouveaux venus. C’est le peuple arrivé. C’est la partie de la nation où la vie est le plus intense, où fonctionnent les plus gros appétits et s’étalent les plus durs égoïsmes, mais où fleurissent aussi les aristocraties intellectuelles. Tel esthète ou tel rêveur humanitaire est fils du « petit rentier » de l’Épidémie, ou neveu du boucher radical Barbaroux. Et tous sont bourgeois.

C’est contre un mot que M. Mirbeau a l’air de se ruer. Ou plutôt, c’est contre un type littéraire : M. Prudhomme, M. Homais, M. Vautour. Cela ôte un peu de consistance à cette satire éperdue. C’est dommage. Car cet écrivain d’une violence si folle est un écrivain très pur, et dont l’outrance est respectueuse du génie de la langue et des règles de la rhétorique. Il a l’imagination burlesque et tragique, un don remarquable de grossissement et de déformation caricaturale et souvent, par suite, de très belles colères contre des fantômes. Il a une espèce de générosité vague, d’autant plus effrénée dans son expression que les mobiles et l’objet en demeurent un peu confus.

Mais ces fureurs laissent parfois deviner un envers de sensibilité souffrante, inquiète, et même cette sorte d’humilité qui fait que le pessimiste ne s’excepte point lui-même de son dégoût et de son universelle malédiction. M. Octave Mirbeau est, dans le fond, un « impulsif » sentimental, et un impulsif dont la forme est très volontiers celle d’un rhéteur : arrangez cela ! Au reste, je ne reçois de lui, je l’avoue, que des impressions incohérentes et mêlées, et, quoique je l’essaie ici pour la seconde fois, je vois bien que je n’ai pas réussi à le définir. Je crains aussi de m’être trop appesanti sur une petite pièce qui n’est sans doute, dans l’esprit de son auteur, qu’une fantaisie un peu véhémente.