Les Contemporains/Septième série/Maurice Donnay

Boivin & Cie, éditeurs (Septième sériep. 255-259).

M. Maurice Donnay a diverses originalités, toutes rares. Il me semble d’abord qu’il est le seul de sa bande qui écrive encore plus pour son plaisir que pour celui des autres ; et que cet esprit, qui plaît si naturellement, ne sacrifie que peu, si l’on y regarde de près, au désir de plaire. Ne vous y trompez pas, dans ses trois comédies psychologiques, ce « charmeur » est un réaliste très ingénu : je sens en lui un très sincère et presque intransigeant amour de la vérité, et une horreur des « ficelles », où il y a du défi et de la candeur. Son dialogue est unique. Si vous lisez ses pièces imprimées (j’excepte, bien entendu, Lysistrata), vous verrez que ce dialogue est ce qu’on a fait, au théâtre, de plus approchant, par le mouvement et la syntaxe, du style de la conversation. Pas une phrase « écrite » ; jamais on n’a plus subtilement usé de la syllepse, de l’ellipse, ni de l’anacoluthe. Et cette familiarité n’est jamais plate ; cela est ailé, fluide, et, d’autres fois, d’une couleur délicieuse. Car ce réaliste est un poète. Il fait beaucoup songer, par sa grâce, au Meilhac de la Petite Marquise, de la Cigale, de Ma Camarade, — avec, si vous voulez, une langueur plus chaude ou un pittoresque plus aigu : ce qui veut peut-être seulement dire qu’il est d’aujourd’hui.

Cette fois (dans l’Affranchie), il faut avouer que M. Maurice Donnay s’est laissé un peu égarer par sa chimère d’une comédie exactement ressemblante à la vie ; d’une comédie où il n’arrive, extérieurement, presque rien et où les principaux événements sont les sentiments des personnages ; d’une comédie absolument simple, plus simple encore, quant à la fable, que Bérénice ou Amants (cette Bérénicette). C’est un nouvel épisode de l’histoire éternelle des amants. Dans la première pièce amoureuse de M. Donnay, les amants se quittaient sans mensonge. Dans la Douloureuse, ils étaient séparés par un mensonge réciproque. Dans l’Affranchie, l’amant souffre moins d’un mensonge précis de sa maîtresse que de la découverte qu’il fait de son habitude de mentir, et il se débat moins contre tel ou tel mensonge que contre une menteuse. — Mais comme cette menteuse presque involontaire est une femme qui aime, cela forme quelque chose d’extrêmement complexe et embrouillé, qui demeure mal connu de celle même qui ment et de celui à qui elle ment ; quelque chose enfin de trop fuyant et de trop insaisissable pour être proprement dramatique. C’est du moins mon impression.

Voici les faits. Roger Chambrun est l’amant d’Antonia de Maldère, une dame libre, riche, de condition sociale un peu indécise. Roger a pour marotte la loyauté en amour. « Tu es libre, dit-il à Antonia ; et, le jour où tu ne m’aimeras plus, dis-le-moi franchement ; je ne te ferai aucun reproche. Pourquoi mentir, et souffrir ou faire souffrir inutilement ? » Roger est sans doute naïf de croire, ou que cette franchise est possible, ou qu’elle supprimerait la souffrance, ou que l’on connaît toujours le moment où l’on a cessé d’aimer. Mais les gens les plus spirituels peuvent avoir de ces naïvetés.

Or, au premier acte, Antonia ment à Roger, en lui faisant un récit arrangé de sa vie, et en lui contant qu’elle est veuve, alors qu’elle est divorcée et qu’elle a été chassée par son mari. — Au deuxième acte, Roger découvre ce premier mensonge, et Antonia lui en fait un second à propos d’une photographie d’un de leurs amis, Pierre Lestang. — Au troisième acte, Roger découvre ce second mensonge et que, dans l’entr’acte, Antonia est devenue la maîtresse de Pierre. Il lui dit son fait ; elle lui jure qu’elle n’a pas cessé de l’aimer ; elle lui avoue, avec les apparences d’une horrible franchise, qu’elle s’est donnée à Pierre par une curiosité perverse et inepte : mais Roger ne la croit plus ; il est plus irrité encore de ce perpétuel et inextricable mensonge que de la trahison elle-même ; et, Antonia étant tombée à la renverse sur un canapé, il sonne sa gouvernante et dit : « Soignez madame ; elle est peut-être évanouie. »

Ce « peut-être » est le mot final ; et le malheur, c’est qu’il pèse sur toute la pièce. — Lorsque Antonia, à Venise, au clair de lune, improvisait une version romanesque et avantageuse de son passé, elle ne s’apercevait peut-être pas qu’elle mentait ; ou, ce qu’elle en faisait, c’était pour plaire à son amant, et c’était peut-être moins par vanité ou par ruse que par amour. Lorsqu’elle s’est livrée à Pierre Lestang pour savoir comment était fait un homme à qui sa maîtresse a naguère logé une balle dans la tête, peut-être se méprisait-elle elle-même ; peut-être aimait-elle toujours Roger, comme elle l’assure ; et les lettres si enflammées et si tendres qu’elle lui écrivait étaient peut-être sincères. Et elle sera peut-être désespérée si Roger l’abandonne. Le cas d’Antonia est vrai. Il est très vrai qu’elle ignore, sur elle-même, la vérité. Il est très vrai que beaucoup de femmes, et quelques hommes pareillement, ne savent rien de l’arrière-fond de leurs âmes, ni s’ils aiment, ni qui ils aiment, ni comment et dans quel degré, ni s’ils mentent, ni pourquoi ils mentent. Mais le public, lui, veut savoir. Il veut voir clair, même où la vérité veut qu’il ne fasse pas clair. Il ne se laisse pas congédier sur un « peut-être ». C’est aussi bête que cela ; et c’est pour cette raison que l’Affranchie a finalement déconcerté la foule, en dépit du talent de l’auteur, qui n’a pas diminué ; en dépit du rôle adorable de Juliette, sœur de la petite Alice Doré de Sapho, mais moins « brebis » ; en dépit du five o’clock de perruches du deuxième acte, et des mots charmants, et des mots profonds, et de la psychologie pénétrante et souple, et de la grâce partout répandue.

Notez que le sens même du titre reste incertain. Il signifie, je crois, que l’« affranchie » Antonia a conservé des habitudes d’esclave. Je ne saurais cependant l’affirmer.

Mais est-ce que par hasard M. Maurice Donnay ne pourrait pas nous montrer un drame survenu dans un ménage régulier ?